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lundi 28 février 2022

Arts : la prodigieuse énigme des peintures de Josef Karl Rädler

 Le Monde

Par   Publié le 24 février 2022

A Paris, la galerie Christian Berst expose plusieurs œuvres de cet artiste autrichien qui continua à peindre et à écrire abondamment après son internement en 1893.

« Recto sans titre » (1916), de Josef Karl Rädler. Tempera, aquarelle et encre sur papier, 30 × 40 cm.

Josef Karl Rädler (1844-1917) n’est pas aussi connu aujourd’hui qu’Aloïse CorbazAdolf Wölfli ou Henry Darger, grandes figures de l’art « des fous ». Cette situation ne devrait pas durer, car ses créations, qui sont montrées pour la première fois à Paris, à la galerie Christian Berst, sont parmi les plus singulières jamais retrouvées dans un asile. Que Rädler ait été atteint de troubles ne fait pas de doute. Mais son œuvre est scrupuleusement réaliste, réfléchie et savante. Rädler n’est pas un fou devenu un peu artiste, mais un artiste devenu un peu fou.

Né en 1844 en Bohême, il vient à Vienne en 1867 apprendre la peinture sur porcelaine. Il y est si compétent qu’en 1872, avec un associé, il fonde l’Artistiche Atelier für Porzellanmalerei Rädler & Pilz, vite devenu l’un des plus en vue de la profession. Ses réalisations figurent dans des expositions universelles, sont offertes en cadeaux diplomatiques et servent aux dîners des Rothschild. La manufacture ouvre des succursales dans les capitales européennes, à New York, Sydney et Rio de Janeiro. Son style, inspiré du XVIIIe siècle, séduit par son extrême habileté décorative. La vie de Rädler, qui est marié et dont l’un des fils aura une carrière artistique, a donc tout d’une réussite.

Ce qui se passe en 1893 n’est clair que sur un point, il est interné à la demande de sa famille. Les raisons données : alternance de phases d’exaltation et de dépression, projets extravagants et ruineux. Les médecins diagnostiquent, dans le vocabulaire du temps, une « psychose circulaire avec des états d’excitation maniaque » et une « démence secondaire ». Rädler serait aussi, selon les mêmes sources,« grincheux, blasé, grossier, prétentieux et obstiné » – jugements plus subjectifs que scientifiques. D’abord placé dans des asiles viennois, il est transféré en 1905 en Basse-Autriche, à Mauer-Ohling. Inauguré en 1902, cet hôpital est alors l’un des plus modernes d’Europe, tant par son architecture ouverte sur un parc que par les méthodes des psychiatres. Ils encouragent les patients à avoir des activités dans les ateliers et la ferme qui font partie de ce qui n’est donc pas un lieu carcéral. Ils favorisent aussi les pratiques artistiques.

La perspective la plus rigoureuse

Mais, en 1905, Rädler n’a aucun besoin d’être incité à créer. Depuis 1897, il peint et écrit abondamment. Jusqu’à sa mort, en 1917, il ne cesse plus et l’on estime à huit cents le nombre de ses œuvres. Cette constance suffirait à attirer l’attention, mais ce qui stupéfie encore plus, c’est le style de ses œuvres. Ce sont des feuilles de papier à dessin de format 29,6 × 39,5 centimètres, employées recto et verso. Le recto est occupé par une scène à une ou plusieurs figures, en intérieur ou en extérieur, de jour ou de nuit. Les motifs sont ceux du quotidien à Mauer-Ohling : repas, bains, promenades, repos sur des bancs ou près des poêles de faïence. L’image est encadrée par des bandeaux verticaux et horizontaux tracés à la règle et couverts d’écritures manuscrites à l’encre. Les couleurs à l’aquarelle et à la tempera sont modulées par l’ombre et la lumière. La perspective la plus rigoureuse est respectée et Rädler se plaît à échelonner les espaces en multipliant couloirs et portes. Les figures sont représentées de manière précise, des détails des physionomies à ceux des vêtements, ce qui donne à penser que beaucoup sont des portraits des patients et des personnels.

Le verso de la feuille, qui peut avoir été travaillé plusieurs années après le recto – et inversement –, montre soit de longs paragraphes écrits sur un fond monochrome, soit des écritures moins denses sur fond de ciel au-dessus d’un paysage. Celui-ci fait admirer à nouveau le savoir-faire de son auteur : arbres à contre-jour, course des nuages, effet d’aube ou de couchant. Si rien ne permet d’affirmer que Rädler s’inspire sciemment de l’art de Caspar David Friedrich, on aurait peine à croire qu’il ne l’a pas connu tant il y a de parentés dans les cadrages et les harmonies. Autrement dit : quel que soit son état mental, Rädler demeure le virtuose du pinceau qu’il était avant son internement et ne perd rien de ses très grandes compétences techniques.

Minutie

Le plus souvent, les images sont donc descriptives. Plus rarement surgissent des scènes moins vraisemblables. Des hommes nichent dans les arbres. Une géante et un géant nus sortent de la forêt, précédés par leur abondante progéniture tout aussi nue. Mais ces créatures fantastiques sont traitées avec autant de minutie que le potager ou le réfectoire. D’autres étrangetés apparaissent, aussi précisément peintes : des oiseaux envahissent les salles, dont le sol se couvre de fleurs. Peut-être les écritures permettraient-elles de mieux comprendre mais elles sont le plus souvent à peu près illisibles. Si les premiers mots se déchiffrent plus aisément, la suite se perd dans des palimpsestes hermétiques. Des fragments qui ont été déchiffrés, il ressort que Rädler pense être « le peintre de la cour d’Autriche, de Siam et d’Italie », prêche la concorde entre les hommes, veut changer les églises en musées et prône une nourriture végétarienne. Seule la première de ces affirmations est déraisonnable. Il apparaît aussi qu’il accuse sa femme de son internement, qu’elle aurait obtenu pour le punir d’avoir découvert ses adultères avec un « haut fonctionnaire » et un « commerçant ». Mais les preuves manquent.

Oubliée dans un pavillon après sa mort, l’œuvre de Rädler a été sauvée in extremis de la destruction dans les années 1960 par une infirmière qui la fit sortir de l’asile et la confia pour étude au psychiatre Leo Navratil (1921-2006). Celui-ci tenta de l’expliquer par l’épilepsie dont Rädler souffrait dans ses dernières années, thèse qui ne convainc plus guère. La prodigieuse énigme de son œuvre reste à élucider, si tant est que ce soit possible.

La galerie Christian Berst au 3-5, passage des Gravilliers, à Paris (3e).

« Josef Karl Rädler, la clé des champs », galerie Christian Berst, 3-5, passage des Gravilliers, Paris 3eChristianberst.com. Du mercredi au dimanche, de 14 heures à 19 heures. Jusqu’au 27 mars.


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