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vendredi 3 mars 2023

Interview Jacques-Alain Miller : «Aujourd’hui, sans Lacan, c’est le calme plat»

par Frédérique Roussel  publié le 1er mars 2023

A l’occasion de la parution du 14e séminaire du psychanalyste, entretien avec Jacques-Alain Miller, son élève, gendre, et seul habilité par le maître lui-même à transcrire ses célèbres cours.
publié le 1er mars 2023 à 17h32

Dix ans se sont écoulés depuis la dernière édition du séminaire annuel de Lacan, le Désir et son interprétation, le seul paru aux éditions la Martinière. Plus de quarante ans depuis la disparition du psychanalyste le 9 septembre 1981. Le retour de Lacan après tout ce temps et chez son éditeur d’origine, Le Seuil, se signale par la Logique du fantasme, datant de 1966-1967, 14e du nom sur les 25 dispensés de 1953 à 1980. Grand ordonnateur de ce chantier encore inachevé, Jacques-Alain Miller, gendre de Jacques Lacan et président de l’Association mondiale de psychanalyse (AMP), en explique la portée et son actualité.

Comment a commencé la publication des séminaires ?

Lacan s’était toujours refusé à les publier. Ceux de ses élèves qui avaient tenté de les mettre en forme résumaient les leçons et les truffaient parfois de leurs propres élucubrations. J’ai dit à Lacan, qui m’interrogeait à ce propos : Oh, il faudrait tout garder, redresser la dactylographie phrase par phrase, mot par mot, et ne rien ajouter, sinon mettre des titres, distinguer des parties, épingler des exergues. Lacan a eu alors une vraie parole d’analyste, qui m’a piqué au vif : «Prouvez-le !» J’ai choisi de transcrire le 11e séminaire, le premier que j’avais suivi, les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, qui a été publié au Seuil en 1973. Ma manière lui a convenu. Puis, il a refusé tous les noms que je lui proposais pour continuer le travail. A la fin, exaspéré, j’ai dit : «Je vous les ferai tous.» Il s’est levé, m’a mis la main sur l’épaule, et il est parti sans un mot. J’ai décidé de transcrire ensuite le premier séminaire et le 20, le dernier en date à l’époque.

Cinquante ans après, où en êtes-vous de cette course contre le temps ?

Il reste six volumes, tous rédigés jusqu’au dernier. Si je devais disparaître entre-temps, tout est là, d’où ma sérénité.

Mais on a dû vous presser souvent…

J’ai pris le temps d’exercer la psychanalyse, de faire trente années de cours et de créer l’AMP. On m’a pressé jadis, tout à fait au début. On aurait voulu que je liquide la tache à la va-vite, mais là, personne ne m’a tanné. Il y a déjà tellement à faire avec les 17 séminaires publiés…

De quoi êtes-vous parti pour leur rédaction ?

Des textes qui avaient été dactylographiés à partir de la sténographie. C’est ce dont disposait Lacan. Au 5, rue de Lille, il y avait un petit placard rempli de dossiers contenant les dactylographies. Lacan les prêtait de façon très parcimonieuse. Gloria, sa fidèle secrétaire, m’a dit qu’une fois, debout devant ce placard, elle l’avait entendu soupirer : «Qui s’occupera de tout ça ?»

Pourquoi ce 14e séminaire est-il publié après le 16e ou le 17e ?

C’est ma fantaisie. Il en a toujours été ainsi, même du vivant de Lacan. Ce séminaire-là est son atelier, il suit plusieurs fils à la fois, et le point de vue se déplace leçon après leçon. Il marque aussi une inflexion, car c’est alors que Lacan se met à donner à la logique une importance fondamentale. Et puis, la Logique du fantasme, ainsi que le suivant avec lequel il fait couple, l’Acte psychanalytique, m’intéressait particulièrement en ce moment. En effet, entre les deux, Lacan a introduit sa procédure de la passe, vérification de la fin de l’analyse. Or, il y a eu autour de ce dispositif, depuis deux ans, beaucoup de débats à l’Ecole de la Cause freudienne dont je fais partie, et dans l’AMP. Publier les séminaires 14 et 15, ce dernier programmé pour paraître dans un an, répond aussi à cette actualité-là.

L’utilisation de formules mathématique rend sa lecture ardue.

Oui, mais vous savez, ce ne sont que des parodies. Lacan avait un tropisme mathématique. C’est l’une de ses singularités que de mettre en formules, en «mathèmes» disait-il, les principaux concepts de Freud et les siens propres. Dans la Logique du fantasme, les objets mathématiques ne sont pas seulement là pour illustrer sa pensée, ils la conduisent, l’inspirent, ce sont des moyens d’invention. Ce qui est ardu, c’est que ses symboles sont faits pour recevoir selon le contexte des significations différentes, certes prises dans la même structure. Ils ne sont pas du tout univoques, à la différence des symboles mathématiques. Ils n’ont pas le même sens ici ou là. Un gros effort est à chaque fois nécessaire pour s’y retrouver.

Qu’est-ce que «la logique du fantasme» ?

On ne l’apprendra pas dans ce livre. Lacan y élabore surtout une dialectique de l’acte sexuel. Il s’acharne à en trouver la formule. Et à l’aide du Nombre d’or, excusez du peu ! Il devra se résoudre à constater son échec.

C’est-à-dire ?

L’expression d’«acte sexuel» est empruntée au langage commun. Mais comme l’entend Lacan, un acte véritable change le sujet, le tire de son indétermination, lui confère une identité nouvelle. Aussi Lacan commence-t-il par mettre en valeur dans l’acte sexuel sa qualité d’acte. Il révélerait l’essence de ce que c’est que d’être un homme, être une femme. Ce serait le moment où l’un comme l’autre seraient pleinement ce qu’ils sont. Or, à la surprise générale – j’ai assisté à ce séminaire – revirement ! Voilà que Lacan lance : «Il n’y a pas d’acte sexuel.» Cela veut dire que, contrairement à ce qu’il pensait auparavant, il a été amené à conclure que l’acte sexuel n’avait pas les propriétés caractéristiques d’un acte, qu’il n’assure nullement la femme et l’homme de disposer chacun d’une essence déterminée, même si au niveau des gamètes et des chromosomes, il y a deux sexes parfaitement différenciés. Il le dit dans un autre séminaire, il n’y a que deux sexes même si on veut à toute force y ajouter les Auvergnats ! Mais ça, c’est le réel au sens de la biologie. Le réel au sens de la psychanalyse, c’est tout autre chose, c’est que le féminin et le masculin ne peuvent jamais être définis de façon univoque au niveau de l’inconscient. Leurs définitions sont en effet brouillées par des identifications plurielles, contingentes et contradictoires. A la différence des animaux, le partenaire n’est jamais spécifié, et la copulation comporte toujours quelque raté. L’expérience commune de la sexualité – déchirée, volontiers coupable, capricieuse et parfois «fluide» dirait-on aujourd’hui – ne montre rien d’équivalent au binarisme biologique, qui est immuable et inerte. Lacan souligne dans le séminaire l’«abîme» qu’il y a entre les deux.

Ce séminaire peut-il servir dans les questionnements contemporains ?

C’est mon avis. Par exemple, ce que je viens de vous exposer est comme la condition de possibilité du phénomène trans. A cela s’ajoute que Lacan tient le corps pour la première surface d’inscription, faite pour être marquée, spécialement scarifiée. Il souligne la prégnance du fantasme du corps morcelé. En somme, dit-il, l’être parlant a un rapport foncièrement dérangé avec son propre corps. Toute norme fait ici défaut, on constate une discontinuité radicale entre le sujet et le corps, aucune harmonie native. Bref, selon moi, et si surprenant que cela puisse paraître, impossible de conceptualiser la transition sans en passer par Lacan. C’est dans le trou creusé par l’absence de l’acte sexuel que prolifèrent les genres.

Que constatez-vous en consultation ?

Que depuis trois ou quatre ans, les psychanalystes voient venir à eux, en assez grand nombre, des sujets travaillés par une problématique trans, et qui voudraient bien savoir à quoi s’en tenir sur ce qui les tourmente. La Solution trans, que nous venons de publier chez Navarin, expose cinq cas de transition. Eh bien, il y en a un dont le rapport à l’analyste s’étend sur dix ans, et on suit pas à pas son chemin, qui le mène à une chirurgie. L’essentiel pour nous, c’est que le sujet ait bouclé son parcours de parole, qu’il ait clarifié son désir ou sa conviction, après quoi le choix lui appartient. On voit des sujets en souffrance qui trouvent finalement dans la transition un soulagement, et leur définition particulière en tant qu’êtres sexués.

Les transactivistes, eux, promeuvent une «identité de genre» qui serait intime, innée et définitive. Le sujet serait seul à savoir dans son for intérieur qui il est comme sexué. En somme, «je suis ce que je dis que je suis», tout trans est transparent à lui-même. Donc, ils exigent une transition immédiate, et à tout âge, dès qu’un sujet, même enfant, se dit mal à l’aise avec son corps C’est la fameuse «autodétermination de genre» sur laquelle, dans les pays occidentaux, s’alignent progressivement les pouvoirs publics. Sera-t-elle durable ? Les paris sont ouverts. Toujours est-il que c’est l’exact opposé de la psychanalyse, dont l’acte repose sur l’interprétation, c’est-à-dire sur le fait que le sujet est opaque à lui-même, et ne sait pas vraiment ce qu’il dit de lui.

Où se déroulait le séminaire ?

A Sainte-Anne pour les dix premiers. A la suite de son conflit avec l’Association internationale de psychanalyse, Lacan décide de quitter l’hôpital pour l’université, l’Ecole normale supérieure où l’invitait Althusser. Après 68, tenu pour être l’un des responsables de la révolte de la jeunesse, il est chassé de la rue d’Ulm. Il trouve alors abri à la faculté de droit du Panthéon. A Sainte-Anne, il avait 100 auditeurs, psychanalystes et psychiatres ; 300 à l’Ecole normale, avec les étudiants et les passants du Quartier latin, et près de 1 000 à la faculté de droit, public insaisissable, baroque, souvent mondain. Lui-même s’interrogeait sur cette étrange affluence. Le groupe Psychanalyse et politique, plus tard MLF, Mouvement de libération des femmes, se forma autour de Lacan et de sa doctrine de la jouissance féminine, telle qu’exposée dans le séminaire 20. Aujourd’hui, il aurait fait, je parie, ce qu’il faut pour garder le contact avec une partie au moins des LGBTQ +.

Est-ce qu’il y a des figures de sa stature aujourd’hui ?

Non, ça se saurait. A l’orée d’une discipline, on découvre plein de choses, et cela s’amenuise et se complique au fil du temps. Autour de Freud, il y avait des gens que Lacan estimait n’être pas de première qualité, ils étaient néanmoins des explorateurs. A son époque, en France, lui faisait déjà figure d’exception. De son vivant, il affolait le milieu psychanalytique, le plongeait dans un état tempétueux, traversé de tensions, d’orages, de scissions. Aujourd’hui, sans lui, c’est le calme plat.

Vous ennuyez-vous ?

La bagarre me manque, oui. A part ça, la pratique analytique réserve toujours des surprises.

Vient de sortir en poche le séminaire 5, Les formations de l’inconscient, Points Essais.

Jacques Lacan, le Séminaire livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par Jacques-Alain Miller. Le Seuil «Champ freudien», 422 pp.
Jacques Lacan, Premiers Ecrits, préface de Jacques-Alain Miller. Seuil «Champ freudien», 146 pp.


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