Le Monde
Les malades mentaux sont les laissés-pour-compte de la société, constate un collectif de jeunes praticiens dans une tribune au « Monde ». Ils s’inquiètent d’un abandon de la psychiatrie par le gouvernement et de la montée en puissance d’un discours sécuritaire sur le sujet.
De jeunes psychiatres se sont insurgés, dans Le Monde du 17 avril, contre le rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, qui fait état de l’augmentation des prescriptions de psychotropes chez les enfants et les adolescents.
Ils voient dans ce rapport un « dénigrement [de la psychiatrie] qui passe par des attaques régulières contre ses pratiques thérapeutiques ». Confondant intérêt des traitements et risque de surprescription, ils omettent la partie du rapport qui dit que « les moyens dédiés aux soins de première intention, et le déploiement des dispositifs psychothérapeutiques, éducatifs et sociaux ne semblent pas avoir augmenté dans les mêmes proportions ».
Manque de moyens
Jeunes psychiatres également, nous nous interrogeons sur ce à quoi nos collègues font référence lorsqu’ils évoquent une discipline en « plein essor », faite d’« avancées majeures ». Dans notre pratique, nous n’avons pas été témoins d’avancées scientifiques majeures ces vingt dernières années concernant les traitements, ou la compréhension « biologique » des maladies psychiatriques.
Notre constat est celui d’une psychiatrie sinistrée : « beds managers » pour pallier la fermeture de 60 % des lits depuis les années 1980 (l’objectif premier du soin étant désormais de « faire sortir » le patient), défaut de formation, locaux vétustes, manque de moyens humains et financiers, obligation par la direction de faire des soins « pragmatiques », inflation des tâches administratives pour rendre compte de « l’activité », perte de sens du métier entraînant départs massifs et postes non pourvus, etc.
En Europe, la France a longtemps été dans le peloton de tête de la prescription de psychotropes. Bien souvent, un traitement « sédatif » ou une contention physique sont prescrits inévitablement du fait du retard d’accès aux soins, du manque de lits d’aval, de personnel ou de temps pour développer la relation au patient. En effet, les traitements ont parfois pour rôle de « faire quelque chose » pour le patient, face au sentiment d’échec, au fait d’être démuni du reste des outils nécessaires pour soigner.
Nos collègues « ne veulent pas » délaisser le champ des psychothérapies, se réclamant d’une démarche intégrative, à condition que ces psychothérapies soient « évaluées scientifiquement ». Ils négligent les biais croissants de l’« evidence-based medicine » (EBM, sigle de « médecine basée sur les preuves ») : pression et inflation à la publication, primauté de la méthode hypothético-déductive et de critères de jugements prétendument objectifs, pratiques frauduleuses, revues prédatrices, etc.
Le sujet pensant
Par ailleurs, la subjectivité étant présente par nature en psychiatrie, l’évaluation scientifique quantitative de nos outils ne peut en constituer qu’une dimension limitée, non un absolu. Enfin, l’EBM a un pendant de standardisation de la pratique, structurant le métier de façon descendante, au risque d’assujettir et de disqualifier le savoir-faire du soignant, non reconnu, comme l’explique Julien Dumesnil dans Art médical et normalisation du soin (Presses universitaires de France, coll. « Souffrance et Théorie », 2011).
Pourtant, nos collègues critiquent les dogmatismes dans notre discipline. Avec l’irruption en psychiatrie de la promesse du « tout neuro » (neurostimulation, neuromodulation, neurogénèse, neuroprogression, neuro-inflammation, etc.), nous serions à l’orée d’avancées majeures en psychiatrie : fantasme de trouver une « cause biologique » et de « guérir » les maladies psychiatriques. Certaines revues scientifiques et médias, qui surfent sur les effets de mode, alimentent cette « bulle spéculative » [une notion interrogée par le neurobiologiste François Gonon dans la revue Esprit, en novembre 2011] et font de cette approche un nouvel enfermement idéologique.
Nous ne nous intéressons pas seulement à un « organe » (ce « cerveau, dans un corps »), mais avant tout au sujet pensant, souffrant. La base de notre pratique est la rencontre sensible, l’entrée en relation intersubjective avec cet « autre », qui n’est pas simplement un patient vu au travers du prisme de sa maladie.
Si nous avons choisi d’être psychiatres, c’est que nous considérons que le sujet pensant, dans toute sa singularité, ne pourra jamais être résumé à une série de marqueurs biologiques et de formules mathématiques, aussi complexes soient-ils.
Nous revendiquons la vaste étendue, la pluralité et l’autonomie de notre discipline, et refusons toute domestication par les neurosciences. Dans la pratique, a fortiori quand on travaille avec la relation humaine, le savoir-faire se nourrit de l’aléa du terrain, de l’imprévisible, de ce qui échappe à la maîtrise, et refuse la « tentative de réduire l’être humain à une définition et de le dissoudre dans des structures formelles » , comme le stipule l’article premier de la Charte de la transdisciplinarité.
Un grand plan public
C’est par la confrontation des modèles et des pratiques, inspirés par toutes les disciplines, savoirs et savoir-faire, tacites ou non, de la philosophie aux neurosciences, en passant par la psychanalyse, la sociologie, l’histoire ou l’art, que les malades pourront être mieux soignés.
Mais « soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie », expliquait déjà le psychiatre Jean Oury (1924-2014) dans Libération, en 1998. L’abandon par le gouvernement de la santé publique, et particulièrement de la psychiatrie, est alarmant. Les malades mentaux sont les laissés-pour-compte de la société, et le discours sécuritaire devient dominant dans un redoutable amalgame « fou dangereux ».
Dans des institutions dégradées, où les espaces de délibération sont réduits à néant, on ne peut plus partager ses doutes : la souffrance éthique, celle de participer à ce qu’on réprouve, nous envahit (lire Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, de Christophe Dejours, Seuil, 1998). Etouffer cette souffrance devient une façon de ne pas s’effondrer : partir, ou ne plus se remettre en question, affirmer avec certitude qu’on est dans le droit chemin.
Il y a urgence à ce qu’un grand plan public soit mis en œuvre pour la psychiatrie. Il convient cependant de faire attention à ce qu’un tel plan n’aille pas dans le sens d’une psychiatrie outrepassant la singularité du sujet, uniquement fondée sur la « preuve », exclusivement centrée sur le traitement médicamenteux, favorisant les logiques à court terme ou reposant sur des considérations économiques. Tout cela au détriment de ce que nous pouvons tisser collectivement à partir de la rencontre entre soignants et soignés, dynamique pourtant nécessaire à la santé de tous.
Liste des signataires
NB: merci de vous inscrire dans l’ordre alphabétique, en écrivant si vous êtes psy, pédopsy, interne, votre titre ainsi que votre affiliation ou a minima votre ville
Vladimir Adrien, psychiatre, CCA, Hôpital Saint-Antoine, AP-HP, Paris
Raphaël Allali, psychiatre, Hôpital Avicenne, AP-HP, Bobigny
Mehdi Attia, psychiatre, Nantes
Laure Avron, psychiatre exerçant en pédopsychiatrie, CH de Saint Denis, 93I01, Saint Denis
Laura Becque, psychiatre, CHU de Nantes
Mathieu Bellahsen, psychiatre
Oriane Bentata-Wiener, psychiatre
Jean-Charles Bernard, psychiatre, Marseille
Antoine Berrot, interne en psychiatrie, Paris
Benoit Blanchard, pédopsychiatre
Nicolas Bosc, psychiatre, CCA, Hôpital Avicenne, AP-HP, Bobigny
Laura Bouaziz, interne en psychiatrie, Paris
Loriane Brunessaux Bellahsen, pédopsychiatre, Paris
Victor Brunessaux, psychiatre, Lyon
Roxane Clément, interne en psychiatrie, Lyon
Julien Delvigne, psychiatre, CH Le Vinatier, Lyon
Marta De Rosa, interne en psychiatrie, Paris
Martin Donzé, interne de pédopsychiatrie, Paris
Claire Donny, psychiatre, CHU Nantes
Xavière Faucon, pédopsychiatre, Lyon
Julie Fournier, interne de pédopsychiatrie, Paris
Nina Franzoni, pédopsychiatre, DJ, Hôpital Cochin, AP-HP, Paris
Lucien Garnier, psychiatre, Montpellier
Mathilde Hamonet, interne en pédopsychiatrie, Paris
Geneviève Henault, psychiatre, PH, EPSM de la Sarthe
Sarah Henry, psychiatre, Saint-Nazaire
Marie Houx, interne de pédopsychiatrie, Paris
Gilles Lantonnois, interne en psychiatrie, Centre Artaud de Reims
Chloé Leimdorfer, interne de pédopsychiatrie, Paris
Simon Le Marié, psychiatre, CHU de Nantes
Aline Lesueur, interne de psychiatrie
Eloïse Marmonnier, pédopsychiatre, CH St-Jean de Dieu, Lyon
Mathilde Martinot, psychiatre, PH, CH Abbeville
Alice Maubert, psychiatre, PH, GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences
Laurine Mechali Ringenbach, psychiatre à Paris
Thomas Munoz, interne de psychiatrie, Paris
Manon Naulin Lefeuvre, pédopsychiatre, CHU Nantes
Noémie Praud, psychiatre, Saint-Joseph’s Healthcare Hamilton, Ontario, Canada
Fanny Rebuffat, psychiatre
Vanessa Redjaline, pédopsychiatre, CH St Jean de Dieu, Lyon
Marie-Albane Rool, psychiatre, Centre Hospitalier d’Antibes
Céline Rumen, psychiatre, psychanalyste, ASM13 Paris
Luc Surjous, pédopsychiatre, CCA, Institut Mutualiste Montsouris, Paris
Lucie Travaillé, psychiatre exerçant en pédopsychiatrie, CH St-Jean-de-Dieu, Lyon
Clément Vaissié, interne en psychiatrie, Paris
Julien Vallée, pédopsychiatrie CH Georges Daumézon, Bouguenais
Anne Villand, pédopsychiatre CHU Lyon
Juliette Wyart, psychiatre, Paris
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