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mercredi 28 juin 2023

Hôpital Urgences débordées par les malades psychiatriques : «Devoir les contentionner durant des jours, c’est intolérable»

par Nathalie Raulin   publié le 28 juin 2023

Dans un courrier à l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France que «Libé» s’est procuré, les urgentistes franciliens menacent de transférer d’office au bout de quarante-huit heures les patients psy sévères vers les hôpitaux psychiatriques de leur secteur.

Un avis de ras-le-bol doublé d’une lourde menace. Dans un courrier envoyé mi-juin à l’Agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France, que Libération s’est procuré, la collégiale des structures d’urgences de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et les Samu franciliens s’alarment de voir de plus en plus de malades psychiatriques sévères laissés pour compte dans leurs services. «Nos structures se retrouvent fréquemment avec des patients en attente d’hospitalisation, souvent sur des brancards de contention, sans solution proposée par les établissements dont ils dépendent, et ce, malgré des délais pouvant atteindre sept à dix jours», s’insurgent-ils, dénonçant des «situations d’attente prolongée» qui «s’aggravent chaque week-end et à chaque période de congé».

Alors que la trêve estivale se profile, les urgentistes franciliens annoncent leur intention d’en finir avec ce chaos, unilatéralement s’il le faut : «A partir de la semaine prochaine, nous mettrons en œuvre les recommandations émises par l’ARS qui stipulent que tout patient nécessitant une hospitalisation doit être admis dans l’hôpital psychiatrique de son secteur de rattachement dans les quarante-huit heures.» En clair, après deux jours aux urgences, tout patient psy sera adressé à l’établissement habilité à le prendre en charge, qu’il ait ou non des places disponibles. L’effet est immédiat. Le 17 juin, deux jours après réception du courrier, l’ARS convoque urgentistes et acteurs de la filière psychiatrique. Tous en conviennent vite : le tableau est sombre, voire «catastrophique».

«Trois jours à plus d’une semaine contentionnés sur des brancards»

Depuis la crise sanitaire, la prise en charge des cas psychiatriques sévères se dégrade à grande vitesse en Ile-de-France. «Il y a un an, il y avait chaque mois 150 patients psy qui passaient plus de quarante-huit heures aux urgences, faute de solution d’hospitalisation. Aujourd’hui, c’est le double, reconnaît le professeur Antoine Pelissolo, chef du service de psychiatrie sectorisée au CHU Henri-Mondor, à Créteil. Ce sont 300 patients qui restent de trois jours à plus d’une semaine contentionnés sur des brancards. C’est dramatique.»

Très au fait des cauchemars de leur tutelle, les urgentistes pointent le risque d’engorgement. «Depuis le Covid, le flux de patients qui décompensent des pathologies psychiatriques lourdes, schizophrénie ou névroses, a augmenté de 50 % dans mon service, insiste le Dr Hélène Goulet, présidente de la collégiale et chef des urgences de l’hôpital Tenon, à Paris. On est contraints de les garder de plus en plus longtemps. En moyenne, ils représentent le tiers des patients en attente d’hospitalisation, ce qui est déjà énorme. Mais là où ça ne va plus du tout, c’est quand ils occupent la moitié de notre capacité en lits et brancards. Cela arrive régulièrement ces derniers temps. Cela réduit mécaniquement notre capacité de prise en charge du reste de la population.»

Dans les départements les plus populaires d’Ile-de-France, le seuil d’alerte est atteint. «Il y a un lien étroit entre précarité de la population et troubles mentaux, explique le professeur Pelissolo. Les migrants, les personnes isolées, sans famille, pauvres sont plus exposés aux pathologies psychiatriques.» Créée en 2022 par l’ARS pour prévenir l’embolie des urgences, la «cellule régionale d’appui à la recherche de lits d’hospitalisation» croule sous les appels des services du Val-de-Marne et de Seine-Saint-Denis, saturés par les patients psy sans solution. En l’espace d’un an, les urgentistes de l’hôpital Mondor l’ont sollicitée 516 fois, ceux du Kremlin-Bicêtre 208 fois, les urgentistes de Tenon et du centre hospitalier de Saint-Denis 268 fois. A comparer aux 11 appels passés par les urgentistes du centre hospitalier parisien de la Pitié Salpêtrière…

«Toute la filière psy pourrait s’effondrer»

Mais sa tentative de régulation s’est heurtée à un mur. La faute à la sectorisation des hôpitaux psychiatriques : «Un patient psy ne peut être hospitalisé que dans les établissements de son secteur de résidence, explique le docteur Mathias Wargon, chef des urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis. S’ils sont saturés, les urgentistes n’ont pas d’autres choix que de le garder.»

Pour calmer la bronca, l’ARS décide de passer outre l’organisation théorique de la filière psy. A l’issue de la réunion du 17 juin, la cellule de régulation voit ses pouvoirs élargis : elle peut désormais placer un patient psy qui attend aux urgences dès qu’un lit se libère dans un établissement psychiatrique de la région, sans plus tenir compte de son secteur d’appartenance. Mieux : en cas de risque d’engorgement des urgences, elle pourra imposer aux services hospitaliers spécialisés un patient en surnombre. De quoi faire bondir les praticiens concernés : «Les hospitalisations d’office même en cas de saturation des services, ça a ses limites, s’insurge le professeur Pelissolo, à Créteil. Mon service est déjà occupé à 125 % ! Nos soignants ne vont pas tenir, il va y avoir des arrêts de travail. Toute la filière psy pourrait s’effondrer. Personne n’a de baguette magique. Pour sortir de l’impasse, il faudrait accepter de mieux payer les soignants. C’est la condition pour les fidéliser et ouvrir des lits. La psychiatrie, c’est 20 % de la demande en médecine. Si on ne s’en occupe pas, c’est la catastrophe. Cela conduit à des épisodes dramatiques, comme à Reims récemment [le 22 mai, un homme atteint de troubles sévères a mortellement poignardé une infirmière dans l’unité de la médecine du travail, ndlr]

Des risques de complications médicales

De leur côté, s’ils saluent l’«avancée» de l’ARS, les urgentistes ne baissent pas la garde. «Ce qu’on veut, c’est que plus aucun patient psy sévère ne reste aux urgences plus de quarante-huit heures», insiste le Dr Goulet. A cause de l’encombrement. Mais aussi pour des raisons éthiques. «Lorsque les patients psy sont agités, on est contraint de leur administrer des neuroleptiques pour les sédater, voire de les attacher sur leur brancard pour éviter les fugues, les tentatives de suicide, qu’ils s’en prennent aux soignants ou aux autres patients qui attendent à côté d’eux un lit d’hospitalisation, explique l’urgentiste de Tenon. Sédater, contentionner un patient, ça se justifie médicalement quand il est en pleine crise. Mais sur la durée, ces soins non consentis posent problème.»

Et même un très gros problème, de l’avis du professeur Philippe Juvin, chef des urgences de l’hôpital parisien Georges-Pompidou. Sur le plan médical d’abord : «Les patients psy sévères réclament une surveillance étroite qu’il n’est pas toujours possible d’assurer,convient-il. La sédation et la contention peuvent entraîner des complications, des dépressions respiratoires, et doivent faire l’objet de contrôles psychiatriques réguliers. Or dans mon service par exemple, il n’y a plus de psychiatre après 18 h 30…»

«On passe pour des tortionnaires»

Mais l’éthique aussi en prend un coup : «Aux urgences, les cas psy sévères sont dans des conditions pires qu’un père qui a tué femme et enfants, illustre le docteur Mathias Wargon. On ne les laisse même pas se lever pour aller uriner, on leur met un bassin. On leur libère juste les mains pour manger. Devoir les contentionner durant des jours et des jours, c’est intolérable.» De fait, les urgences se transforment peu à peu en zone de quasi non droit : selon la loi de janvier 2022, le recours à la contention non consentie n’est normalement possible qu’«à titre exceptionnel et en cas d’urgence», et ne doit pas durer plus de vingt-quatre heures consécutives, sauf à en informer le juge des libertés et de la détention…

Pour les urgentistes, il est temps d’en finir avec ces dérives. «Personne ne prend la mesure de la gravité de ce qui se passe,s’enflamme le Dr Fayçal Mouaffak, urgentiste psychiatrique et chef de pôle à l’établissement public de santé mentale de Ville-Evrard, en Seine-Saint-Denis. Maintenir un patient attaché, ce n’est pas la mission d’un soignant. Cela délégitime les médecins. Aux yeux des familles, on passe pour des tortionnaires. Cela participe de ce qu’on appelle la perte de sens.» Pourtant, le psychiatre désapprouve la volonté des urgentistes de transférer quoi qu’il arrive les patients psy après quarante-huit heures d’attente : «Si les hôpitaux sont saturés, ils renverront illico le patient aux urgences, juge-t-il. Ce ping-pong se fera au détriment du patient, et accessoirement de la Sécu, qui devra payer les transports sanitaires dans les deux sens…»L’ARS d’Ile-de-France a invité les urgentistes à rediscuter cette semaine.


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