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dimanche 31 mars 2024

Au Québec, l’humour inclusif, ça s’apprend

Par  (Montréal, correspondante)  Publié le 30 décembre 2023

Faire rire, c’est du boulot. A quelques jours de la présentation de leur spectacle de fin d’année, le 12 décembre au Club Soda, l’un des cabarets mythiques de Montréal, les étudiants de l’Ecole nationale de l’humour (ENH) peaufinent leurs sketchs. Dans une salle de répétition plongée dans l’obscurité, pour se mettre dans l’ambiance du grand soir, un couple roucoule sur une mielleuse chanson d’amour au son d’un ukulélé désaccordé. Quand, brutalement, la jeune femme rompt le charme et plante son conjoint déconfit. « Je suis lesbienne », s’exclame-t-elle en s’enfuyant avec sa « blonde »(« copine », en québécois).

L’effet de surprise fonctionne, mais, sur scène, les apprentis humoristes Audrey Saurette et Frédéric Madore réfléchissent à une manière de muscler leur chute. « Et si tu la poursuivais avec ton ukulélé, en susurrant “tu es sûre que c’est pour toujours ?” », propose un de leurs camarades. Le duo retourne en coulisses, refait son entrée et teste la nouvelle version. Adoptée à l’unanimité sous les éclats de rire et les applaudissements des deux professeurs qui encadrent la jeune troupe.

La « cuvée 2024 » des étudiants, qui sortiront de l’école en juin, est, pour la troisième année d’affilée, paritaire : six garçons et six filles entre 21 et 41 ans. La directrice, Louise Richer, fondatrice, en 1988, de ce conservatoire de l’humour unique au monde pour le diplôme d’Etat qu’il délivre, n’est pas peu fière d’avoir accompagné ce lent mouvement de féminisation d’un milieu longtemps considéré comme un boys club misogyne. Dans les années à venir, ces douze élèves sont appelés à devenir la relève sur les planches québécoises, dans une province où l’humour est devenu, à l’image de leurs sketchs, moins une morsure portée à la société qu’une introspection des tourments de chacun.

A l’entrée de l’école, les affiches des spectacles des anciens élèves. 
L’actrice québécoise Louise Richer, directrice et fondatrice de l’Ecole nationale de l’humour, à Montréal, le 29 novembre. 

Chevelure blanche et rire adolescent, Louise Richer, 70 ans, se remémore avec malice les inepties qu’elle a pu entendre quand l’idée lui est venue, au mitan des années 1980, de former des « professionnels » de l’humour. Dans les locaux de son établissement, perchés au septième étage d’un immeuble de bureaux sans âme, bordant un grand boulevard montréalais, mais avec vue à 360 degrés sur la ville, elle s’amuse à imiter les mises en garde des uns et des autres. « Mais, enfin, Louise, l’humour, c’est inné : on en a ou on n’en a pas ! L’humour ne s’apprend pas. » Ce à quoi la jeune Louise rétorquait inlassablement : « Et la musique, ça ne s’apprend pas ? Et la peinture, et le cinéma, c’est inné ? » « Cela dénotait surtout le manque de considération pour cet art jugé mineur, raconte-t-elle, trente-cinq ans plus tard. Il a d’ailleurs fallu attendre 2022 pour que le Conseil des arts et des lettres du Québec reconnaisse l’humour comme une discipline à part entière. »

La réussite de ses anciens élèves, dont les portraits sont affichés à l’entrée de l’école comme autant de promesses de gloire, a consacré la notoriété de l’ENH à travers tout le Québec. Aujourd’hui, Suzie Bouchard (diplômée en 2020), Mathieu Dufour (2017), Katherine Levac (2013), Louis-José Houde (1998), François Bellefeuille (2007), Martin Matte(1995)… enchaînent les spectacles dans toute la province, squattent les émissions humoristiques dont les médias québécois regorgent, inventent de nouveaux formats sur les réseaux sociaux.

Des étudiants de l’Ecole nationale de l’humour répètent leur spectacle en vue d’une représentation. 

Certains, comme Roman Frayssinet, un Français venu se former à l’école en 2015, aujourd’hui valeur sûre de la scène comique hexagonale et acolyte de Mouloud Achour sur Canal+, assurent à l’établissement une aura dans tout le monde francophone. Le succès de ces « ex » suscite des vocations. Chaque année, plus de cent cinquante candidats se pressent aux portes de l’établissement. Une douzaine seulement est retenue pour une formation de deux années en « création humoristique », une petite dizaine pour le cursus d’un an en « écriture humoristique », les deux filières délivrant, au même titre que pour des études de médecine, de droit ou d’ingénieur, un diplôme reconnu par le ministère de l’éducation.

Les postulants doivent présenter une vidéo de cinq minutes sur le thème de leur choix. Pour convaincre le jury, Yasmina Léveillé, 26 ans, a osé une entrée en matière très personnelle. Cette gracile jeune femme a révélé un tabou de son enfance : pendant des années, elle a associé le mont Saint-Bruno, une petite montagne située à une vingtaine de kilomètres de Montréal, au souvenir de sa professeure de ski dont elle était tombée amoureuse. Mais il lui était alors impossible de « s’avouer » cet amour homosexuel.

Homophobie, transphobie, grossophobie

« J’ai raconté aux jurés cette superstition qui m’a poussée pendant des années à éviter de jeter un seul regard sur cette montagne, convaincue que cela me permettait d’échapper à qui j’étais. C’était drôle et tragique à la fois, mais l’école m’a acceptée en me disant : “Tu as le droit d’être qui tu es.” Il y a des humoristes blancs, hétéros avec une maison en banlieue et des enfants, qui font rire ; je me suis dit qu’il y aurait de la place pour mon humour différent. »

Un humour plus en phase avec l’époque. Hier lame acérée portant une critique radicale contre l’autorité – religieuse ou politique –, le rire a changé de nature pour se replier sur des enjeux plus personnels, voire intimes. Les relations de couple, les questions d’identité de genre ou d’orientation sexuelle, l’homophobie, la transphobie ou la grossophobie figurent parmi les sujets de prédilection des nouveaux stand-uppeurs québécois.

« C’est une affaire de générations », estime Christian Vanasse, humoriste et chargé des cours de sciences politiques et d’improvisation. « Ceux qui arrivent aujourd’hui sont des éco-anxieux, ils appartiennent également tous à la génération post-#metoo. Ils considèrent que l’humour reste leur meilleure arme pour affronter et dénoncer l’absurdité du monde, mais ils en usent sans doute différemment de leurs aînés. »

L’humoriste-enseignant essaie de leur inculquer la différence subtile entre les blagues punch down et punch up. Les premières se moquent d’un groupe déjà stigmatisé – les femmes, les personnes homosexuelles, les Noirs… –, quand les secondes s’approprient les revendications de ces groupes discriminés pour se moquer des puissants. Il faut continuer à rire de tout, argue Christian Vanasse, mais l’amuseur doit veiller à ne pas diviser davantage une société déjà fracturée. « Je leur répète souvent l’adage de Spider-Man “with great power, comes great responsability” » (« un grand pouvoir implique de grandes responsabilités »).

Cette injonction au rire inclusif explique peut-être la réticence qu’éprouvent les étudiants, autant que les artistes de la scène québécoise déjà installés, à s’emparer de la satire sociale ou politique. Ce renoncement à la transgression en hérisse quelques-uns. Dans un essai au vitriol sur le Québec, Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac, 2017), l’écrivain québécois Mathieu Bélisle consacre un chapitre à « ces humoristes passés maîtres dans l’art de débiter des insignifiances (…) qui ont abandonné toute prétention à jouer un rôle utile, ou simplement significatif, au sein de la société ». Louise Richer balaie l’accusation d’un revers de main. « Les humoristes sont à l’image de la société. Ils ne sont pas moins engagés qu’auparavant, mais leur engagement s’est diversifié. »

Isabelle Sasseville suit la filière écriture à l’Ecole nationale de l’humour. 

L’ère des grands bouillonnements politiques a fait long feu, estime-t-elle. Dans les années 1960, les artistes québécois ont participé, avec leurs numéros grinçants, à faire tomber de son piédestal l’Eglise catholique, qui s’imposait alors dans toutes les structures de la société, publiques et familiales. Quelques années plus tard, ils se sont mobilisés autour du combat pour la souveraineté du Québec. Mais l’échec du second référendum sur la question, en 1995, a sans doute sonné le glas des grands idéaux, reconnaît Louise Richer.

« Dieu est mort, Marx est mort, et moi-même, je ne me sens pas très bien », fait-on dire à Woody Allen. Les étudiants de l’ENH aussi s’auscultent et se racontent beaucoup. Mais ils se défendent d’être tombés dans un humour inoffensif et émollient. « Le seul fait d’être une femme, seule, sur scène, reste un acte politique », s’exclame Isabelle Sasseville. Cette diplômée du Conservatoire d’art dramatique de 38 ans a fait dix années de secrétariat avant d’oser se relancer dans une carrière artistique en intégrant l’ENH à la rentrée dernière, dans la filière écriture. « La somme des oppressions que je vis au quotidien, en tant que femme, nourrit mon matériau humoristique », assure-t-elle.

Masculinité toxique

La « star » Katherine Levac, 34 ans, sortie de l’école il y a dix ans, est également convaincue que partir de l’intime pour assurer la connexion avec le public n’est pas incompatible avec le fait de porter un regard aiguisé sur le monde. « Sur scène, je parle de mon homosexualité et de la famille homoparentale que j’ai constituée, parce que c’est ma vie, explique la comédienne dont le prochain spectacle s’intitule L’Homme de ma vie. Mais j’aborde une multitude d’autres thématiques, de mes origines franco-ontariennes avec mon français truffé d’anglicismes qui fait hurler les Québécois aux modes de vie spectaculairement différents entre les villes et les campagnes, jusqu’aux suicides des agriculteurs ! Cela dit mon engagement dans la société dans laquelle j’évolue. »

Le succès rencontré depuis deux ans, à travers tout le Québec, par le Womansplaining Show, un spectacle monté par des humoristes féministes qui s’en prennent à la masculinité toxique et au patriarcat, prouve d’ailleurs que, quelles que soient les citadelles que l’on choisit d’assaillir, « ce qui valide l’exercice humoristique, hier comme aujourd’hui, reste le rire qu’il déclenche », défend Louise Richer. Dans une chronique diffusée le 18 janvier dans l’émission « Clique », sur Canal+, son ancien élève Roman Frayssinet rappelait avec justesse : « L’humour, c’est très cruel. Ce n’est pas comme la peinture (…) ça n’existe pas “l’humour contemporain”. Soit ça rigole, soit c’est de la merde ! »

Le public québécois s’essaie lui aussi à l’exercice. Depuis 2017, par exemple, le comedy club Le Bordel, à Montréal, accueille deux fois par semaine des quidams désireux de tester leur capacité à faire rire, lors de soirées open mic (« micro ouvert »). « Les retraités, les avocats, les profs se sont lancés là-dedans avec le même enthousiasme que lorsqu’ils s’étaient entichés de saut en parachute, s’amuse François Tousignant, diplômé de l’ENH, devenu à son tour enseignant.Cela montre surtout le rôle décisif que l’école a joué dans l’écosystème du rire au Québec : elle a nourri la scène de l’humour en y essaimant des artistes de bon niveau, elle s’est nourrie des vocations qu’elle a suscitées en prouvant qu’apprendre à faire rire était un rêve accessible à tous. »

Dans ce pays de conteurs où l’humour est une véritable industrie, l’ENH se défend de produire à la chaîne des « ouvriers du rire », avec des recettes à dupliquer pour voir les foules se gondoler. Elle entend enseigner le b.a.-ba des procédés en écriture humoristique tout en prenant soin d’aider chacun à cultiver son originalité. Et l’apprentissage ne se fait pas sans sueur ni larmes.

Lauriane Lalonde, étudiante en “création humoristique”. 

« Cela peut-être très déstabilisant, confirme Lauriane Lalonde, étudiante de 24 ans qui a intégré l’école en 2022 après un master de journalisme dont elle ne savait que faire. On nous apprend à savoir occuper une scène, à synthétiser et à amener nos idées plus loin. Mais il y a toujours un moment où, seule sur scène, tu te poses les questions essentielles : qui suis-je ? Qu’ai-je à dire qui mérite que les gens déboursent quelques dollars pour venir me voir ? » Cette nécessaire mais douloureuse introspection la pousse régulièrement à se réfugier dans le bureau de l’assistante sociale-psychologue employée par l’établissement. Certains soirs, après avoir passé la journée à rater des sketchs, sans faire rire quiconque, bosser sur l’estime de soi lui permet de retrouver le courage de revenir le lendemain.

Entre les cours, la petite troupe d’élèves s’égaye dans la salle à manger pourvue d’une kitchenette, avec vue sur le vieux pont Jacques-Cartier enjambant le fleuve Saint-Laurent. Un peu à l’écart, sous la maxime « je pense donc je ris » inscrite sur les murs, Florent Gay, 32 ans, met la dernière main à l’écriture d’une série télévisée parodique. Ce jeune Montpelliérain, ex-conseiller en démarrage d’entreprise installé au Québec depuis cinq ans, a changé de voie en début d’année pour tenter sa chance dans l’écriture humoristique.

Français installé au Québec, Florent Gay est venu apprendre les techniques d’écriture humoristique à l’ENH. 

« Sponsorisé » par son épouse, explique-t-il en riant, qui l’aide à s’acquitter des 9 200 euros de frais de scolarité de son année d’apprentissage, Florent Gay espère que l’ENH, « un monument national au Québec », lui permettra de gagner du temps dans sa carrière. Après s’être frotté, au sein de l’académie, aux mécaniques d’écriture et aux techniques de production, ce fan de la bande de Charline Vanhoenacker sur France Inter se verrait bien lancer ses propres contenus sur les plates-formes numériques Twitch ou YouTube, dont il est convaincu qu’elles incarnent le « futur du divertissement ».

La concurrence et la popularité de ces plates-formes (TikTok, Instagram…), sur lesquelles explosent de jeunes comiques autodidactes qui se sont formés dans leur chambre face à leur téléphone, bousculent « l’institution ». Mais Louise Richer n’est pas inquiète. « Contrairement aux chansons que l’on peut ressasser pendant des décennies, l’humour est un produit de consommation périssable. L’école a prouvé qu’elle était un lieu d’incubation et d’expérimentation capable de s’adapter et d’embrasser l’air du temps. »

Dans la salle de classe d’Antonio Di Lalla, enseignant en « français et création », les élèves se prêtent à tour de rôle à un exercice, parfois cruel, qui consiste à voir leur sketch décortiqué par leur prof et leurs camarades. « Elle est dépressive ta chute », lance l’un d’eux à une étudiante qui ne s’en formalise pas. Une autre bute sur son texte et s’exclame : « Câlisse [un juron québécois] ! Que c’est compliqué l’écriture inclusive ! »


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