Publié le 6 novembre 2022
Stéphane Foucart
Les défenseurs de l’environnement se divisent sur l’efficacité des actions les plus radicales. Certains alertent sur les risques de polarisation de la société, d’autres s’étonnent que le mouvement reste pacifique, rappelle Stéphane Foucart, journaliste au « Monde », dans sa chronique.
Le 14 octobre, deux membres du collectif Just Stop Oil parvenaient à susciter une colère mondiale après avoir projeté le contenu d’un pot de soupe à la tomate sur Les Tournesols, de Van Gogh. Le tableau était exposé à la National Gallery, à Londres. Ces derniers mois, et singulièrement ces dernières semaines, des actions semblables ont été menées en Australie, en Ecosse, en Italie, en Allemagne. Il fait peu de doute qu’elles se multiplieront, en dépit des fractures qu’elles ouvrent au sein même du mouvement environnementaliste et de ses sympathisants.
Pour nombre d’entre eux, de telles actions sont non seulement absurdes et inutiles, mais aussi contre-productives. Incompréhensibles pour le plus grand nombre, elles pourraient même éloigner de la cause environnementale ceux qui restent à convaincre, en assimilant l’engagement pour le climat et la biodiversité à la violence, au sectarisme, voire au terrorisme. Pour d’autres, la force de ces « performances » militantes est, au contraire, de faire la démonstration empirique de ce qu’elles dénoncent. Et, peut-être, de faire advenir une forme de réflexivité, en plaçant tout un chacun devant ses contradictions.
« Pourquoi pensez-vous qu’un tableau est plus important que la préservation de la vie sur Terre ? », demandent en substance les activistes de Just Stop Oil. Alors que nous devons bien convenir que la question est évidemment rhétorique, force est de constater que leur modeste attentat, sans même abîmer l’œuvre visée, a soulevé une attention médiatique et une indignation collective très supérieures à ce que suscitent habituellement les décisions et les politiques publiques qui ancrent chaque jour un peu plus le monde sur une trajectoire de catastrophe.
Destruction méthodique en Ouganda
Nul ne peut plus ignorer qu’un tableau de Van Gogh a été symboliquement maculé de rouge, mais, hormis ceux qui suivent de près l’actualité environnementale, combien de nos concitoyens savent que Total parachève ces jours-ci des expropriations de masse préalables à la destruction méthodique d’un immense et inestimable biotope en Ouganda, aux fins d’exploitation pétrolière ? Qui sait que la major française a déposé début septembre une demande d’exploitation de gisements gaziers au large des côtes sud-africaines, pour l’équivalent probable de 1 milliard de barils de pétrole ? Deux adolescents armés d’un pot de sauce tomate nous inquiètent plus que les multinationales qui enclenchent, chaque jour ou presque, des bombes à retardement climatiques.
Quant aux mégabassines en cours de construction autour du marais poitevin, elles ne défraient la chronique qu’en raison – précisément ! – des affrontements violents entre forces de l’ordre et manifestants, qui ont marqué le rassemblement, le 29 octobre, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), de milliers d’opposants au projet. La question a traversé et traverse tous les mouvements d’émancipation : comment désobéir ? La radicalité, l’action directe sont-elles les méthodes les plus efficaces ?
L’écologue Andreas Malm (université de Lund, en Suède) pose différemment la question. Elle tient plutôt, dit-il, à la quasi-absence de violence de l’activisme environnemental. « Après ces trois dernières décennies, il ne fait aucun doute que les classes dirigeantes sont foncièrement incapables de répondre à la catastrophe autrement qu’en la précipitant, pose-t-il en introduction à Comment saboter un pipeline ? (La Fabrique, 2020). D’elles-mêmes, par leur propre compulsion interne, elles ne peuvent que continuer à tracer leur chemin de feu jusqu’au bout. »
Les attentats des suffragettes
En l’absence de tout espoir de voir une solution émerger des institutions démocratiques, le chercheur suédois fait sienne la question provocatrice posée en mars 2007 par John Lanchester dans la London Review of Books, s’étonnant du pacifisme des militants environnementalistes. « Il est étrange et frappant que les activistes du climat n’aient commis aucun acte de terrorisme, écrivait le journaliste et écrivain britannique. Après tout, le terrorisme est de loin la forme d’action politique individuelle la plus efficace du monde moderne, et le changement climatique est un sujet qui tient à cœur aux gens.
Quinze années plus tard, cette volonté d’arrondir les angles est toujours de mise, même chez les défenseurs de l’environnement les plus radicaux ; les atteintes aux œuvres d’art et aux biens ne sont jamais que symboliques. Qui se souvient, il y a cent huit ans, dans la même National Gallery, d’une militante pour le droit de vote des femmes, la suffragette Mary Richardson, lacérant à coups de couteau la Vénus au miroir de Vélasquez ? Ce ne fut pas une action isolée. La plupart d’entre nous gardent des suffragettes l’image d’un mouvement sympathique, luttant pour des droits qui vont aujourd’hui de soi, mais les militantes féministes britanniques du début du siècle passé n’ont pas hésité à recourir à la violence.
Dans une étude publiée en 2005 par la revue English Historical Review, Christopher Bearman (université de Hull, en Angleterre) en a analysé le détail : pour la seule année 1913, les militantes britanniques ont revendiqué près de 340 actions, principalement des incendies volontaires et des attentats à la bombe, dont les cibles étaient des maisons, des bureaux, des bâtiments agricoles, des gymnases, des hangars, des églises, des écoles. Soit près d’un attentat par jour.
Depuis, la définition du terrorisme semble avoir autant changé que les raisons de faire un tour en prison. Le 29 octobre, seize chercheurs du collectif Scientist Rebellion, dont quatre Français, se sont collés à des automobiles de marque BMW dans un showroom, à Munich. Ce crime épouvantable, aggravé par des jets de peinture et le déploiement d’une banderole, leur a valu quatre jours de détention.
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