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dimanche 25 juin 2023

Femme dérangée, femme débauchée : un stéréotype persistant

par Agnès Giard   publié le 24 juin 2023

Projeté dans le cadre d’un cycle «Female Trouble», à Neuchâtel, le film «Let’s Scare Jessica to Death» brode sur l’image bien connue de la femme au foyer hystérique.

Sélectionné au Festival du film fantastique de Neuchâtel (Nifff, du 30 juin au 8 juillet), le long-métrage Let’s Scare Jessica to Death(1971, John D. Hancock) pose une question : le mariage est-il bon pour la santé ? Bien qu’il s’agisse d’un film d’exploitation obscur, ce serait une des réalisations préférées de Stephen King. Et pour cause : on se sent pris dès les premières images. Après son internement en hôpital psychiatrique à la suite d’une dépression, Jessica s’installe avec son mari dans une maison lugubre de la Nouvelle-Angleterre. La maison est squattée par une mystérieuse jeune femme que le couple invite à rester. Dans le grenier, Jessica trouve une photo ancienne montrant une inconnue dont les traits lui rappellent ceux de leur invitée. Quand elle en parle à son mari, il la raisonne : «Voyons, calme-toi, ma chérie…» Craignant d’être renvoyée à l’asile, doutant de son propre équilibre mental, Jessica se replie sur elle-même. Les voix qu’elle entend sont-elles réelles ? Ses visions relèvent-elles de la schizophrénie ? L’angoisse monte progressivement, au fil d’une dérive insidieuse qui gagne jusqu’aux spectateurs…

Devenir l’ombre de soi-même…

«Il s’agit d’un film-culte, s’enthousiasme Pierre-Yves Walder, directeur artistique du Nifff. Nous l’avons programmé en parallèle de Rebecca, réalisé en 1940 par Hitchcock sur la base d’une histoire similaire : Rebecca parle d’une femme mariée qui s’installe dans une maison déjà occupée ou, plutôt, hantée par une rivale. Dans les deux films, l’héroïne n’est pas prise au sérieux par son mari. Elle est traitée avec condescendance. Sa parole est mise en doute, ce qui l’amène à penser qu’elle devient folle… Mais l’est-elle vraiment ?» Pour Pierre-Yves Walder, les deux films s’apparentent plus ou moins au Female gothic, un genre dans lequel une «femme est prise au piège d’une demeure immense et sombre, d’un mariage abusif et d’un homme qui la maltraite». La femme et la demeure finissent d’ailleurs par ne plus faire qu’une, comme si – à force d’être confinée dans le cadre claustrophobique d’une prison conjugale – la femme finissait par avoir… une araignée au plafond.

…ou bien brûler

«Dans le film Rebecca, cette femme est tellement annulée que personne ne connaît son prénom», note Pierre-Yves Walder, insistant sur le fait que la demeure finit par prendre le dessus : la femme y disparaît. Interrogé par Truffaut dans le Cinéma selon Hitchcock (éd. Seghers, 1975), Hitchcock lui-même le dit : «D’une certaine manière, le film est l’histoire d’une maison.» Cette maison, il la situe dans un no man’s land, à l’écart de tout, afin que (selon ses propres termes) «la peur y soit sans recours» et que l’héroïne y perde la raison. On retrouve là un thème bien connu des séries TV comme Desperate Housewives, des films fantastiques inspirées de Jane Eyre ou de la littérature populaire dérivée du «gothique noir» : celui de l’hystérique, l’épouse au bord de la crise de nerfs, celle que ses problèmes d’ovaires rendent maboule ou cinglée… Etymologiquement «hystérie» vient du grec hustera, qui désigne «la matrice». Longtemps considérée comme une maladie de femme, l’hystérie était parfois attribuée au Moyen Age à des formes de possession diabolique. Mais c’est au tournant du XIXe siècle que l’hystérie se répand en Occident comme une forme d’épidémie massive.

Bonne pour le pavillon des zinzins

Alors même que se met en place l’idéal romantique du couple (le mariage étant présenté comme le seul moyen pour les jeunes filles de s’épanouir), de nombreux médecins défendent l’idée que les femmes sont intrinsèquement fragilisées par leur utérus. Il s’agit de légitimer leur enfermement. La femme idéale doit être à la maison, cultivant les vertus de soumission et de dévouement. Son «mari et protecteur», lui, travaille dehors, libre d’aller et venir puisqu’il est un «homme d’action» (suivant la tautologie convenue). Pour justifier ce partage des rôles, les savants – qui sont les garants du nouvel ordre bourgeois – accumulent les «preuves» que la femme n’est biologiquement pas faite pour affronter l’extérieur, ni pour les travaux de l’esprit. Ils disent qu’elle souffre d’un mal chronique, appelé «hystérie» afin de signifier que la femme est l’équivalent de ce qu’elle a «dedans», à l’intérieur du corps.

Par ce tour de passe-passe, voilà la femme non seulement tenue de devenir une «femme d’intérieur» (séquestrée dans l’espace domestique) mais réduite à n’être que son intérieur (un utérus). Son seul et unique but dans la vie sera d’être une épouse rangée au double sens du terme : bien sage, et surtout bien «à l’abri» dans la petite boîte de son logis. En 1970, dans son livre la Femme eunuque, la chercheuse féministe Germaine Greer explique qu’au XIXe siècle, les «personnes qui ont un utérus» (les femmes) et les «personnes qui ont un cerveau» (les hommes) sont considérées comme radicalement antinomiques. En 1979 (dans The Mad Woman in the Attic), deux autres chercheuses – Sandra Gilbert et Susan Gubar – confirment : «Une femme pensante était considérée comme une telle atteinte à la nature qu’un médecin de Harvard rapporta qu’au cours de l’autopsie d’une diplômée de Radcliffe, il avait découvert que son utérus s’était ratatiné jusqu’à atteindre la taille d’un petit pois.»

Soit le cerveau, soit l’utérus

La femme dotée d’un cerveau ne saurait avoir un utérus… et réciproquement. Si elle a un utérus, elle est sans cervelle, ou pire : déraisonnable, voire psychiquement perturbée… Ainsi se dessine la figure de la femme folle qui hante notre imaginaire. Élaborée il y a deux siècles, cette figure reste si populaire qu’elle continue d’inspirer une grande quantité d’œuvres traitant du mariage et de son corollaire : le sentiment d’être à l’étroit, en cage. Au XIXe siècle, pour beaucoup de femmes (dans la vraie vie ou dans la fiction), la seule issue c’est l’incendie ou son équivalent : la nymphomanie. Par un furieux retournement de sort, la femme au foyer (censée veiller sur l’âtre où cuit le repas de son cher époux) devient femme au brasier… La chaste vestale, gardienne du feu, se mue en prédatrice sexuelle, tendance pyromane. La raison bascule et la maison brûle suivant un enchaînement de catastrophes parfaitement codifiées, dont les films Rebecca et Let’s scare Jessica to death réactualisent l’insoutenable violence, chacun à leur manière.


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