par François Musseau, correspondant à Madrid publié le 28 février 2023
«Nous voulons que justice soit faite pour Alana l’ange, et pour Leila la guerrière !» C’est la pancarte que brandissaient dimanche des dizaines de parents d’élèves devant le lycée Llobregat de la commune de Sallent, en Catalogne. La preuve que le drame demeure incandescent dans les esprits. Le mardi 21 février, un frère et sa sœur jumelle d’origine argentine, Ivan né Alana et Leila, 12 ans, se jettent du troisième étage de leur appartement. Le premier se tue sur le coup. La deuxième se trouve toujours dans un état critique dans un hôpital de Sabadell, non loin de là. La mère se trouvait dans la cafétéria où elle travaille. Le père, au chômage, dans sa chambre, et dira ne s’être douté de rien.
Ce suicide suscite de vives réactions en Catalogne où l’on se demande comment ces deux adolescents ont pu en arriver à se donner la mort. Aussi bien le lycée que le ministère régional de l’enseignement nient qu’il puisse s’agir d’une conséquence de harcèlement scolaire. Pourtant c’est ce qu’assurent de nombreux parents d’élève, des habitants de Sallent qui déroulent des banderoles sur leurs balcons, plusieurs témoins qui connaissaient bien Ivan et Leila, et même certaines sources au sein de la police catalane. La mairie de Sallent soutient que la famille argentine, arrivée deux ans plus tôt, était dans les radars des services sociaux et recevait une assistance psychologique étant donné l’«instabilité émotionnelle» du couple parental. Trois jours de deuil ont été déclarés dans la foulée, des minutes de silence ont été observées mais cela n’a pas suffi pour éteindre la polémique sur les causes du suicide d’Ivan.
«Bombes à retardement»
Car il a été prouvé que les adolescents étaient l’objet de moqueries depuis leur arrivée d’Argentine, notamment car ils ne parlaient pas le catalan. Autre sujet de sarcasme : Ivan avait exprimé son désir de changer de sexe, s’était coupé les cheveux et ne voulait désormais plus s’appeler Alana. Ce qui lui valait le perfide sobriquet d’«Ivana» dans les couloirs du lycée. Un inspecteur de police anonyme, cité par le journal La Vanguardia, a estimé que derrière le saut dans le vide du frère et de sa sœur, «il y a les téléphones portables et leurs applications dont la plupart ne devraient pas être utilisées par des mineurs, et qui sont d’authentiques bombes à retardement».
Comme si elle accordait rétroactivement du crédit à cette hypothèse défendue par les parents d’élèves, la Région a alors activé le protocole anti-harcèlement à l’intérieur de l’établissement. Plusieurs médias établissent un parallèle entre le suicide des adolescents argentins et celui de la jeune Kira López, 15 ans, qui s’était jetée du haut de son immeuble en mai 2021 à Barcelone. La semaine dernière, cette affaire a été classée sur le plan pénal, faute de preuves, mais les parents de la victime demeurent persuadés que le harcèlement contre leur progéniture a été «le facteur déclenchant».
Un effet post-pandémie
Si cette tragédie suscite une colère aussi vive et durable, c’est que la question du suicide des jeunes est de plus en plus prégnante. D’après une étude des autorités régionales de mai 2022 faite sur 270 000 élèves de 12 à 18 ans, 43,4 % affirment avoir eu des pensées suicidaires et 40 % déclarent s’être couchés le soir avec l’espoir de ne pas se réveiller. De même source, les suicides ont augmenté par trois chez les filles, par deux chez les garçons depuis deux ans. De l’avis général, la pandémie a fait des ravages, en particulier auprès des filles de 12-18 ans, dont les tentatives de suicide auraient augmenté de 145 % entre 2021 et 2022, selon la Fondation Anar, qui s’occupe des jeunes en situation de risque.
Ce suicide s’inscrit donc dans un contexte particulier : le harcèlement peut déclencher le passage à l’acte mais s’ajoute à un isolement, un profond désespoir, une grande douleur émotionnelle, renforcée depuis le confinement. En 2021, un plan quinquennal de prévention du suicide a été lancé en Catalogne auprès des 14-15 ans, incluant des ateliers de «gestion émotionnelle». «On essaie de faire face aux situations d’isolement et de frustration, pour éviter qu’ils soient seuls, déconnectés de leur environnement», explique le psychiatre Diego Palao. La mort par suicide est devenue la deuxième cause de décès chez les jeunes, derrière les tumeurs malignes. Selon l’association espagnole de pédiatrie, la pandémie a provoqué une hausse de 47 % des problèmes de santé mentale chez les mineurs.
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