par Michaël Foessel, Professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique publié le 3 mars 2022
Un spectre hante à nouveau l’Europe, celui de la guerre terrestre augmentée d’un risque nucléaire. Certes, une guerre avait lieu à l’est de l’Ukraine depuis 2014, mais qui s’en souciait vraiment ? Bien que ces batailles aient occasionné 15 000 victimes, on parlait plutôt de «conflit», comme pour se convaincre de leur caractère régional et limité. Depuis l’invasion unilatérale de Poutine, le doute n’est plus permis : c’est la guerre, la vraie, qui est de retour sur le Vieux Continent. Pas seulement la guerre économique ou les cyberattaques dont on oublie qu’elles peuvent, elles aussi, faire des morts. Ni le soft power dans lequel on a espéré dissoudre les antagonismes propres à une mondialisation supposément heureuse. Ce qui se rejoue en Ukraine, et non plus à la périphérie du monde occidental, c’est l’alliance entre la guerre et l’horizon de la destruction totale.
Est-ce le retour du tragique dans l’histoire ? Si l’on veut dire par là que la politique n’est pas seulement faite de consensus ou de compromis et que le droit ne peut venir à bout de tous les antagonismes, l’hypothèse est légitime. Depuis le XVIIIe siècle, la guerre générale est le grand impensé du libéralisme qui considère que le «doux commerce» est toujours en mesure, par les vertus du contrat et de la logique des intérêts, de venir à bout des conflits de manière pacifique. Par sa brutalité même, la décision de Poutine nous rappelle la fragilité de la croyance selon laquelle le calcul rationnel finit par triompher des passions.
De l’incommensurable dans les calculs ordinaires de la diplomatie
On s’est demandé si le dirigeant russe n’avait pas perdu la raison,lui qui n’a pas hésité à brandir la menace atomique à la face du monde. La spécificité de cette menace est d’introduire de l’incommensurable dans les calculs ordinaires de la diplomatie, même de la diplomatie de guerre. Face au danger d’une destruction nucléaire, les efforts de temporisation s’effondrent en même temps que disparaît l’espoir de parvenir à un compromis acceptable par les parties en présence. A ce titre, la guerre atomique est bien la figure contemporaine du tragique : elle désigne un point de non-retour qui exacerbe le conflit jusqu’à le rendre insoluble.
Victime de son hybris, le personnage tragique ne veut rien entendre des arguments de son adversaire. Incapable d’adopter, ne serait-ce qu’un instant, le point de vue d’autrui, il se place toujours au bord de «faire un malheur», c’est-à-dire d’entraîner les autres dans sa perte. Pour faire triompher sa cause, il n’hésite pas à proférer la menace de l’apocalypse. En ce sens, la détention de l’arme nucléaire lui apporte un réconfort morbide : «Si j’échoue, vous échouerez avec moi».
Pour parvenir à maîtriser cet immaîtrisable, il faut pourtant se garder de tout abandonner au tragique et à sa logique mortifère. «L’histoire est tragique» est une des formules favorites d’Eric Zemmour : on peut juger de ce qu’elle signifie pour lui à partir de son attitude face à la guerre russo-ukrainienne. Bien souvent, ceux qui se gargarisent du retour du tragique le font dans un haussement d’épaules qui élève leur indifférence au rang de morale. Puisque l’attitude de Poutine démontre que le droit et la paix n’ont rien à faire dans la politique, il ne resterait plus qu’à consacrer le règne de la force dans l’histoire. Autrement dit, céder à ses revendications en espérant qu’il ait l’obligeance d’éloigner son doigt du bouton.
La prudence ou l’art de prendre en compte l’immaîtrisable
Ignorant de la menace nucléaire, mais au premier rang pour juger de l’essence de la tragédie, Aristote a montré que la seule réponse politique au tragique tenait dans la prudence (phronesis). Cette dernière ne considère pas que, sous prétexte de tragique, les vaincus sont victimes de la fatalité et qu’il est vain de leur venir en aide. Elle ne cède pas non plus à la montée aux extrêmes en menaçant d’une «guerre totale» celui qui est à la recherche de prétextes pour entraîner le monde dans sa chute.
La prudence est plutôt l’art de discerner ce qu’il y a encore à faire lorsque toutes les issues semblent condamnées. Elle prend en compte l’immaîtrisable (la psychologie des acteurs, le hasard, les haines recuites de l’agresseur) pour tenter d’y introduire de la mesure. Elle sait que le pire n’est pas à exclure, mais elle n’ignore pas que le plus sûr moyen de le faire advenir est de le considérer comme certain. La prudence choisit la politique quand les événements semblent nous condamner à la violence. Face au tragique, elle pourrait bien être la forme du courage.
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