Par Margherita Nasi Publié le 28 février 2023
Chaque année, des étudiants de grande école s’inscrivent en droit, en philosophie, en lettres ou en sciences humaines, pour continuer à « s’enrichir intellectuellement ».
On les appelle les « reconvertis ». Ils sont déçus par leur début de scolarité en grande école de commerce. Ils sèchent les soirées organisées par le bureau des étudiants, snobent les clubs les plus influents de l’école, préférant investir des associations à but humanitaire ou culturel, où ils développent des intérêts marginaux par rapport à ceux que leur formation est supposée leur inculquer. Il n’est pas rare de les voir s’inscrire à l’université, souvent en droit, mais aussi en philosophie, en lettres ou en sciences humaines, pour satisfaire un besoin de continuer à « s’enrichir intellectuellement ».
Les « reconvertis » figurent parmi les quatre profils d’élèves peuplant le « monde des HEC » Ecole des hautes études commerciales), identifiés et décrits par Yves-Marie Abraham dans un article paru dans La Revue française de sociologie, en 2007. « Sa publication a été retardée de plusieurs années, car la direction de HEC ne souhaitait pas qu’il paraisse », retrace le professeur en sociologie de l’économie. Mais son article a fini par devenir une référence dans le petit monde des grandes écoles de commerce : « Des collègues qui y enseignent continuent de le faire lire pour aider leurs étudiants à appréhender ce qu’ils vivent », affirme le professeur agrégé de HEC Montréal.
« Ce texte circule aujourd’hui encore au sein du campus. Il reste d’une véracité redoutable : on a tous identifié des “reconvertis” parmi nos camarades », confirme Victor. L’article d’Yves-Marie Abraham résonne d’ailleurs avec le parcours de l’étudiant de 23 ans, inscrit, en parallèle de ses études à HEC, en master de philosophie à la Sorbonne : « En école de commerce, les programmes sont très opérationnels. L’université, c’est une sécurité intellectuelle, elle m’a permis de continuer à m’épanouir dans mes études. »
Chaque année, comme lui, une minorité de jeunes étudiants en école de commerce investissent les bancs de la faculté, en quête d’un savoir dont ils s’estiment privés au sein des prestigieuses institutions. HEC ne comptabilise que les étudiants qui effectuent un double diplôme avec une université partenaire, en affaires publiques, en droit des affaires ou en management dans une université à l’étranger : ils étaient 225 en 2022.
Bataille administrative
« Un master in management [MiM] confère plutôt un profil généraliste management stratégie, donc ajouter un parcours à l’université donne une palette différente, soit plus spécialisée, soit plus ouverte », explique Julie Thinès, directrice des études pour les programmes pré-expérience à HEC Paris. Quant aux électrons libres qui construisent leur propre parcours en sciences humaines à l’université, ils ne seraient qu’une poignée : « Les programmes MiM ou master étant intenses et exigeants, il est plutôt déconseillé aux étudiants de suivre un double diplôme en parallèle dans un établissement non partenaire, car il est très difficile de concilier les deux », explique le service de presse de l’école.
« Beaucoup de gens se censurent : ils feraient des parcours alternatifs s’ils sentaient que HEC leur rendait la vie simple », tranche Oscar (son prénom a été modifié), qui a dû « batailler avec l’administration » de la grande école de commerce pour pouvoir mener à terme son master en philosophie. Tous les étudiants interrogés évoquent de grandes difficultés logistiques et administratives lorsque le double diplôme n’est pas effectué en partenariat avec leur école.
« A l’instar de la plupart de mes camarades qui ont fait le choix de s’inscrire à l’université en parallèle de leurs études en école de commerce, je n’ai pas réussi à poursuivre jusqu’en master 2. Il ne faut pas sous-estimer la charge de travail », souligne Victor.
Si le phénomène est difficilement quantifiable, le moteur de cette fuite vers l’université est plus facilement identifiable. « La classe préparatoire nous a habitués à une activité intellectuelle très intense. Le contraste avec l’aridité académique de l’école de commerce est violent », témoigne Samuel Vrignon, 21 ans. L’étudiant à l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP) a retrouvé du plaisir à apprendre en s’inscrivant en philosophie à la Sorbonne.
L’école de commerce repose sur un « accord tacite entre l’administration et les élèves pour [qu’ils puissent] faire autre chose qu’étudier, notamment réseauter et développer [leurs] “soft skills” [intelligence relationnelle]. Intellectuellement, ce n’est pas passionnant », abonde Tom Jacques, 24 ans, diplômé de l’ESCP et d’un master en philosophie politique à Paris-IV. « Incité à produire des articles en anglais pour des revues prestigieuses, le corps professoral des grandes écoles de commerce s’investit de manière minimale dans l’enseignement », analyse Yves-Marie Abraham.
« Façonnés dans le but de servir la rentabilité »
En 2017, la direction de Grenoble Ecole de management demandait à ses étudiants de résumer leur aventure en un mot. « Bullshit » est arrivé en tête, suivi par « 33 000 euros », le coût d’une scolarité entière à l’école à l’époque, apprend-on dans Entrez rêveurs, sortez manageurs, de Maurice Midena (La Découverte, 2021).
« Cet épisode révèle que les étudiants d’école de commerce ne sont pas dupes de l’enseignement qu’on leur dispense », note l’auteur de l’ouvrage. Il ne ménage pas ses mots contre le processus de « formation et formatage » des étudiants en école de commerce : « Après avoir baigné dans un flot culturel qui brasse aussi bien Platon et Arendt que l’algèbre linéaire, ils sont confrontés à l’indigence intellectuelle du contenu de leurs cours, et se livrent aux plaisirs faciles de la vie étudiante. A l’issue de leur formation, ils sortent délestés de ce goût premier pour le savoir gratuit, et sont façonnés dans le but de servir la rentabilité, la croissance et la réussite des entreprises qui les embaucheront. »
D’après cet ancien d’Audencia Business School, la défaite de la pensée est inhérente aux grandes écoles de commerce, puisqu’elle participe à la formation de manageurs en devenir : « Pour que votre cerveau soit capable de passer de “j’adore faire des dissertations sur l’ontologie du plaisir” à “je vais faire des jolis PowerPoint sur la façon dont on va mettre en rayon des yaourts nature”, il faut une conversion radicale de votre mode de pensée qui passe par un abandon total de la sphère académique. »
Certains jeunes opèrent ainsi une véritable mue sur les bancs de la fac et changent radicalement d’orientation professionnelle. Déçu par la « pauvreté intellectuelle » de sa formation à l’ESCP, Tom Jacques a trouvé « dix fois plus passionnant » son master de philosophie à Paris-IV, d’un point de vue académique, mais également sociologique. « Tous mes camarades à l’ESCP avaient leur propre appartement près de l’école, contrairement à l’université, où personne n’avait les moyens de se payer une chambre à Paris. J’ai aimé sortir de l’entre-soi de l’école de commerce », pointe le jeune de 24 ans, qui prépare l’agrégation de philosophie pour devenir professeur ou journaliste.
D’autres préfèrent capitaliser cette expérience dans leur parcours professionnel. Ainsi de Guillaume Bost : pendant sa scolarité à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), ce passionné de danse a suivi le master arts, théorie et pratique de l’Ecole normale supérieure. « J’ai développé une légitimité dans le milieu culturel, et c’était utile : j’ai fait un stage dans le groupe de luxe Kering, ma double casquette était un atout », note le jeune de 25 ans.Grâce à ses études de philosophie, Victor a pu, quant à lui, « arriver en milieu professionnel avec une certaine assise conceptuelle », assure-t-il.
« Les mentalités changent »
D’autres enfin, sans aller jusqu’à bifurquer, refusent d’inscrire leur parcours à la faculté dans une optique de rentabilité professionnelle. « J’ai préféré compartimenter : la philo pour moi, c’était un bol d’air frais. On m’a d’ailleurs reproché de ne pas tisser de liens entre mon cursus en école de commerce et la philosophie. Mais je voulais juste me faire plaisir », analyse Oscar. Grâce à son master en philosophie, le diplômé de HEC affirme être devenu plus autonome : « J’ai fait un essai sur l’expérience du sevrage, dans lequel j’ai mêlé philosophie, neurosciences et sociologie. On ne fait pas du par cœur comme en école de commerce : on apprend à réfléchir. » Pour l’étudiant de 23 ans, les grandes écoles de commercerisquent même de perdre de leur prestige : « Elles sont encore valorisées grâce à leur réseau, mais les mentalités changent. Le jour où je travaillerai en entreprise, je ne recruterai certainement pas celui qui a fait HEC. On y apprend très peu. »
Certains élèves développent ainsi un rejet virulent de l’institution, constate Fabien De Geuser, ancien directeur académique de l’ESCP : « Ils demandent aux grandes écoles de se plier à leurs exigences pour passer leurs examens à la fac, et ne comprennent pas lorsqu’ils essuient un refus. » Arrivés en école de management un peu par hasard, parce qu’il s’agit d’une voie dite « d’excellence », ces élèves construisent un véritable clivage, poursuit l’ancien directeur académique de l’ESCP, aujourd’hui doyen de la French Vietnamese School of Management : « D’un côté, la faculté qui répond à leurs aspirations intellectuelles. De l’autre, l’école de commerce qui sert leur visée professionnelle. On voit très peu d’étudiants intégrer ce qu’ils ont appris à l’université, en sciences humaines, dans leur cours de gestion en école, et c’est dommage. »
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