Par Alice Raybaud Publié le 02 mars 2022
« Fragments de campagne ». Le rapport au corps, au plaisir et à l’amour est devenu une question centrale chez les jeunes femmes d’aujourd’hui, qui le repensent sous un prisme résolument politique.
Angèle, 14 ans, s’éclaircit la voix alors qu’elle ouvre son micro. Ce soir de février, comme une soixantaine de personnes – enseignants, mais surtout collégiennes et lycéennes –, elle est connectée à la réunion virtuelle organisée par le collectif féministe Nous toutes pour parler éducation à la sexualité. Collégienne dans une commune rurale du Lot, elle est persuadée de la nécessité de sensibiliser davantage sur la sexualité et le consentement – « le nombre de fois où on se prend des mains aux fesses en plein couloir ! » –, et se demande comment agir. Elle pense créer un comité local pour porter le sujet et a convaincu des camarades de se joindre à elle.
Sortie la même semaine, une étude de Nous toutes montre à quel point l’éducation sexuelle et affective fait défaut dans les établissements scolaires, qui ne respectent pas l’obligation légale de trois séances de sensibilisation dédiées par an. « Elles sont pourtant centrales dans la lutte contre les violences », estime Diane Richard, 25 ans, qui présente cette réunion, destinée à proposer des moyens d’actions concrets : courriels types à envoyer à son proviseur, pétitions pour demander la tenue de ces séances à faire signer sur le parvis de son école, à la cantine, à l’arrêt de bus…
Les questions de sexualité, mais aussi de rapport au corps et à l’amour sont devenues centrales dans l’engagement et la vision du monde d’une partie de la jeunesse, qui s’inscrit dans une nouvelle vague du féminisme. De jeunes femmes entendent réinvestir jusqu’aux dimensions les plus intimes de leur corps et les interrogent à l’aune des injonctions sociales. Pour elles, ce qui se joue derrière la porte de la chambre à coucher ou dans le secret des salles de bain, face à un miroir, a tout à voir avec le collectif. Parler consentement, plaisir, grossophobie, donner des clés sur les identités sexuelles et de genre : l’enjeu est intime autant que politique.
Une « bataille de l’intime »
En témoigne l’écho auprès des 15-30 ans d’une myriade de comptes sur les réseaux sociaux, qui se penchent de manière engagée sur la sexualité, subvertissent le tabou des poils ou des règles… Mais aussi des succès du monde de l’édition comme Jouissance club : une cartographie du plaisir (Marabout, 2020) – adapté du compte Instagram du même nom – de June Pla, cinquième meilleure vente essais de 2021, suivi de près par le dernier Mona Chollet, Réinventer l’amour : comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (Editions Zones, 2021). Ou encore du podcast Le Cœur sur la table (Binge Audio, plus d’un million d’écoutes), véritable phénomène qui se prolonge au travers de groupes de parole sur la réinvention des codes de l’amour romantique, organisés un peu partout en France.
La philosophe Camille Froidevaux-Metterie, autrice d’Un corps à soi (Seuil, 2021), documente ce tournant, amorcé au début des années 2010 et accéléré par le mouvement #metoo : une « bataille de l’intime » dont l’enjeu est la réappropriation, par les femmes, d’un corps réduit à un objet du désir et dont elles ont longtemps été dépossédées. Elle y voit un nouveau volet de la révolution sexuelle, entamée dans les années 1970 autour des droits procréatifs et aujourd’hui repensée sous le prisme de l’égalité : « Cette génération remet en cause les rapports de pouvoir qui se jouent dans la sphère intime, en mettant au centre la notion de consentement. »
Diane Richard, qui travaille également à l’Unesco sur les inégalités de genre, considère ainsi que la façon dont se vit la sexualité, loin d’être anecdotique dans la lutte pour l’égalité entre femmes et hommes, est « au fondement de tout ». « On bute encore sur des mécaniques de domination, qui s’exercent dans la société, mais se retrouvent aussi dans l’intimité, souvent romantisées, et avec des dégâts immenses. Tant que perdureront les violences qui en résultent, que les femmes auront peur de plein de choses, même si les droits légaux sont là, il ne peut pas y avoir d’égalité », estime la militante.
Une parole décomplexée sur le plaisir féminin
Selon Masha, influenceuse « sexo » de 23 ans, cela passe notamment par une reprise en main par les femmes de la connaissance de leur corps, encore « couvert de tabous ». Sur son blog et son compte Instagram @mashasexplique, elle parle depuis trois ans de masturbation féminine, des formes – au pluriel – des vulves, de sexualité sans pénétration, du vaginisme, de l’asexualité… Des éléments absents des représentations culturelles sur la sexualité. « Il faut qu’on récupère ce savoir, qu’on se réapproprie les limites de nos corps et qu’on les impose », prône-t-elle.
Comme elle, une flopée d’influenceuses très suivies sur Instagram – @jemenbatsleclito, @sexysoucis, @mercibeaucul_, @tasjoui… – revendiquent une parole décomplexée sur le plaisir féminin, réclamant un droit de jouir sans entrave. Et, au-delà, de disposer de leur corps comme elles l’entendent. « Ces femmes recréent, dans le monde virtuel, les cercles de conscientisation des années 1970, constate Camille Froidevaux-Metterie. Sur ces comptes, elles partagent des récits singuliers sur des sujets ciblés, comme les formes de seins ou les vergetures. Cette constellation de thématiques corporelles produit une dynamique politique inédite. Désormais, même des jeunes filles qui vivent en milieu rural ont accès à ces réflexions. »
Des démarches « empouvoirantes » (néologisme pour « empowering »), pour Jeanne Véber, 22 ans, originaire de Nancy, qui a d’abord suivi le compte féministe @clitrevolution, puis celui de Charlotte Bienaimé, productrice d’« Un podcast à soi », sur Instagram, ou de @parlonspoil. « J’ai décidé d’arrêter de m’épiler depuis le premier confinement. Me renseigner sur le sujet m’a fait prendre conscience qu’imposer socialement aux femmes de retirer leurs poils est une manière de les infantiliser : seuls les enfants n’ont pas de poils. Cela paraît trivial, mais participe d’un système d’oppression », raconte-t-elle.
Le regard sur le corps des femmes reste « problématique »
La question des diktats corporels est aussi centrale dans le féminisme de Clem, 24 ans, constamment renvoyée à son poids depuis qu’elle est petite. Mais c’est surtout la question du genre qui structure son engagement, explique cette chargée de communication d’une association écologiste, qui se définit comme non-binaire : « Je me suis toujours posé des questions sur mon genre, ne me sentant pas très bien dans mon corps et étant perçue comme un “garçon manqué”. Des lectures m’ont permis de mettre des mots sur ce que je sentais intimement, de me l’approprier et donc de ne plus subir mais agir. »
Poser des mots et des images sur des réalités physiques féminines longtemps cachées, comme les menstruations ou les douleurs gynécologiques, devient un nouvel enjeu. Surtout dans un contexte où le regard sur le corps des femmes reste « problématique », juge Maëlle Noir, 24 ans, citant la polémique sur le crop top dans les écoles – qui avait donné lieu à une mobilisation de lycéennes sous le hashtag #14septembre. Doctorante en droit et membre de Nous toutes, Maëlle organise des rencontres sur des sujets « invisibilisés », comme les violences gynécologiques. A Noël, elle s’est amusée à exhiber pendant trois jours un pin’s représentant un clitoris. « Dans ma famille, personne ne savait ce que c’était. C’est révélateur », dit-elle.
Des groupes de collages qui se créent sur tout le territoire contribuent à ce projet de visibilisation de ces questions. Dans une salle de La Maison des syndicats et des associations, au Mans, des lettres noires s’amoncellent sur la moquette. Ce jour-là, cinq jeunes du collectif Collages féministes Le Manspréparent les slogans – « Tu es asexuel.le, tu n’es pas anormal.e », « Consentement partout, tout le temps »… – qu’ils colleront le soir même dans les rues. « L’idée est se réapproprier un espace qui est retiré aux femmes et aux minorités de genre, où le corps féminin est souvent pensé à disposition », explique Aziliz, artisan du cuir de 29 ans, non-binaire.
Les candidats à la présidentielle trop peu concernés
Pinceau à la main, Valeska Morin Nowik, 16 ans, trace : « En France, un viol toutes les 7 minutes. » Engagée sur le sujet des violences faites aux femmes, dans l’espace public et au sein du couple, elle trouve un écho fort de cet engagement dans son entourage, notamment au lycée, où des pancartes sur le sujet sont parfois exposées sur les murs de salles de cours. Cette année, la lycéenne participe au projet itinérant « Ta voix compte », porté par l’ONG Ashoka, dans lequel une douzaine de jeunes engagés vont à la rencontre de leurs camarades partout en France pour récolter leurs idées à destination des candidats à l’élection présidentielle.
A l’image de toutes les personnes interrogées lors de notre enquête, Valeska se dit toutefois déçue par le positionnement des candidats sur le sujet du féminisme, des questions de genre ou de violences sexuelles. Notamment dans cette campagne où l’enjeu ne perce pas. Son engagement à elle est « impulsif », dit-elle. Comme pour beaucoup, il vient des tripes, né de l’expérience trop banale du sexisme. A la manière de Charline, 18 ans, à côté d’elle, qui, au collège, a subi une vague de slut shaming (stigmatisation d’une femme à cause de son comportement sexuel réel ou supposé) après que son petit ami a diffusé une vidéo qu’elle lui avait envoyée. Elle s’engage pour que sa petite sœur n’ait jamais à vivre cela.
A Grenoble, Lison, 29 ans, raconte aussi que son éveil féministe découle de violences sexuelles qu’elle a vécues. En 2018 avec #metoo, la déferlante de témoignages fait émerger le souvenir intériorisé de l’agression qu’elle a subie, adolescente, de la part d’un copain de l’un de ses frères. Elle comprend que ce qui semblait être de l’ordre de l’intime et pesait sur sa vie relève de l’expérience collective et politique. Elle entreprend de se reconstruire grâce à des groupes de parole non mixtes, où elle a « repris du pouvoir d’agir » et détricote le carcan dans lequel elle a grandi, où il s’agissait d’être « désirable avant tout ». Un éveil qui va jusqu’à ouvrir d’autres perspectives, avant cela inenvisageables pour elle, et tomber « éperdument amoureuse »d’une femme.
Un mouvement qui touche aussi les hommes
« Mettre au jour les violences sexuelles, c’est aussi, pour cette génération, ouvrir l’horizon d’une sexualité épanouissante et gratifiante », note Camille Froidevaux-Metterie. Cela implique aussi de se pencher sur les imaginaires qui façonnent nos désirs et notre éducation sentimentale, et sur les mécanismes qui sont à l’œuvre dans le modèle du couple. Cette jeunesse aborde aujourd’hui la question amoureuse sous le prisme du politique, décidée à en réinventer les lignes – comme le prône le podcast « Le Cœur sur la table », de Victoire Tuaillon, qui assure que « s’aimer est une façon de faire la révolution ».
Une nécessité pour beaucoup de ces jeunes femmes, tiraillées entre leurs convictions féministes et la réalité de ce qui se joue dans leurs relations hétérosexuelles. « On devient plus exigeante », se rend compte Diane Richard, fatiguée nomment par le déséquilibre, dans ses relations de couple, de la « charge émotionnelle » – le fait d’engager des discussions importantes, de prendre soin de l’autre… Elle s’interroge aussi sur l’exclusivité dans le couple, se renseigne sur le polyamour, comme une manière de redéfinir les codes amoureux.
Ce mouvement touche forcément, aussi, les hommes de cette génération, avec une prise de conscience grandissante de leur rôle dans ces déséquilibres. « Parce que le sujet de la vie amoureuse et sexuelle les implique directement, les jeunes hommes ne peuvent plus faire comme si cela ne les concernait pas. On les voit donc peu à peu prendre leur part dans cette bataille de l’intime », observe Camille Froidevaux-Metterie, dont un documentaire sur les adolescents qui s’emparent de la question de la masculinité est en préparation. Une révolution intime et collective.
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