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lundi 26 juin 2023

Reportage «Cette drogue nous massacre» : Philadelphie face aux ravages de la xylazine

par Julien Gester, envoyé spécial à Philadelphie   publié le 20 juin 2023

Désignée par l’administration Biden comme «la drogue la plus mortelle ayant jamais menacé les Etats-Unis», cette nouvelle substance se répand à travers le pays, décuplant le désastre humain causé par la crise des opioïdes. Des ravages dont les âmes en peine du quartier de Kensington se trouvent tragiquement aux avant-postes. 

Les deux hommes s’étreignent presque, face à face et à 10 ou 20 centimètres à peine l’un de l’autre, tout contre le rideau de fer baissé d’une échoppe en déshérence. Le plus grand a le visage qui se colore à mesure qu’il comprime sa mâchoire et retient son souffle pour épaissir les veines de son cou. Ses traits émaciés soudain gonflés par l’afflux d’air et de sang, le regard mi-clos, il semble sur le point de chanceler. Mais il tient comme en appui sur l’aiguille que l’autre lui décharge dans la jugulaire, très doucement. A leurs pieds, sur le bitume, une jeune femme avachie, l’œil à la dérive et une seringue en évidence derrière l’oreille, logée là telle une cigarette fraîchement roulée. Autour, un attroupement traînard de silhouettes toutes plus décharnées les unes que les autres, sans attention aucune pour l’intensité de ce tête-à-tête. L’une mange une glace saupoudrée de vermicelles multicolores. Un autre est accaparé par un jeu à gratter. Passent deux voitures de police, en toute indifférence, tandis qu’une procession de collégiens défile cartable à l’épaule sur le trottoir d’en face – c’est le milieu d’après-midi, l’école est finie.

La scène se déroule à l’ombre des arches d’acier bleu-vert du métro aérien qui vertèbre le quartier de Kensington, via l’avenue du même nom, balayée en cette fin de printemps par un vent qui porte des odeurs d’urine, de plastique brûlé et de putréfaction. Ce faubourg fait de rangées de maisonnettes de briques décaties et de terrains vagues du nord-est de Philadelphie fut naguère le bastion d’une certaine prospérité ouvrière. Il a éprouvé depuis des décennies de désindustrialisation et de déclassement, au bout desquels Kensington a acquis la renommée nationale d’une sorte de capitale du commerce et de la consommation de stupéfiants au grand jour. Un microclimat irrigué par les déferlements successifs de méthamphétamine, de crack, ou surtout d’héroïne, dont la réputation d’être ici plus pure et moins chère qu’ailleurs aura longtemps drainé une forme de tourisme toxique, attirant des consommateurs de toute la ville et bien au-delà, venus se fondre dans une population de centaines de sans-abri captifs du quartier, ses ivresses et ses emprises.

«Le pire c’est ces trous dans la chair, rongée»

Ces quinze dernières années, le coin est devenu aussi un foyer de la crise des opioïdes, à mesure que le fentanyl, un analgésique de synthèse surpuissant, gagnait du terrain sur l’héroïne jusqu’à la remplacer dans les sachets monnayés 5 à 10 dollars (4,5 à 9 euros). Avec pour effet de décupler à la fois la dépendance, le risque d’overdose, le supplice du manque et la difficulté de décrocher – l’agence fédérale dédiée à la prévention des risques sanitaires décrit le fentanyl comme «cinquante fois plus fort que l’héroïne».Alors que les overdoses tuent désormais plus de 100 000 personnes chaque année aux Etats-Unis (bien plus que les armes à feu et les accidents de la route réunis), entre deux tiers et trois quarts de ces décès sont causés par des opioïdes illicites, fentanyl en tête. A Philadelphie, cette proportion était plus élevée encore en 2021, année record – et la dernière décomptée à ce jour –, avec près de 82%, parmi lesquels une portion à la fois considérable mais difficile à quantifier d’usagers venus à la défonce quotidienne à la suite d’une prescription médicale d’antidouleurs.

Mais, vu de Kensington, l’horreur du déferlement de fentanyl paraît aujourd’hui presque un moindre mal. Désormais, la came qui s’écoule sur l’avenue – depuis les poches de dealers opérant aux coins des rues adjacentes, ou à l’intérieur même des épiceries logées sous le métro – contient presque toujours une autre substance, qui ajoute à la dévastation des corps et des existences alentour : la xylazine. Ce sédatif et anesthésiant pour animaux, pilier des pharmacopées vétérinaires depuis les années 60, a été ces dernières années massivement détourné de son usage licite pour devenir l’ingrédient presque omniprésent de ce que l’on s’injectait à Philadelphie, à présent détecté dans l’ensemble du pays – l’agence fédérale de lutte antidrogue en a saisi, mêlée à du fentanyl, dans 48 des 50 Etats américains.

Mi-avril, l’administration Biden l’a désignée comme une menace émergente pour le pays – une procédure inédite en matière de stupéfiants –, déclarant que «la drogue la plus mortelle ayant jamais menacé notre pays, le fentanyl, est désormais rendue plus mortelle encore par la xylazine», tandis qu’en Europe, le Royaume-Uni a officialisé fin mai un tout premier décès, survenu un an plus tôt.

Un expert vétérinaire cité par la Pittsburgh Post-Gazette estime que, pure, une demi-cuillère à café suffit à faire tituber un bestiau d’une demi-tonne. L’adjonction de la xylazine au fentanyl, dont l’origine et les effets comptent encore beaucoup d’inconnues, assomme ceux qu’elle intoxique et rend les opérations de secours beaucoup plus ardues en cas d’overdose (n’étant pas un opioïde, elle ne répond pas à la naloxone, l’antidote de référence pour en inverser les effets). La xylazine signe aussi ses ravages par l’apparition de lésions parfois vite très profondes sur les membres, dont le défaut de prise en charge et la nécrose accélérée conduisent à de fréquentes amputations. C’est ce qui a achevé de décider Anthony, quinqua à l’élégance pâteuse, à décrocher via un programme de désintoxication à base de méthadone après de longues années de dérive dans le quartier : «Le pire c’est ces trous dans la chair, comme rongée, brûlée jusqu’à l’os ! Après un mois et demi d’arrêt, je reprends un peu de poids, je vais mieux, mais mes plaies commencent à peine à guérir.» D’où l’un de ses surnoms de «zombie drug». Mais dans les rues de Philadelphie, on dit plutôt «tranq», ou «tranq dope».

«Je ne sais pas ce qu’il peut me rester de cette vie-là»

«C’était déjà épouvantable avant, et c’est devenu mille fois pire, de la folie. Ça sent la viande morte, tout le monde perd des bras, des jambes, des doigts», gémit Marion, tandis qu’elle remonte Kensington Avenue, pressée par on-ne-sait-quoi. Dans sa course sur quelques centaines de mètres, elle croise et passe sans un regard une suite de corps plus ou moins effondrés sur eux-mêmes, qu’ils gisent déjà au sol ou se tiennent encore, cassés en deux, sur leurs jambes hagardes, sursautant parfois, ou oscillant lentement à la lisière d’un état de stupeur chimique. L’un d’eux, un jeune type complètement évaporé, paraît s’enrouler sur lui-même dans un sac-poubelle bleu, la silhouette froissée tel un linge que l’on aurait jeté là, à même une volée de marches. Le poing contre la bouche, il paraît sucer son pouce.

A 45 ans, Marion a les traits coupants et un regard réduit à deux meurtrières à peine entrouvertes, qui semblent contenir toute la noirceur du monde. Elle a grandi et toujours vécu dans le quartier. Sa «consommation» remonte à vingt-cinq ans, après que des soins dentaires lui ont légué une dépendance à l’oxycodone, l’un des analgésiques à la source de l’épidémie d’opioïdes en Amérique du Nord«Dès les antidouleurs, c’était parti : j’étais accro, foutue, plus une chance. Je me suis ensuite vite rendu compte qu’un sachet d’héro était tellement moins cher qu’un cacheton d’“oxy”. Puis je me suis engouffrée dans la coke, le crack, chaque fois à fond…»

Elle a connu des phases de décrochage où elle a pu, brièvement, retrouver une mine plus ronde et une vie de famille – elle a deux enfants adultes qu’elle n’aura pas vu grandir. «Mais ça fait deux ans que j’ai replongé. J’ai eu des coupures longues aussi, des années en taule. A ma dernière sortie, j’étais pas préparée à combien la situation avait empiré, et les vies ici avec, à dormir sous des tentes, chier dans le caniveau, se piquer en pleine rue devant des gosses… Tout le monde vole tout le monde, sans se cacher. Tu te fais agresser, personne dit rien, personne n’aide… J’ai jamais rien vu de tel. Et à mon âge, je ne sais pas ce qu’il peut me rester à vivre de cette vie-là…»Le vrombissement du métro aérien qui passe recouvre sa voix alors que son regard se liquéfie. Le vacarme tu, il n’en reste plus qu’un filet voilé qui dit : «La tranq nous massacre, rien que par le manque. J’ai une amie qui en est morte en prison, malade du sevrage.»

«Si tu te shootais, tu finissais forcément ici»

C’est précisément cet horizon qui effraye de Danielle, 42 ans. Elle se présente calmement comme «en cavale, recherchée» par la police, après une histoire compliquée d’altercation ayant fait tomber le couperet d’une période de conditionnelle étirée sur près de vingt ans, d’arrestation en arrestation, depuis «un simple deal de coke»dans sa jeunesse. «Je pourrais toujours m’en sortir, retrouver ma vie,avance-t-elle, mais je ne peux me tirer d’ici qu’avec les menottes. C’est ça qui me terrifie : de me retrouver en prison, malade de manque, sans substitut possible, parce qu’ils n’ont toujours rien à te donner pour le mix fentanyl-tranq. Et d’en crever.» Elle vient de l’un des plus beaux quartiers de la ville, Chestnut Hill. «Kensington était connu dans tout le pays pour l’héroïne : si tu te shootais, qui que tu sois, d’où que tu viennes, tu finissais forcément ici. Au début, j’allais et venais, c’était un point de chute, ma cachette chaque fois que ma vie s’effondrait. C’est la même ville mais jamais j’y ai croisé personne de mon “autre vie” en quinze ans. Et ici je peux faire de l’argent, hors système, avec la prostitution… [comme beaucoup des femmes durablement implantées dans le quartier, ndlr] Maintenant je suis ici constamment. Je fais partie de cet endroit.»

«Au début du fentanyl, je faisais beaucoup plus d’overdoses, se rappelle-t-elle. Grâce à Dieu je suis encore là, mon corps s’est ajusté, même si c’est toujours affreux.» Quand la «tranq» s’est infiltrée dans le mélange, «je l’ai senti tout de suite». Elle en date l’émergence à quatre ans environ. «Ça me foutait plus mal, plus vite et plus fort. Et tu t’en “réveilles” déjà en manque donc tu dois y retourner, te repiquer plus rapidement. J’imagine que c’est l’idée, commercialement, que c’est comme ça que ça leur rapporte beaucoup plus d’argent.» «Je peux quasiment dire quand il y a plus de tranq ou de fentanyl, assure-t-elle. La tranq te dégomme. Ça rend encore plus vulnérable. Tu te fais voler, ou…» Elle décrit plusieurs situations où elle a repris connaissance face au trou noir de sa mémoire, en partie déshabillée, la peau couverte de marques, certaine d’avoir été violée. Et Danielle relate tout cela d’une voix affable et sans affect, sans que rien ne s’imprime sur son visage comme scindé en deux par la décoloration argentée de la moitié de ses cheveux.

On l’avait trouvée affairée au ménage du local du Last Stop, une sorte de havre de solidarités où de la nourriture et des vêtements sont distribués tandis que s’y tiennent chaque jour des réunions des Alcooliques anonymes et leur équivalent pour toxicomanes : «Je viens ici tous les matins, filer un coup de main, histoire de me sentir “proche” de la sobriété, de pouvoir me dire : un jour, ça peut être moi.» Derrière le comptoir, ce matin-là, il y a la blondeur, les tatouages et la gaieté comme fêlée de Beverly, 40 ans, qui a célébré la veille quatre années à être «clean», revenue de l’alcool, du cocktail héroïne-Xanax, de la crystal meth, du PCP… «Et j’aimais ça, à l’époque. Moi j’ai grandi avec l’héro qui était brune, pas comme cette merde toute bleue de maintenant, qui va soit te tuer, soit t’endormir. Je m’en méfie tellement… Je détestais déjà le fentanyl quand ça a commencé. Et pour ce qui est de dormir, je fais ça gratuitement tous les soirs !» grince-t-elle. Elle désigne les briques couvertes d’inscriptions et d’effigies christiques, à l’autre extrémité de la pièce, où se tiennent les sessions quotidiennes d’entraide : «Tu vois ce mur-là, à gauche ? On y met le nom de quiconque reste sobre un an. Et à droite, là, vers la porte, c’est les morts, les gens qu’on connaît et que la drogue a emportés. Ma sœur est sur ce mur, moi sur celui d’en face.»

«On dirait une zone de guerre»

Retour à la rue. Inratable dans son sweat orange qui accroche l’œil de loin, le corps du jeune homme tressaille, bondit et se convulse, les bras comme agités par les décharges d’une euphorie étrange : on croirait qu’il danse. Après quelques minutes à tournicoter au milieu de passants qui l’esquivent tant bien que mal, sa frénésie décélère, sa tête dodeline et son tronc commence à fléchir, doucement. Jusqu’à ce qu’il trébuche, presque au ralenti, et tombe inconscient, les membres sens dessus dessous, dans l’interstice du trottoir et d’une voiture garée là. Autour de lui se masse une nuée d’uniformes, qui s’efforce en vain de le ragaillardir, avant qu’une ambulance ne l’emporte, toujours à demi évanoui.

«C’est malheureux ! Le produit qui tourne ce matin doit être très sale, surchargé en tranq ou je ne sais quoi», flaire l’agent Zitter, de la police des transports. Il constate avec nous que c’est là la troisième personne à sombrer sur la même portion de bitume, en état d’overdose et en vingt minutes à peine, à la sortie du métro de l’intersection Kensington-Allegheny. Surnommé «K & A», c’est là le carrefour névralgique et très mouvementé de tous les commerces et transports licites comme illicites du quartier. Aussitôt arrivé, on avait aperçu une femme saisie d’une même fièvre chorégraphique avant de la voir tomber au pied des escaliers. Peu avant qu’un autre homme s’effondre, dans un bruit audible depuis l’autre côté du boulevard, la dope à peine injectée, sa seringue encore fichée dans le cou.

Au départ de l’ambulance, Zitter soupire, avec une mimique bonhomme : «L’hôpital les relâche dans deux heures. C’est un cercle vicieux, parce qu’ils ont encore les drogues en eux, se reshootent aussitôt dans la rue et peuvent refaire une overdose pire, cette fois peut-être sans retour.» Triturant ses fines lunettes, il admet volontiers que la mission de policier épouse dans ces parages des contours atypiques, et une relation autrement plus ductile à l’application des lois que dans le reste de la ville : «Officiellement, on est là pour s’assurer que l’accès du métro reste fluide. Mais un agent qui veut bien faire son boulot ici porte beaucoup de casquettes. La première étant de repérer ceux qui ont le plus besoin d’aide. Ça servirait à quoi d’arrêter deux types qui se piquent, quand t’en as vingt autres derrière frisant l’overdose ? Ça atteint un stade épidémique… La mission relève plus du triage qu’autre chose.»

Un autre observateur de la scène suggèrera que c’est là peut-être l’effet d’une de ces fréquentes opérations «échantillons gratuits» où les dealers se servent de leurs consommateurs comme cobayes humains de leur nouveau produit. Posté non loin, Cornell, agent à gilet fluo d’une organisation de prévention, se désole dans sa barbe blanche : «On ne se croirait pas en Amérique, hein ? On dirait une zone de guerre, vraiment… J’ai grandi dans le quartier d’à côté, j’en suis parti il y a cinquante ans pour rejoindre l’armée. Et je vous le dis : on croise moins d’amputés à l’hôpital militaire Walter-Reed qu’ici.» Accroupie juste derrière lui, tout au bord du trottoir, il y a une femme très jeune et très pâle sous son chignon mauve qui, seringue en main, vise avec soin le reflet de sa jugulaire dans un miroir de poche.

«En arrivant ici, ma conso a crevé le plafond. Et si j’essaie de me tirer, je dois rappliquer cinq heures après ou je vais me sentir mal.»

—  Frank, 21 ans

Les ravages propres à la xylazine ont conduit les associations à s’adapter, ciblant notamment les escarres nécrotiques qu’elle provoque. On a ainsi vu une escouade de bénévoles sillonner le quartier en quête de ces lésions, les nettoyer patiemment, les soigner avec une pommade «à base de miel» et les panser de propre, pour le compte des Savage Sisters, une association locale formée par d’anciennes toxicomanes pour répondre aux nécessités brûlantes de la rue, en offrant un refuge, des douches ou des soins aux victimes d’une condition qui, souvent, était encore il y a peu la leur. Parmi les agents de proximité des services municipaux déployés dans le quartier, on dit avoir constaté un tournant et sonné l’alarme «face à des besoins décuplés, en faisant de notre mieux sans tout de suite comprendre ce qui se passait, il y a deux, trois ans déjà», selon Carrie Wagner  bien avant que l’attention nationale ne se porte sur la xylazine, il y a seulement quelques mois. Shana Ventresca, son équipière clinicienne sur le terrain, détaille : «Personne n’aurait imaginé que ça puisse prendre un tour si horrible. Beaucoup de gens ne sont pas forcément prêts à endurer le sevrage que suppose une hospitalisation, alors il faut composer, trouver des solutions. Ils ont peur, ils traversent des états d’intense sédation, ils souffrent des effets conjugués du manque des opioïdes et de la xylazine, terribles, et surtout il y a ces plaies très complexes, dont la détérioration a entraîné la perte de parties du corps même chez des cas très proches de nous.»

«Nos équipes ont dû faire preuve de beaucoup d’agilité pour saisir puis faire face à l’évolution de la situation, décrit Tim Sheahan, avec notamment des prises en charge beaucoup plus lourdes [des overdoses], où il ne s’agit plus d’administrer une dose de naloxone comme on l’avait appris depuis quelques années, mais plusieurs, puis donner du bouche-à-bouche, appeler les secours, etc. On doit encore se débrouiller sans véritable protocole développé pour la xylazine.» Il est à la tête d’un département consacré aux sans-abri, qui s’efforce d’offrir des solutions de relogement, de désintoxication et de réduction des risques. Notamment à Kensington «puisque c’est de loin le point le plus chaud et le cœur des trafics» de la plus pauvre des très grandes villes américaines (1,6 million d’habitants) – par ailleurs en proie depuis quelques années à une forte poussée de violence et de la délinquance. Et ainsi les médias conservateurs type Fox News se plaisent souvent à brandir des scènes parmi les plus mortifiantes de la vie de ces rues, en guise d’épouvantail et d’emblème d’une prétendue décadence générale des métropoles aux mains des démocrates.

«Trop de douleur et nulle part où aller»

«On me parle du bon temps, de la bonne came. Moi j’ai connu que cette merde.» Frank a 21 ans, dont une année à Kensington, et les mains à la fois écorchées et tavelées d’éclats de peinture avec laquelle il marque les murs et les flancs de véhicules alentour. Il est arrivé du New Jersey voisin par un mélange d’atavisme, de curiosité et de nécessité. Son défunt père était du coin : «Il a grandi dans le quartier juste au-dessus. Et il est mort ici en 2016, du fentanyl. Moi je ne le voyais pas, ma mère n’était pas d’accord. J’ai grandi loin de ça, et quand je suis arrivé, j’étais choqué.» Il a un sourire d’une quiétude cireuse. «Je suis l’héritage paternel.»

«Et puis j’étais déjà à la rue. Ici il y a plein de ressources pour les sans-abri», poursuit-il, avant de vanter sa passion obsessionnelle du graffiti et de la photo, qu’il présente comme des piliers de la culture du quartier. Il montre fièrement l’une de ses œuvres, un visage peinturluré de bleu sur la portière d’une camionnette garée le long du trottoir où un feu a été allumé à partir d’un bidon d’huile à moteur, en plein jour, à même le bitume et à quelques mètres de l’intersection avec l’avenue. Des passants s’arrêtent et se penchent dessus le temps d’y allumer leur clope, tandis que quatre types encapuchonnés, assis en rang sur des valises et des cagettes en plastique près du brasier, se shootent méthodiquement, avant d’envoyer leurs seringues rallier les résidus de tas d’autres dont le sol est jonché..

Mais c’est bien la drogue, plutôt que l’amour de l’art, qui rive Frank à un quartier où il se sent «piégé». «Je consommais déjà avant de venir, j’achetais à Camden, de l’autre côté du fleuve, où il n’y avait pas de tranq à l’époque – aujourd’hui il n’y a que ça, partout, d’autant que beaucoup de villes se fournissent à «Philly» [Philadelphie, ndlr]… En arrivant ici, ma conso a crevé le plafond. Et si j’essaie de me tirer, je dois rappliquer cinq heures après ou je vais me sentir mal. J’attends l’été, qu’il fasse moins froid, pour tenter une désintox.» Il grimace : «Ça sonne comme une excuse, c’est ça ? Mais j’ai le temps de m’en sortir, j’ai que 21 ans.»

Il trimballe un gros sachet gonflé d’aiguilles neuves reçues au coin de la rue, au Prevention Point Center, principal havre de prophylaxie et de soins du quartier, qui les lui a échangées contre d’autres, usagées, collectées sur les trottoirs. Il les vend, 1 dollar les dix. «Ça fait un peu de cash et ça maintient les seringues sales hors de la rue. Il y a une distribution par semaine. Là, elle vient d’avoir lieu, donc le prix est compétitif car plein de gens en ont. Dans trois, quatre jours, beaucoup seront à sec, et ce sera trois pour le même prix. Mais parfois tu as vraiment besoin d’argent, tu en lâches 100 pour 5 dollars.» Le prix d’une dose.

Le capitalisme sauvage refleurit partout, et la xylazine a aussi engendré sa propre économie de services. Du fait des ravages qu’elle cause aux veines des bras et des jambes, devenues dures comme du bois, ses usagers ne parviennent parfois plus à se piquer et s’en remettent alors à l’aide d’un tiers, chargé de leur injecter la drogue là où les vaisseaux sont les plus épais et saillants, dans le cou. Souvent, cette nouvelle forme d’auxiliaire de défonce ne fait pas ça pour rien. «Ça peut même faire grimper le prix d’un shoot à 15 balles, si tu dois payer ta dope, celle de l’autre type, et lui lâcher 5 dollars pour le faire, soupire Shiz en triturant sa barbe filasse. Moi je demande juste parfois une clope, si j’en ai besoin, ou 1 dollar, et je ne vais pas le faire si je le sens pas.» Il a échoué à Kensington un an plus tôt, après un séjour en prison et la perte à la fois de sa mère – une habituée du coin – et de la garde de son enfant. «J’avais jamais pris de drogues dures – jusqu’à ce que j’arrive ici, retrace-t-il. Sans plus de famille ni de logement, j’en avais trop sur les épaules, trop de douleur, trop de stress et nulle part ailleurs où aller.» Il frissonne, puis relève son regard doux, et d’un ton raffermi il assène : «Je me suis fait ça à moi-même, hein. Et je sais qu’un jour je vaincrai ce truc, pour rentrer chez moi pour de bon.»

«Ce truc est autant une épidémie que le Covid»

De l’autre côté de la rue, à même un pylône de bois déjà largement punaisé d’avis de recherche de personnes disparues et de réclames pour des batteries de voiture de seconde main, quelqu’un a cloué cet écriteau à trois bons mètres du sol, de sorte que sa promesse plane haut, intouchable, au-dessus des têtes : «Jésus peut te sauver et te délivrer de ce problème.» A l’évidence, Jésus ne suffit pas : non loin, un groupe d’émissaires de l’Eglise catholique ukrainienne de Philadelphie offre à manger et des kits d’hygiène. Sœur Teodora a atterri d’Ukraine il y a près de dix ans. Tout sourire et le visage gonflé de bonté, elle expose, dans un anglais encore tâtonnant : «On pourrait dire que je suis tombée amoureuse du quartier, et de ces gens, avec tout ce qu’ils vous rendent quand vous les aidez, alors j’ai monté cette, comment dire, mission. Mais on apporterait mille repas que ça ne suffirait pas…»

La distribution s’opère à la volée, au cul du camion, parce que la police y est hostile, explique le révérend Daniel Troyan, qui l’accompagne : «Il y a beaucoup de colère qui s’exprime par ici, face à l’insécurité, la détérioration de tout. On nous reproche d’encourager la concentration de ces problèmes qui exaspèrent les résidents, mais personne n’apporte de solution, il s’agit juste de les pousser d’un endroit à l’autre. Autrefois, quand on aidait vraiment les gens, ils pouvaient se reprendre en main. Là, c’est sans fin. Ces gens sont gravement malades, et ce truc est autant une épidémie que le Covid. Si seulement on y mettait le même intérêt, les mêmes moyens…» Sur le mur face auquel il s’emporte, un agent municipal a affiché le matin même un avis appelant à débarrasser le trottoir sous deux jours d’un «campement» illicite présentant «tentes», «détritus», «déjections humaines», «présence de rongeurs», «aiguilles jetées sans précaution», «usage de drogues», «nudité» et «actes sexuels en public».

On distribue aussi du poulet frit et du chocolat chaud en bordure du square McPherson, qui est, avec «K & A», l’autre point d’ancrage majeur des âmes en peine du quartier. Une colline de pelouse pelée, que les habitants surnomment «Needle Park» («le parc aux seringues»). Voilà six ans que John McGlinn, un agent d’entretien au tempérament blagueur y tient un buffet hebdomadaire, attiré à l’origine dans le quartier par la recherche de son cousin, jamais retrouvé. «Je sais qu’il traîne encore par là, dans ces rues, car il donne des nouvelles à sa mère de temps en temps, mais il se cache et je fais chou blanc, relate-t-il, l’œil pétillant sous sa casquette de chasseur. Alors à force, je me suis dit : autant ne pas venir les mains vides. J’ai commencé avec des plats récupérés via des assos, des amis, puis les bonnes sœurs des Missionnaires de la charité ont commencé à venir de New York et Washington me filer un coup de main.» Parmi les bénévoles qui l’épaulent, il y a le frêle Bill, mains gantées et cheveux gris bien peignés. Un enfant du quartier, qui y avait grandi au crépuscule de son lustre ouvrier, quand on y trouvait encore «des parades et de fameux orchestres à cordes qui arpentaient l’avenue, des bars à chaque coin, toutes sortes de magasins parfois très cotés»,dont désormais seules les échoppes de prêteurs sur gage et de commerces miteux assurent la descendance.

Parti en 1965, il a vu la zone péricliter au gré des visites à sa famille, après que les usines où l’on confectionnait textiles, châssis d’automobiles, confiseries ou bière eurent fermé. S’enchaînèrent dès lors la fuite des classes moyennes blanches vers la banlieue (le fameux «white flight»), leur remplacement par des communautés défavorisées, essentiellement latino-caribéennes ou noires, le délitement des conditions de vie et l’essor de la criminalité organisée. L’usage de drogues y fit son lit, même bien avant le tournant des années 2000, quand la dope se mit à circuler pleinement à découvert, tandis que les consommateurs se retrouvaient de plus en plus nombreux à la rue – comme la quasi-totalité d’entre eux aujourd’hui. «Mais il se dit que les autorités ont sciemment cherché à regrouper la misère par ici, parce que c’est un coin aux habitants majoritairement non-blancs, pour mieux nettoyer autour», souffle Bill.

Une thèse avancée aussi par le président de l’association de voisinage locale, Eduardo Esquivel. Dans une récente tribune, il dénonce la tolérance très localisée dont bénéficie dans les parages la libre circulation de stupéfiants et y voit la marque d’un «racisme systémique». De fait, l’expulsion musclée par la ville des sans-abri occupant en masse les tunnels plus au sud en 2018, ainsi que la gentrification très sensible des quartiers avoisinants – fleuris de condos neufs dont la valeur a parfois doublé en cinq ans – n’ont fait que déplacer les calamités associées à Kensington et en organiser la concentration sur une zone bien plus resserrée qu’auparavant : un tronçon long d’à peine plus d’un kilomètre d’avenue, et large d’une à deux rues autour tout au plus, elles-mêmes sujettes à de vastes opérations de promotion immobilière en cours.

Un lieu «sans shoot, sans squat, sans aiguilles sales»

La plupart des habitués et résidents grimacent à l’évocation des professions de foi des candidats à la succession de l’actuel maire progressiste, Jim Kenney. Presque tous ont rivalisé de promesses vigoureuses destinées à «reprendre le quartier» à coups de déploiement policier et d’opération coup de balai comme Kensington en a tant connu depuis un demi-siècle, sans jamais en résorber les maux. Investie par les électeurs démocrates et ainsi grande favorite du scrutin de novembre, la conseillère municipale Cherelle Parker ne fait rien pour se distinguer de cette tradition stérile. Opposée, à l’inverse du maire en poste, à la création de salles de consommation à moindre risque (objets d’un débat ancien, jamais mises en œuvre, et récemment proscrites par un vote de la législature conservatrice de Pennsylvanie), Parker jure même qu’une fois élue, elle en appellera au gouverneur de l’Etat et à Joe Biden pour mobiliser autant d’uniformes que possible dans les rues du quartier.

Désignant les coquettes colonnades de la bibliothèque municipale qui trône au milieu du square tel un fort retranché, Bill se rappelle y avoir appris à lire. Les pentes où il faisait de la luge sont aujourd’hui désertées par les enfants, désormais peuplées de nuées de silhouettes plus ou moins zombifiées. Seule une aire de jeux à l’arrière, ceinte d’une clôture, fait exception et accueille encore les gosses du voisinage. Le fruit d’un patient travail des associations communautaires et parents pour obtenir que cet espace s’impose comme le seul îlot vierge de consommation de substances et de campements sauvages à des kilomètres à la ronde. Venue avec un petit-fils et la tribu de ses huit enfants, Theresa se rappelle : «Il a fallu plusieurs étapes. D’abord la clôture, qu’on cadenassait le soir, puis beaucoup de dialogue pour que le message passe. Aujourd’hui, chacun respecte cet espace, qui est maintenant ouvert constamment et reste “safe”, sans shoot, sans squat, sans “aiguilles sales”, comme celles auxquelles mes enfants avaient pu être exposées… C’était impensable il y a un an, et c’est une bénédiction. Imaginez élever une famille dans cet environnement !»

On la retrouve plus tard à l’intérieur de la bibliothèque, dont l’atmosphère, feutrée et agitée seulement par une rumeur de gazouillis enfantins, jure on ne peut plus crûment avec le chaos strident du dehors. Theresa y prend part à un atelier visant à recueillir la vision passée, présente et future du quartier par les riverains, en vue d’une installation cet été dans le square, confiée à un artiste du coin. Déjà grand-mère à 39 ans, elle n’a connu dans sa vie que Kensington, sur lequel elle promène par à-coups vifs ce regard d’une clarté étrange, presque translucide. Tandis qu’elle parcourt le questionnaire, elle s’épanche d’elle-même, avec émotion : «Je ne veux pas vous mentir, je suis une ex-toxico et donc un témoignage vivant de ce qui se passe dehors, de tout ce que la rue peut vous prendre. Il y a dix ans, j’ai eu la chance que tout le monde n’a pas, d’être soutenue, surtout par ma famille, mes enfants, et de trouver la force morale et physique de changer.» Puis elle commence à noircir le formulaire. A la première question – «Comment voyez-vous votre quartier tel qu’il est aujourd’hui ?» –, là où ses voisins de table ont répondu par «violent», «bordel» ou un smiley en pleurs, elle a marqué un temps d’arrêt, puis griffonné : «En progrès.»


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