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mardi 2 avril 2024

Formation des enseignants : « Les propositions de réforme empruntent une voie opposée à l’idée d’une autonomie professionnelle »

Publié le 2 avril 2024

Patrick Rayou et André Robert, professeurs d’université et membres du Collectif d’interpellation du curriculum, s’inquiètent, dans une tribune au « Monde », qu’une réforme des contenus de la formation construite au prisme des neurosciences ne conduise à une « négation de la professionnalité enseignante ».

Dans plusieurs pays, Etats, provinces ou régions (Australie, Communauté française de Belgique, France, Québec…), à travers les perspectives de refonte de la formation des enseignants, se voit plus ou moins subrepticement remis en cause le modèle – pourtant accrédité depuis une bonne vingtaine d’années – d’un praticien qui réfléchit dans l’action, notamment en adaptant, concevant, voire créant, ses progressions et séquences d’enseignement avec le libre choix de ses méthodes. Référer à des programmes en vigueur dans le cadre d’une législation scolaire précise, ce modèle ne délie évidemment pas l’enseignant des obligations liées au statut de fonctionnaire en général, encore moins des préconisations formulées dans les référentiels de métier en particulier.

En France, « le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation » contient, sous la rubrique Compétences communes à tous les professeurs, en plus de celles de « mettre en œuvre » et « animer », la mention significative du verbe « construire », appliquée aux situations d’enseignement et d’apprentissage. Le code de l’éducation, par ailleurs, retient très explicitement en son article L 912-1-1 une formulation déjà utilisée dans la loi Fillon de 2005 : « La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection. »

Or, au diapason de ce qui s’observe notamment en Australie avec les « Australian professional standards for teachers » ou au Québec avec le projet de loi L 23 (largement critiqué par de nombreux chercheurs de cette province), les actuelles propositions françaises de réforme des contenus de formation des enseignants empruntent une voie opposée à l’idée d’une autonomie professionnelle des praticiens dans leur activité d’enseignement.

Conception restrictive de l’activité enseignante

Nous nous référons ici à un projet du groupe de travail 2 (GT2), « formation et ressources » du conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN), prenant la forme d’un texte, non transmis au grand public, adressé en février 2024 aux seuls directeurs du réseau des INSPE (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation), avec statut de document intermédiaire, sollicitant de la part de ces derniers des « commentaires ». Nous relevons que, sur neuf des membres le composant, ce groupe comprend six, voire sept chercheurs se réclamant de références académiques aux neurosciences.

Nous n’ignorons pas que la version finale de ce projet sera probablement différente. Il nous semble néanmoins que, dans son organisation, la nature des thèmes abordés, la bibliographie proposée, ce document s’inscrit dans le droit fil des textes déjà publiés par le CSEN et mérite l’examen critique de sa conception restrictive de l’activité enseignante.

Ce texte suppose que les savoirs, non interrogés en eux-mêmes, se transmettent directement, sans contexte ni milieu, sur le modèle de l’« instruction directe » dont plusieurs notions sont mobilisées. La création d’un milieu semble se réduire à « créer et maintenir un environnement d’apprentissage propice et sûr » pour que les individus s’y développent au mieux. Cette vision d’une école hors sol a deux conséquences notables. En matière d’apprentissage, l’élève visé est un élève abstrait, introdéterminé, sans appartenance sociale ni milieu scolaire particulier : on recherche et développe sa motivation intrinsèque et on s’abstient de parler même seulement de mobilisation de ressources. L’activité des élèves, désocialisée, et leurs comportements font l’objet d’une « gestion » détachée des processus d’apprentissage complexes et contextualisés.

En matière d’enseignement, ayant réduit les apprentissages à la réalisation de tâches parcellisées, le texte ne peut voir dans l’acte d’enseignement qu’une simple technologie proposant des méthodes détachées des savoirs et des exercices. Il recourt à une panoplie de moyens supposés renforcer l’efficacité pédagogique (sur le modèle des kits tels que ceux proposés aux enseignants britanniques par l’Education Endowment Foundation). La formation à l’évaluation consiste essentiellement à rendre l’enseignant capable de traiter les résultats obtenus par les élèves. Adoptant sans recul les préconisations de cette méthode dite d’instruction directe, ce projet constitue, de fait, une négation de la professionnalité enseignante.

Simples exécutants

Ce document confirme les orientations inquiétantes avancées par le CSEN dans plusieurs publications antérieures. Dans L’école éclairée par la scienceun ouvrage publié en 2021 chez Odole Jacob sous la direction de Stanislas Dehaene, est déjà déclarée la supériorité de la « recherche translationnelle » sur toute autre forme de recherche. Importée de l’univers médical dans l’éducation, elle est principalement fondée sur les résultats des neurosciences, centrée sur le modèle expérimental du laboratoire et où les praticiens (informés des résultats de ladite recherche) sont finalement perçus au mieux comme des collaborateurs, mais surtout comme des exécutants, reconnus intelligents mais restant au fond en situation de dépendance.

Nous osons espérer que le projet évoluera dans un sens autre que celui défini par cette conception étroite issue d’un certain courant de la neuroéducation, proclamée seule vraie science de l’éducation. Non que, selon nous, les apports réels des neurosciences, fondés sur l’imagerie du cerveau et des expérimentations en laboratoire, doivent être écartés d’une nouvelle formation des enseignants, dont le besoin existe indéniablement.

Mais, sans se priver des recherches et des méthodes relevant d’autres paradigmes scientifiques prenant en compte la complexité et la diversité des situations de classe, nous faisons nôtres, pour les transposer à la formation, les recommandations de l’Unesco (Repenser nos futurs ensemble, 2021) : « L’éducation n’est pas un champ auquel on applique les résultats extérieurs d’expériences et d’études, mais d’abord un champ propre d’enquête et d’analyse… Aussi solides et vitales que soient les informations issues des sciences de l’apprentissage, elles n’englobent pas pour autant tout le champ de l’éducation. L’apprentissage ne se résume pas à la cognition (…). Les neurosciences appliquées à l’apprentissage devront davantage replacer leurs observations dans les contextes variables et complexes où se déroule l’éducation. »


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