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Utiliser les corps de femmes en état de mort cérébrale en guise de « mères porteuses » ? L’idée, pour le moins déconcertante, développée par la philosophe norvégienne Anna Smajdor dans un article publié en novembre dernier, commence à susciter la polémique dans l’Hexagone. Explications.
« Il n’y a pas de raison médicale évidente pour laquelle il ne serait pas possible d’initier de telles grossesses » dans le corps de femmes en état de mort cérébrale : c’est autour de ce constat que s’articule la réflexion d’Anna Smajdor sur la possibilité de développer des pratiques de gestation post-mortem (au sens de la mort cérébrale). « Pas de raison », et même de nombreux éléments factuels qui indiquent que ce genre de grossesse peut effectivement être mené à terme : il existe des cas attestés de grossesses poursuivies en dépit de la mort cérébrale de la mère, dans ces corps sous respirateur toujours fonctionnels du point de vue de la circulation sanguine, des défenses immunitaires, de l’assimilation de nutriments, de la croissance, etc.
Un “don gestationnel” pour Anna Smajdor
Cependant, comme le rappelle Smajdor, « tous les cas de grossesse en état de mort cérébrale signalés à ce jour impliquent un événement catastrophique survenu chez une femme après le début de sa grossesse », si bien que « le fœtus aura également subi un traumatisme important ». Du moins, s’il survit. Le dilemme qui se pose souvent, suite à ces « événements catastrophiques » est en effet : faut-il sauver la mère ou le fœtus ? Avec la gestation post-mortem, « étant donné que la grossesse est délibérément initiée » dans un corps déjà en état de mort cérébrale, « et que l’objectif premier est, dès le début, le bien-être et la survie du fœtus, il n’y aurait aucun moment où les intérêts de la mère pourraient être considérés comme en conflit avec ceux de l’enfant à naître ».
Cette forme déconcertante, pour ne pas dire choquante, de gestation,Smajdor la qualifie de « don gestationnel du corps entier » et la conçoit, comme l’indique l’expression, sur le même mode que le don d’organes. Les deux ne sont sans doute pas strictement équivalents. Cette forme de don est « qualitativement différente dans la mesure où il implique une ventilation sur une période prolongée », puisque le corps de la femme en état de mort cérébrale ne peut respirer seul. Surtout, « son objectif n’est pas de “sauver des vies” en soi, comme on l’entend généralement par don d’organes », mais de permettre d’en engendrer d’autres. N’en demeure pas moins que, pour Smajdor, le « don gestationnel du corps entier » pourrait sans réel problème s’inscrire dans le « cadre du don d’organes ».
Mort cérébrale contre état végétatif persistant
C’est d’ailleurs précisément pour l’inscrire dans ce cadre que Smajdor conditionne l’usage du corps féminin à la mort cérébrale : « L’utilisation du critère de mort du tronc cérébral pour déterminer quand la vie d’un patient est effectivement terminée est très répandue dans le contexte du don d’organes ». Dès l’an 2000, Rosalie Ber faisait une proposition analogue à celle de Smajdor dans son article « Ethical Issues in Gestational Surrogacy » (« Les questions éthiques soulevées par la gestation pour autrui »), mais utilisait un critère différent : « l’état végétatif persistant ». Comme le souligne Smajdor, ce choix n’est pas vraiment explicité, mais on peut supposer qu’il tient à une simple question de faisabilité : les patients en état végétatif persistant n’ont pas besoin d’assistance respiratoire ; or, « la ventilation est une opération complexe qui nécessite des ressources importantes ; les patients qui n’en ont pas besoin seront donc plus faciles à gérer, du moins à certains égards, et coûteront certainement moins cher ». Problème : ces patients ne sont pas éligibles au don d’organes. Et pour cause : « Il n’est pas si évident que les intérêts vitaux des patients en état végétatif persistant aient atteint une fin ; ces patients peuvent se rétablir totalement ou partiellement. »
Au contraire, « les patients en état de mort du tronc cérébral ne peuvent pas se rétablir. L’irréversibilité est inscrite dans la définition de la mort cérébrale ». D’où la préférence de Smajdor pour ce critère – qui de plus augmente le nombre de candidats potentiels à la gestation post-mortem (les états végétatifs persistants sont très rares). Ainsi réinscrit dans le cadre du don d’organes classique, la gestation post-mortem peut être encadrée par un « système de consentement existant dans lequel les personnes donnent leur consentement à l’avance de manière proactive ou sont réputées l’avoir fait en l’absence de toute preuve du contraire ». L’essentiel serait, pour Smajdor, de communiquer de manière importante sur le sujet pour rendre effectivement possible un choix informé.
Objectification et grossesses masculines
Ne risque-t-on pas, à faire un usage aussi instrumental du corps, d’entretenir la logique patriarcale de réduction des femmes à leurs fonctions biologiques reproductives ? Smajdor se pose elle-même la question. « La perspective du corps de la femme inconsciente, remplie et utilisée par d’autres comme un réceptacle, est une illustration […] de ce que les féministes combattent depuis de nombreuses années. » Il est cependant possible, à ses yeux, de contourner le problème… en développant la grossesse masculine post-mortem !
Comme le soulignait Robert Winston dès 1999, dans un entretien pour le Sunday Times, nous savons aujourd’hui que « le déclenchement d’une grossesse masculine ne présente aucun problème médical intrinsèque […] Nous savons déjà que les grossesses peuvent arriver à terme en dehors de l’utérus. Le foie est un site d’implantation prometteur, en raison de son excellente irrigation sanguine. » Les dommages sur l’organisme parturient sont le principal problème de ces grossesses (ainsi, évidemment, que la question de l’accouchement)… mais ils sont sans réelles conséquences dans le cas d’un corps en état de mort cérébrale. « La perspective d’un gestateur masculin pourrait […] apaiser certaines féministes qui pourraient autrement penser que la gestation en état de mort cérébrale est un pas de trop dans l’objectivation des fonctions reproductives des femmes. »
L’ombilic de la vie et de la mort
De tels arguments ne viendront probablement pas à bout de toutes les réticences. Subsiste, au-delà ou en deçà du champ de l’argumentation rationnelle, un certain malaise difficilement dissipable, qui surgit à l’idée de cet entrelacs de vie et de mort – à l’idée d’une vie dont la naissance jaillirait de la mort même. N’est-ce pas seulement de la vie que s’engendre la vie ? Mais, justement, la possibilité de la gestation post-mortem souligne combien, en dépit de la mort personnelle, une forme de vie physiologique, difficile à qualifier, peut se perpétuer – parfois très longtemps.
Cet état d’entre-deux suscite en général une gêne : il est un espace de questionnement, d’interrogation, de débats parfois très houleux quand il s’agit par exemple, pour une famille, de décider s’il faut arrêter un respirateur artificiel. La perspective de la grossesse post-mortem permet peut-être d’appréhender cet entretemps non comme un espace d’angoisse, d’attente et d’incertitude, comme un moment de transition dilaté de la vie vers la mort, mais comme un état doté d’une certaine positivité propre, dans le sens où il possède un certain pouvoir de génération.
Quelle responsabilité éthique envers le fœtus ?
Reste, à n’en pas douter, une question épineuse, à laquelle il semble difficile de répondre en l’absence de cas suffisamment nombreux : est-il légitime de faire grandir un enfant dans un corps sans vie cérébrale, immobile, sans voix, etc. ? Ne risque-t-on pas de porter atteinte à son développement ? Notons d’abord que la question peut également se poser dans le cas des projets d’utérus artificiels.
Sur l’interrogation à proprement parler, on peut nuancer l’image tombale du corps en état de mort cérébrale. Certes, ce corps est privé de motricité et le fœtus ne pourrait faire l’expérience du chaloupement du corps hôte, se sentant bercé au quotidien. Mais une mobilité continue d’exister en lui : son sang circule, ses muscles se contractent par réflexe, ses poumons se gonflent (avec une assistance), etc. Ce corps ne parle pas, mais les femmes muettes ne parlent non plus, lorsqu’elles sont enceintes. Les stimulations sonores de l’enfant à naître sont tout autant le fait de la mère que des autres membres de la famille ou des proches. Le corps en état de mort cérébrale n’est pas un réceptacle parfaitement statique et hermétique. Pas suffisant sans doute, pour trancher sur l’absence d’effets néfastes. Mais suffisant, peut-être, pour ne pas exclure cette hypothétique nouvelle manière de faire des enfants.
Y aurait-il, enfin, un « public » pour ce genre de pratiques ? La grossesse post-mortem pourrait bien se révéler plus économique qu’une mère porteuse vivante, mais elle n’en serait pas moins onéreuse (équipement, surveillance médicale régulière, etc.) Les corps candidats, du reste, ne sont pas si nombreux (1 600 chaque année en France environ). Peut-être est-on surtout, face à cet enjeu localisé, devant un problème plus stimulant intellectuellement, comme expérience éthique de pensée, que comme pratique réelle, de toute façon limitée dans ses effets bénéfiques ou négatifs.
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