Publié le 5 novembre 2022
« Le divan du monde ». Dans cette chronique, la psychanalyste s’appuie sur vos témoignages et questionnements pour décrypter comment l’état du monde percute nos vies intimes.
C’est seulement en perdant la raison que, assise sur le trottoir où la cloue la misère, la petite fille aux allumettes du conte d’Andersen peut échapper au froid, à la faim et à l’effrayante solitude qui vont la tuer quelques heures plus tard. Devenue la proie d’hallucinations, elle imagine la nourriture, la chaleur dont elle aurait besoin et, faisant revivre la grand-mère qui l’aimait, la tendresse qui lui manque tout autant. Toutes choses qui, si elles étaient réelles, pourraient non seulement lui sauver la vie, mais lui rendre, avec une place d’égale aux passants qui la croisent sans un regard, sa dignité d’être humain.
Au-delà de sa beauté formelle, le conte d’Andersen dit une réalité si terrible qu’elle a partie liée avec la folie, et la mort. Et cette réalité invivable est celle, aujourd’hui, de milliers d’enfants : en août 2022, l’Unicef et le Samusocial, en collaboration avec Santé publique France, en ont dénombré plus de 42 000 dont les seuls domiciles sont « des hébergements d’urgence, des abris de fortune, ou la rue ».
Or, si de telles conditions de vie portent toujours atteinte de façon très grave à l’équilibre psychologique des personnes adultes, leurs conséquences sur les enfants sont plus graves encore.
Quel rôle joue, dans l’équilibre psychologique d’un être humain, la possibilité d’avoir un domicile ?
Un domicile, c’est pour un être humain un lieu qu’il peut chaque jour retrouver et clore, pour y être protégé de tout ce qui pourrait l’agresser.
Cette protection, qui pourrait sembler n’être que matérielle, est psychologiquement essentielle pour lui, car elle lui donne une sécurité indispensable à son équilibre. Privé de cette sécurité, il est contraint à une vigilance permanente par rapport à lui-même – que le froid, la chaleur, le bruit ou les intempéries maltraitent –, et par rapport aux autres, susceptibles de le mettre en danger. Cette vigilance le conduit à un épuisement, aussi bien physique que psychologique, d’autant plus dangereux qu’il lui est impossible de s’en reposer : dormir supposant de pouvoir un moment baisser la garde, elle rend en effet impossible un sommeil réparateur.
Mais un domicile permet aussi d’échapper au regard des autres.
Comment fait-on pour vivre en permanence sous le regard des autres ?
Se savoir sinon regardé, du moins visible en permanence, par tous, est invivable (et l’une des causes sans doute pour lesquelles on devient si vite « fou » dans la rue). Le regard des autres, quand on ne peut pas lui échapper, risque de devenir très vite un élément persécuteur, comme le serait une caméra qui filmerait sans interruption. Caméra déshumanisante, car elle interdit toute intimité : être sans domicile, c’est être condamné à accomplir en public des actes (comme faire ses besoins, par exemple) que les autres ont non seulement le droit mais le devoir d’accomplir sans qu’on les voie. Exclusion du monde civilisé, qui est d’une violence particulièrement destructrice.
De plus, le corps et le psychisme étant liés, le fait d’être livré aux regards modifie le rapport à soi-même : comment, exposé de la sorte, pourrait-on garder la conscience de la présence, au plus profond de soi, d’un noyau de l’intime, inaccessible aux autres, à partir duquel on peut dire « je » ?
Un domicile est, pour un être humain, un « contenant » sur lequel il appuie sa conscience d’un « intérieur » de lui-même – intérieur de son corps, mais aussi de sa tête – qu’il peut différencier de l’extérieur.
La langue française, qui parle du logement de quelqu’un comme de son « intérieur », le dit très bien ; comme le disent les rêves quand ils mettent en scène des habitations dans lesquelles le rêveur découvre soudain (comme autant de possibilités nouvelles en lui ?) des pièces dont il ignorait l’existence.
Que se passe-t-il pour un enfant, quand il vit dans la rue ?
L’enfant souffre de la vie sans domicile tout autant que l’adulte, mais elle a sur lui des conséquences plus graves encore car, si elle empêche le fonctionnement normal du psychisme de l’adulte, c’est chez lui la construction même de ce psychisme qu’elle hypothèque.
La construction psychique d’un enfant se fait à partir des besoins de son corps, grâce à l’éducation de ses parents. Son rapport au désir, au plaisir – à ce qu’il aime, et veut –, comme sa capacité à supporter la frustration s’élaborent, au quotidien, à travers l’alimentation, par exemple (« un troisième bonbon ? Non, tu en as déjà eu deux. »). Or, la précarité fausse tout : comment un enfant pourrait-il, dans un monde où il n’a droit à rien, comprendre qu’il ne peut pas tout avoir ? Et comment ses parents, si meurtris par ce qu’il doit vivre, pourraient-ils le lui enseigner ?
La construction de sa sexualité est hypothéquée non seulement par la promiscuité avec les adultes, mais par l’absence d’intimité. Comment, dans une telle situation, apprendre la pudeur, si nécessaire pourtant pour accéder au respect de soi-même, et au refus des soumissions avilissantes ?
La construction de ses capacités cognitives est rendue difficile par son accès problématique à l’école, mais aussi par ce qu’il vit. Comment apprendre le calcul dans un monde où les « moins » ont depuis longtemps remplacé les « plus » ? Quelle place pour l’imaginaire ou l’abstraction quand la réalité pèse un tel poids ?
Et, surtout, comment construire, dans de telles conditions, une estime de soi, un sentiment de sa valeur ? Que peut valoir à ses propres yeux un enfant soumis, comme ses parents, dans une totale impuissance, au bon vouloir des passants auxquels il doit tendre la main pour survivre ? Que peut-il valoir quand la société ne lui donne de place qu’à côté des poubelles, et ne le définit plus que par ce qu’il n’a pas (« sans domicile ») ?
Comment pourrait-il se penser l’égal des enfants qu’il voit passer devant lui, marchant vers un « chez eux » auquel lui n’a pas droit ; et envisager des relations avec eux ?
Comment, condamné à cette violence, cette stigmatisation et cette exclusion, pourrait-il imaginer un avenir qui lui donne envie de grandir ? Et, quoi qu’il en soit, quel avenir une telle enfance peut-elle lui permettre ?
Comment aider psychologiquement ces enfants ?
Les enfants sans domicile, qu’ils le montrent ou non – car les enfants savent très bien cacher leurs détresses les plus intenses –, sont tous malades de leurs conditions de vie. Ils le sont parce qu’elles sont inhumaines et, même si l’on peut les aider à souffrir un peu moins, et surtout à résister, ils ne peuvent guérir vraiment que si elles cessent de l’être. On parle en effet beaucoup aujourd’hui de « résilience », mais on oublie trop souvent que, si elle existe chez tous les enfants, aucun ne peut la déployer sans points d’appui : « résilience » ne peut pas rimer avec « bonne conscience ».
Aujourd’hui, en France, 42 000 enfants subissent l’inadmissible maltraitance sociale que constitue la vie sans un toit, et sont donc privés du « niveau de vie suffisant pour permettre son développement physique, mental, spirituel, moral, et social » auquel, aux termes de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations unies, chacun a droit. Pourquoi ?
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