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vendredi 5 avril 2024

Au Maroc, un trafic de nouveau-nés relance le débat sur les nombreux abandons

Par  (Casablanca (Maroc), correspondance)  Publié le 4 avril 2024

Alors qu’une révision du code de la famille est attendue, les associations plaident pour la reconnaissance systématique de la paternité avec un test ADN et réclament une réforme de la kafala, cette prise en charge spécifique au droit marocain qui ne donne droit ni à la filiation ni à l’héritage.

Des enfants jouent après le tremblement de terre meurtrier, à Amizmiz (Maroc), le 10 septembre 2023. 

Le coup de filet est aussi peu banal qu’inquiétant. Interpellés fin janvier, à Fès (Maroc), des médecins, des infirmières, des personnels administratifs et des agents de sécurité sont soupçonnés d’avoir vendu des nouveau-nés à des familles souhaitant adopter. Les prévenus font face à plusieurs chefs d’accusation, dont ceux de traite d’êtres humains et de corruption. Une première audience devant le juge, le 19 mars, a permis d’entrevoir l’ampleur du trafic : sur les bancs des accusés, pas moins de trente-quatre personnes, dont une partie opéraient depuis trois hôpitaux publics de la ville.

Bien qu’il soit qualifié d’« extraordinaire » par sa taille, l’existence d’un tel réseau ne surprend pas les acteurs engagés dans la prise en charge des enfants abandonnés. En 2010 déjà, une précédente affaire, à Casablanca, avait défrayé la chronique. A l’œuvre cette fois-là, une sage-femme retraitée qui réclamait en moyenne 3 000 euros par nouveau-né. Grâce à la complicité de fonctionnaires, les nourrissons étaient même inscrits à l’état civil.

Comme à Casablanca, des mères célibataires auraient été complices du trafic découvert à Fès, ce qui jette une nouvelle fois la lumière sur les « deux visages d’un même problème », avance le socioanthropologue Chakib Guessous. D’un côté, des filles mères enceintes, confrontées à l’opprobre de leur famille, alors que les relations sexuelles hors mariage sont passibles de prison et que l’avortement est interdit. De l’autre, des bébés abandonnés car non désirés ou dont la prise en charge s’avère compliquée en l’absence d’un père inconnu ou qui se refuse à reconnaître son enfant.

Une prise en charge erratique

Difficile, cependant, de quantifier le nombre exact d’abandons. Si la présidence du ministère public chiffrait à 1 649 le nombre des enfants légalement abandonnés en 2018, l’Unicef avait estimé en 2008 qu’ils étaient quatre fois plus nombreux. En 2011, une onde de choc avait été provoquée par la publication d’une étude de l’Institut national de solidarité avec les femmes en détresse (Insaf) : elle recensait plus de 210 000 mères célibataires entre 2003 et 2009.

A Casablanca, les « abandons sauvages » de nouveau-nés se produisent en pleine rue ou devant la porte d’une mosquée. Ils seraient plus de 300 en moyenne à être retrouvés dans la métropole chaque année, morts ou vivants, selon l’Insaf. « Mais on ne sait rien de ceux qui sont pris par des inconnus et qui ne sont pas signalés à la justice », observe sa présidente, Meriem Othmani, qui dénonce les risques d’exploitation pesant sur ces enfants. Les autres démarrent leur vie dans un centre géré par une association ou dans un établissement de protection sociale (EPS) relevant de l’Etat.

Créés en 2006, les EPS ont remplacé les orphelinats, peu surveillés et pas aux normes. En 2021, près de 4 000 enfants abandonnés étaient hébergés dans ces structures, selon une enquête du ministère de la famille et de l’Unicef. Non sans difficultés : le rapport soulignait la prise en charge erratique des mineurs, basculés d’un centre à l’autre, sans que leur âge ne soit pris en compte. Dans les EPS sondés, les trois quarts des enfants abandonnés de moins de 6 ans vivaient aux côtés de bénéficiaires de plus de 18 ans, eux-mêmes victimes d’une scolarité « chaotique ». Un parcours qui ne leur permet « ni d’intégrer le monde du travail, ni de poursuivre des études supérieures », notaient les auteurs de l’étude, précisant que « le risque de retourner dans la rue ou de tomber dans la délinquance est alors plus grand ».

Des financements insuffisants

Les associations consultées, tout comme la Cour des comptes, relèvent encore l’insuffisance des financements alloués aux EPS par l’Etat. Ils ne dépasseraient pas, dans certains cas, 300 dirhams (environ 28 euros) par pensionnaire et par mois. « Pas de quoi couvrir les besoins basiques », regrette Hafida El Baz, de l’Association marocaine de l’orphelin.

S’il arrive que des enfants abandonnés quittent les EPS pour être remis à des proches, quand la filiation est possible, la kafala est pour la majorité de ceux en bas âge l’unique voie pour rejoindre une famille. Près de 2 000 sont enregistrées chaque année, mais cette prise en charge spécifique au droit marocain, qui prohibe l’adoption, ne donne droit ni à la filiation ni à l’héritage. Elle doit donc être changée, « pour garantir l’égalité de tous les enfants, comme le veut la Constitution », s’insurge Fatima El Wafi, fondatrice d’Osraty, une association qui regroupe des couples ayant eu recours à la kafalaVoté en 2011, le texte se confronte encore à la jurisprudence islamique, tout comme la convention internationale des droits de l’enfant, pourtant ratifiée par le Maroc en 1993.

Très attendue, la révision du code de la famille, la Moudawana, va-t-elle inscrire dans le marbre les avancées réclamées par les associations de protection des enfants abandonnés ? L’expérience de la première réforme, intervenue en 2004, avait quelque peu échaudé leurs membres, qui avaient salué à l’époque un pas en avant, tout en soulignant des lacunes persistantes.

Ainsi, les ONG veulent la reconnaissance systématique de la paternité par un test ADN, « afin de garantir la filiation de l’enfant », mais souhaitent que toute réécriture de la Moudawana s’accompagne d’une refonte du code pénal. Un chantier maintes fois annoncé et sans cesse reporté… Quant à la kafala, il y a peu de chance qu’elle soit modifiée, prévient Chakib Guessous, qui espère toutefois que les familles d’accueil, une solution alternative aux centres d’hébergement, soient légalisées. « Des expérimentations convaincantes ont eu lieu », assure le chercheur.


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