par Camille Paix publié le 3 mars 2023
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Thérèse Clerc avait tout compris à la retraite. Elle en avait fait un terrain de militance, de jouissance, de découvertes et d’amitiés. Elle avait accepté le corps et les regards des autres qui changent, les cheveux blancs, pour savourer pleinement ce moment précis où elle n’avait «plus rien à prouver à la société». Et de projets associatifs en engagements militants, elle a fait le meilleur des usages de ce «temps retrouvé» que décrit Danielle Michel-Chich, dans la biographie qu’elle a consacrée à celle qui a été une inestimable militante féministe mais aussi son amie (1). Biographie qui ressort, la coïncidence mérite d’être soulignée, au moment précis où des gens descendent dans la rue pour faire valoir leur droit à une vie après le travail salarié.
Thérèse Clerc est née le 9 décembre 1927 dans le XVIIIe arrondissement de Paris «dans une famille de la petite bourgeoisie» avec une maison «toute de napperons et de porcelaine» et qui «sent bon la lavande». Elle part dans la vie comme se doit une jeune fille de bonne famille, mariée à 20 ans, quatre enfants dans la foulée, la formation de modiste bien vite oubliée parce que sa présence au foyer est une évidence que personne ne songe à remettre en question, sûrement pas d’ailleurs son époux. Leur union, morne voire malheureuse, durera tout de même un peu plus de vingt ans.
«Thérèse de Montreuil»
Le grain de sable qui s’apprête à enrayer la mécanique de cette vie rangée a lieu sur les bancs de l’église de Charonne, qu’elle fréquente assidûment. Thérèse a «rencontré Marx à l’église» auprès de prêtres-ouvriers, et c’est aussi là qu’elle a vécu pour la première fois une forme de non-mixité, dans des groupes de parole où se réunissent les femmes – en présence toutefois d’un curé, qui fait attention à ce que ces dames ne parlent pas de sujets aussi triviaux que leur corps ou leur sexualité. En attendant, la paroisse est plus ou moins le seul endroit qui offre à une femme au foyer une expérience de sociabilité, et c’est là que s’éveille sa conscience politique.
1968 amène sa révolution et Thérèse fait la sienne, à 40 ans passés. Elle trouve un travail puis divorce. «Thérèse vient de naître», écrit Danielle Michel-Chich. De naître à la liberté et à l’indépendance, de naître au plaisir qu’elle explore joyeusement avec des amants comme des amantes, de naître aussi au militantisme. Militante des débuts au Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, le Mlac, elle s’installe en 1974 à Montreuil, où son appartement devient vite l’endroit où se pratiquent les IVG, des procédures clandestines pratiquées dans la douceur et le respect des femmes et de leurs corps. .
A 58 ans, la marque de vêtements qu’elle avait créée avec une amie dépose le bilan. Cette retraite forcée est un second souffle : au chômage, elle se redécouvre à nouveau. Elle ne reviendra pas à l’emploi, ce qui ne veut pas dire qu’elle dit adieu au travail. Convaincue de l’importance de ce «temps choisi» à faire fleurir et redistribuer à souhait, elle s’ancre profondément dans la vie associative montreuilloise, où son appartement devient un salon-débat et son nom se transforme en «Thérèse de Montreuil». Son autorité naturelle et son sourire chevillé au visage, elle est une militante née. Elle a mille idées géniales à la minute et le charisme de celles et ceux qu’on suivrait jusqu’au bout du monde. Elle met sur pied dans sa ville la Maison des femmes, lieu féministe qui accueille des femmes victimes de violences.
«Monument humain»
«Volontiers cabotine», écrit Danielle Michel-Chich, elle aborde tout avec second degré et malice. C’est l’ingrédient secret du militantisme à la Thérèse : la joie et le plaisir doivent être au centre de tout. Thérèse vieillit, mais pour elle qui est née si tard, pas question de remballer les armes de sitôt. Ses combats s’ancrent désormais dans ce «bel âge» qu’elle découvre avec délice où «l’on devient sujet de sa propre existence» – elle n’aurait certainement pas renié le «je suis vieille et je vous emmerde» de Laure Adler. Des années à s’occuper de sa mère en perte d’autonomie lui donnent sa dernière idée flamboyante, la Maison des Babayagas. Derrière ce nom de sorcière, vieille mégère de folklore aussi terrifiante que sage et puissante, un projet fou : celui d’une «anti-maison de retraites» pour femmes, autogérée, solidaire, citoyenne et écologique. Un havre pour celles qui refusent de «finir enfermées dans un ghetto pour personnes âgées», un endroit où choisir de vieillir ensemble, et un «projet politique destiné à changer la représentation des vieux et leur place dans l’économie». Dans la même optique, elle avait fondé son université populaire, l’Université du savoir des vieux.
Thérèse Clerc s’éteint en 2016 à 88 ans, des suites d’un cancer. Danielle Michel-Chich perd un «monument humain de sa vie». Un texte écrit au lendemain de la mort de son amie enrichit la nouvelle édition de sa sensible biographie parue initialement en 2007. On y mesure combien Thérèse, qui a mis autant d’énergie à militer qu’à vieillir et mourir, s’est préoccupée activement «de vivre jusqu’au bout».
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