Publié le 12 novembre 20222
Chat, rat, poulpe, mais aussi pigeon ou araignée… De nombreuses espèces animales sombreraient dans un sommeil paradoxal – cette phase durant laquelle les songes sont les plus intenses chez l’humain. Mais les animaux rêvent-ils vraiment ? Le quotidien suisse “Le Temps” relaie cette question qui fait débat chez les scientifiques.
En 1988, dans son film L’Ours, le réalisateur Jean-Jacques Annaud s’était pris au jeu d’imaginer à quoi pourrait bien ressembler la vie onirique d’un ourson. Des plages de couleurs, des formes, des émotions. Mais savons-nous vraiment si les autres animaux connaissent les mêmes expériences oniriques que nous ? Sont-elles plus probables chez le chimpanzé, le chien ou l’ours que chez l’abeille ou le crabe ?
Ces questions intriguent les scientifiques depuis des décennies mais tenter d’y répondre scientifiquement n’est pas une tâche aisée. Il a d’abord fallu étudier les mécanismes cérébraux et physiologiques sous-jacents dans notre espèce. Homo sapiens possède pour ces recherches un atout notable : une fois réveillés, nous pouvons nous souvenir, parler et témoigner du rêve ! Plus délicat d’obtenir ce genre d’information chez un pigeon.
Qui vit avec un mammifère de compagnie – chat ou chien – peut témoigner de comportements spécifiques pendant le sommeil : une moustache s’agite, une patte tressaute, une oreille se tourne. “Beaucoup de gens pensent que leurs animaux rêvent. C’est tentant d’associer ces tressaillements avec un rêve car c’est ce que nous expérimentons chez nous. Mais sans avoir accès à leurs récits, difficile de dire avec certitude qu’ils sont en train de rêver”, précise Gianina Ungurean, doctorante à l’Institut d’ornithologie Max Planck de Munich et spécialiste du sommeil chez les animaux. Doué de parole, le chat confirmerait-il qu’il chassait une souris ?
Chez l’humain, les rêves les plus intenses et les plus construits surviennent pendant la phase dite de “sommeil paradoxal” et découverte par le neurobiologiste français Michel Jouvet en 1959. Il l’a ainsi nommée en référence à l’activité du cerveau durant cette phase, très rapide et proche de celle observée pendant la veille, tandis que le sujet est endormi et que son corps a perdu tout tonus. Plus tard, les scientifiques ont observé des mouvements rapides des yeux sous les paupières pendant le sommeil paradoxal, d’où son autre nom répandu : sommeil REM (pour rapid eye movement en anglais, “mouvements rapides des yeux”).
La chasse imaginaire du chat
Michel Jouvet a mené une série d’expériences marquantes pour caractériser le sommeil paradoxal chez le chat. En réalisant une lésion dans le tronc cérébral d’un félin, il a pu supprimer l’atonie des muscles typique du sommeil REM, sans autre effet. Résultat : le chat endormi bougeait comme s’il était en chasse, poursuivant une proie et attaquant quelque chose devant lui, et parfois se léchait le pelage…
“C’est probablement le modèle le plus convaincant pour étudier en détail ce qui se passe pendant le sommeil REM chez cet animal, commente Francesca Siclari, neurologue et directrice adjointe du Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil au CHUV [Centre hospitalier universitaire vaudois]. Avec ce comportement visible, comme la chasse imaginaire d’une proie, il donne accès à un reflet direct des circuits nerveux impliqués.”
Des expériences similaires ont été menées chez des rats en 2001 par le chercheur américain Larry Sanford. La même lésion au niveau du tronc cérébral levait la paralysie flasque des membres pendant le sommeil REM des rongeurs, qui étaient alors agités de fortes secousses, faisaient des bonds et marchaient dans le vide.
Les recherches se sont ensuite multipliées pour détecter le sommeil REM chez quantité d’autres mammifères, sur la base de ses trois caractéristiques : activité cérébrale intense, mouvements des yeux et atonie musculaire. Et les surprises n’ont cessé de se succéder : le sommeil paradoxal était très répandu mais de durée variable et avec des cas particuliers.
Le long sommeil paradoxal de l’ornithorynque
Chez les monotrèmes par exemple – ces mammifères qui pondent des œufs –, l’ornithorynque passe près de huit heures par jour en sommeil REM (contre environ deux heures chez l’humain), sur ses quatorze heures de sommeil au total. Mais il s’agit d’une phase REM atypique : l’activité cérébrale est calme comme le reste de sa nuit. “Il est peu vraisemblable que les monotrèmes vivent des rêves vifs typiques du sommeil REM, mais plutôt – s’ils existent – des rêves moins vifs, plus courts et découpés associés au sommeil non-REM”, écrivait en 1999 Jerome Siegel, professeur de sciences comportementales au département de psychiatrie de l’université de Californie à Los Angeles et auteur de cette étude.
Le hérisson, le tatou, l’opossum, la sérotine brune (une chauve-souris) ou encore le furet font partie des mammifères ayant une plus grande quantité de sommeil REM que les humains (entre trois et huit heures par jour). Le cochon d’Inde, le babouin, le mouton, le cheval et la girafe en ont moins.
Les cétacés – les mammifères marins comme les dauphins, les baleines et les marsouins – font partie des cas particuliers. Leur sommeil est unilatéral : un hémisphère du cerveau montre des ondes rapides caractéristiques de la veille, pendant que l’autre montre des ondes lentes typiques du sommeil profond. Aucun signe de sommeil REM. Il est difficile alors d’imaginer une production onirique même faible, limitée à un côté du cerveau : comment gérer en même temps la réalité autour de soi et la vision onirique ?
Observer les pupilles du pigeon endormi
Aujourd’hui, les scientifiques sont d’accord pour dire que les oiseaux connaissent eux aussi deux phases différentes du sommeil, REM et non-REM, similaires à celles observées chez les mammifères. Gianina Ungurean étudie le sommeil du pigeon et elle a récemment fait une découverte intrigante, publiée dans la revue Current Biology. “Les paupières des oiseaux sont semi-transparentes, permettant donc d’observer leurs pupilles même lorsqu’ils dorment, grâce à des caméras infrarouges, explique la jeune chercheuse. Les pupilles du pigeon étaient dilatées pendant la phase calme mais nous avons découvert qu’elles se contractaient rapidement pendant le sommeil REM, en même temps que les yeux bougeaient et que le bec s’agitait.”
Or cette contraction de l’iris ne s’observe chez le pigeon éveillé que lorsqu’il est en train de faire la cour – quand il gonfle ses plumes, roucoule et incline la tête. “Nous pensons que cette contraction des pupilles reflète le moment où le cerveau enregistre ces souvenirs de parade nuptiale”, affirme Gianina Ungurean. De là à conclure que le pigeon fait des rêves romantiques, la chercheuse n’ose pas franchir le pas.
“Ces mouvements pourraient très bien être aussi un produit dérivé de l’activité neuronale, dans un cerveau déconnecté, dont l’animal n’a aucun souvenir.”
Récemment, la recherche sur le sommeil paradoxal s’est étendue aux vertébrés à sang froid comme les reptiles et les poissons, et aux non-vertébrés. Dans une étude publiée en 2021 dans la revue iScience, la chercheuse Sylvia Lima de Souza Medeiros et ses collègues brésiliens ont décrit un poulpe endormi, avec des secousses de ses bras repliés et de ses ventouses, et changeant de couleur comme s’il cherchait à se camoufler sur des fonds imaginaires.
“L’exemple de la pieuvre est assez parlant, constate Francesca Siclari. Cela suggère une activité cérébrale autonome, indépendante de l’environnement, pendant le sommeil paradoxal. Comme chez l’humain.”
La séquence vidéo diffusée dans le documentaire Octopus : Making Contact a fait plus de quatre millions de vues sur YouTube. Le spectacle est fascinant. “La pieuvre, en ce sens, est un modèle particulièrement prometteur pour observer les comportements de mise en action des rêves, d’un point de vue naturaliste, sans avoir besoin de faire les lésions requises chez les mammifères [pour supprimer l’atonie musculaire]”, observait Josie Malinowski, chercheuse spécialiste des rêves à l’université de Westminster, à Londres, dans un article publié en 2021 dans la revue Consciousness and Cognition.
Octopus Dreaming, voir la vidéo ...
En mai dernier dans le journal Pnas, c’est au tour de l’araignée sauteuse de passer sous la “loupe” de Daniela Rössler, chercheuse à l’université de Constance, en Allemagne. Il s’agit plutôt de caméras infrarouges et d’algorithmes qui scrutent les premières nuits de jeunes araignées, pendues à leurs fils. Leurs rétines, visibles par transparence, de manière inattendue, s’agitent frénétiquement toutes les dix-sept minutes. Est-ce du sommeil paradoxal ? Oui, selon les auteurs.
Pas de consensus
Mais cette éventualité, avant même celle d’une araignée rêveuse, en laisse perplexe plus d’un. “Nous n’avons pas de preuves que ces animaux dorment vraiment, commente Jerome Siegel. Concernant les insectes et les araignées, c’est difficile de prouver qu’ils ont des activités mentales comme nous. Il ne faut pas voir du sommeil REM partout juste parce que l’on pense qu’il y en a partout. Même certains mammifères en sont dépourvus !”
“Il n’y a pas de consensus dans la communauté scientifique sur l’existence des rêves chez les animaux. Est-ce que de trouver du sommeil REM chez un animal signifie qu’il rêve ? Pas forcément. C’est complexe et nous n’avons pas encore la réponse à cette question”, constate Francesca Siclari. De son côté, Gianina Ungurean concède :
“De mon point de vue subjectif, personnel, et non scientifique, je serais surprise que nous soyons les seuls à rêver.”
Il faudra encore du temps avant que l’on sache à quoi ressemble le rêve d’un ourson.
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