par Luc Chessel publié le 1er mars 2022
Y a-t-il un humain dans la machine ? Matt Reeves, 55 ans, réinventeur de The Batman, n’a pas fini de mettre son grain de sable dans les rouages du cinéma hollywoodien. Scénariste de The Yards de James Gray (2000), avant d’inquiéter le monde entier avec Cloverfield (2008), classique immédiat du film-catastrophe, et de styliser son remake du film d’horreur suédois Morse avec Let Me in (2010), il a su ensuite imposer ses visions les plus nocturnes au système des grands studios, avec deux audacieux volets de la Planète des singes. Rencontre parisienne avec cet auteur passionné et volubile de blockbusters hypersensibles.
Ce qui frappe d’abord dans The Batman, c’est à quel point le film est sombre, littéralement, travaillant la photographie à la limite du perceptible. Pourquoi nous plonger dans tant d’obscurité ?
L’idée était d’explorer la dimension de l’étrange, de l’inquiétante étrangeté. Que Batman soit une apparition dans le noir, baignant dans cette atmosphère de rêve ou de cauchemar qui représente l’élément criminel omniprésent, presque comme dans un film d’horreur. J’ai beaucoup pensé à David Lynch, à sa façon de faire se matérialiser les choses à partir de l’obscurité, comme dans Lost Highway. C’était important pour l’histoire de puiser dans cette dimension de l’étrange qui est, d’une certaine façon, celle de l’inconscient. Avec mon chef opérateur, Greig Fraser, on a cherché à saisir l’essence de ce qui est sombre, d’abord visuellement, à partir de beaucoup de références : le cinéma néo-noir des années 70, comme Klute d’Alan J. Pakula, les films éclairés par Gordon Willis. Et bien sûr le nocturne Taxi Driver. Plus jeune, c’est par les commentaires de Martin Scorsese sur ce film que j’ai découvert l’œuvre d’Alfred Hitchcock, qui m’obsède. Pas seulement son travail sur la lumière et l’obscurité, qui est si important, puisque la lumière dans un film, c’est le trajet des émotions, mais aussi l’idée d’un cinéma subjectif. C’est l’idée provocatrice et très hitchcockienne de nous projeter dans un point de vue subjectif, de créer de l’empathie avec un personnage qui fait des choses dont vous préféreriez croire que vous ne les feriez jamais. Il y a là quelque chose de provocateur, qui passe par les émotions. C’est ce que je cherche en tant que spectateur. Quand je vais au cinéma, je veux passer par cette expérience viscérale.
Vous parlez d’un inconscient qui passe par la lumière du film, est-ce que c’est un inconscient au sens psychanalytique, ou un inconscient plus collectif, politique ?
Evidemment, tout est politique. L’aspect politique est important, mais je m’intéresse plus à l’aspect humain. J’aime l’idée du cinéma comme illumination, qui ne passe pas par quelque chose de réducteur ou de polémique, mais qui nous fasse voir la difficulté à être humain, la lutte pour le devenir ou le rester. En ce sens, c’est très psychanalytique. J’ai fait des années d’analyse, et je me sens proche de cette idée d’explorer la vaste zone en nous, la lutte en nous-mêmes. Surtout dans une histoire comme celle de Batman. Ce serait très facile de tout réduire à une affaire de héros et de méchants, alors que personne n’est jamais exactement l’un ou l’autre. Il n’y a rien d’éclairant dans ce genre de représentations. Pour moi, il y a un dialogue intéressant dans le film entre ce que fait Batman et ce que fait son adversaire, le Riddler, ce qui les a amenés, l’un et l’autre, à ce désir de vengeance qu’au fond ils partagent. Donc, quel est le droit chemin ? A un niveau conscient, Batman pense être du bon côté, faire le bien pour Gotham City. Mais il est animé par sa propre rage après le meurtre de ses parents et le désir de trouver un peu de sens à sa vie d’orphelin. Quand je fais un film, même si c’est un film de genre – encore plus si c’est un film de genre –, je dois trouver une manière personnelle de l’aborder. Ce qui me parlait, c’est ce désir qui pousse Batman à sortir nuit après nuit, et qui est vraiment une compulsion. Il cherche à créer du sens, le monde depuis qu’il a 10 ans n’a été pour lui que pur chaos, et il ne peut le faire autrement qu’en revivant ce cauchemar toutes les nuits. C’est une tâche impossible, car il ne peut pas inverser l’irréversible, il ne peut pas résoudre ce trauma.
C’est donc un film sur le deuil, l’abandon des illusions de son enfance ?
Oui, il est bloqué. Il n’a pas réalisé qu’il est poussé par son passé, il ne sait pas ce qui le fait agir. Il a cette image idéalisée de ses parents, qui ne les autorise pas à avoir été humains. Donc le film serait l’histoire de son réveil, on ne verrait pas ses «origines» mais on les revisiterait en même temps que lui. Le Riddler le pousserait à découvrir non seulement ce qui a fait de Gotham la ville corrompue qu’elle est devenue, mais en quoi ça concerne sa propre famille, leurs imperfections, jusqu’à toucher à la question de la santé mentale. Ces choses que fait Batman et qui ne sont pas complètement rationnelles, il fallait qu’il commence à en douter. Le film devait le bousculer, le secouer au plus profond. En ce qui me concerne, cette compulsion de Batman à sortir nuit après nuit, c’est ce que je ressens à propos du besoin de faire des films. J’ai commencé à vouloir faire du cinéma très jeune, et je me suis rendu compte que ça me donnait un sentiment de contrôle dans un monde qui semblait hors de contrôle. C’est toujours le cas, non pas tant ce désir de maîtrise – même si tous les cinéastes savent qu’il y a une volonté de contrôle dans ce qu’ils font – que l’aspiration à créer du sens, à trouver des rapports et des résonances entre les choses. C’est ce qui me fascinait dans le personnage, et qui a autorisé tant d’interprétations différentes. Celle qui m’intéressait, dans l’espoir de faire quelque chose d’un peu neuf, passait par le fait d’autoriser Batman à être très imparfait, et à le pousser dans cette lutte qui l’amènerait à une prise de conscience.
Vous parlez de contrôle, et il semble que vous prépariez chaque plan à l’avance en réalité virtuelle, en simulant les décors et espaces du film. Est-ce qu’il reste une place pour l’imprévu et l’accident sur le tournage d’un blockbuster ?
C’est le principe, il faut tout planifier rigoureusement, pour avoir ensuite la liberté de découvrir. J’arrive sur le plateau avec un programme précis pour chaque plan, tout a été longuement discuté, prévisualisé en VR et pré-éclairé. Mais c’est le fait de prévoir qui nous donne la liberté de nous écarter du plan. En amont, j’ai dû trouver de mon côté l’entrée la plus personnelle possible dans le film, mais ensuite il me faut obtenir des acteurs et de l’équipe leur propre vision des choses, qui doit venir d’un endroit tout aussi intime. Si je voulais faire uniquement ce que j’ai prévu, je n’aurais qu’à jouer tous les rôles et occuper tous les postes, ce serait limité. Mon rôle est d’être une boussole, d’accueillir les propositions en sentant qu’elles vont dans la direction que le film doit prendre, qu’il veut prendre. Cet instinct est rendu possible par la plus grande préparation. Sur le plateau, et par exemple en travaillant avec les acteurs, avec Robert Pattinson, Zoë Kravitz ou Paul Dano, mon travail, c’est d’être ouvert. Je fais beaucoup de prises, on essaie différentes choses. En ce qui concerne la performance d’acteur, le seul devoir du réalisateur est que la caméra soit en train de tourner quand l’heureux accident arrive. Il y a beaucoup d’accidents malheureux sur un tournage, les choses n’arrivent pas comme prévu, ça se passe mal, mais quand quelque chose de magique a lieu, si la caméra ne tourne pas, tu l’as perdu pour toujours. Le travail des répétitions consiste surtout à parler des personnages, car je ne veux pas répéter sans que la caméra enregistre. Quelque chose pourrait se passer, et c’est précisément cette étincelle de vie, ce réalisme, qu’on cherche. C’est une quête, on est tous ensemble en quête du film. Si tu ne peux pas te lancer dans cette exploration, tu n’obtiendras jamais quelque chose de vivant.
Un tournage de cette envergure, dans les conditions d’un grand studio hollywoodien, est une énorme machine. Est-ce une contrainte ou une liberté ? Est-ce que vous pouvez faire tout ce que vous voulez ?
Sur un petit film, la contrainte principale est celle du temps. Sur un gros film comme celui-ci, c’est bien sûr le temps, mais c’est aussi la pression de la machine. Il y a des centaines et des centaines de gens impliqués. Une chose que j’ai apprise, c’est à ne pas me laisser emporter par la machine. Si une scène n’est pas aboutie, si on n’y est pas encore, il faut accepter de continuer à chercher, sinon le résultat sera sans vie. Et il est très difficile, vu les sommes d’argent en jeu, la quantité de gens, toute la complexité de la chaîne, de tourner des films à cette échelle en cherchant à obtenir cette vie-là. C’est comme essayer de faire de l’art avec une armée. C’est possible, mais c’est difficile. Je dois dire que j’ai eu de la chance. J’ai abordé le travail en disant aux gens de la Warner : le personnage vous appartient, il n’est pas à moi, mais il va falloir que j’en fasse mon personnage. Si ma vision ne vous parle pas, ne m’embauchez pas. Ce n’était pas par arrogance, mais par instinct de conservation, pour pouvoir travailler. Et avec toutes les difficultés logistiques inhérentes à un tournage de cette dimension, ils m’ont laissé faire exactement ce que je voulais. C’est le film que j’ai voulu faire, et si quelqu’un ne l’aime pas, ça n’a rien à voir avec une quelconque restriction imposée par le studio.
Dans The Batman, on entend des chansons de Kurt Cobain, on pense à son biopic fictif, Last Days de Gus Van Sant. Qu’est-ce qui vous a pris de faire un film aussi grunge aujourd’hui ?
Last Days était exactement la référence. Evidemment, ma jeunesse a été marquée par le grunge, j’adorais Nirvana. J’écoutais Something in the Way en écrivant, et quelque chose s’est connecté, alors que je cherchais à aller au cœur de ce que ce nouveau Bruce Wayne pouvait être. Une ressemblance non pas physique mais émotionnelle : quelqu’un qui est poussé par la recherche d’un sens, qui mène une vie dangereuse, et qui a une relation compliquée à la célébrité. Je voyais Bruce comme incapable de porter le fardeau qu’est le regard du public sur lui. Il m’est apparu comme un reclus, en proie à une forme d’addiction. Sa drogue serait d’être Batman. Quand je me suis mis à écrire en pensant à Robert Pattinson, ce côté rock raccordait bien. Il y a une vulnérabilité chez Rob, et en même temps un caractère compulsif, incontrôlable, qu’on voit par exemple dans Good Time des frères Safdie, qui étaient pour moi ceux du Batman des années de jeunesse.
La figure de Batman a d’autres aspects : l’argent, le pouvoir, le superhéros capitaliste… Tous vos films depuis Cloverfield, Let Me in et les deux volets de la Planète des singes s’intéressent à la description de la menace fasciste. Vous avez tenté d’exorciser ces dimensions dans votre version du personnage ?
L’histoire habituelle de Batman a un côté inspecteur Harry, il a un versant fascisant, l’aspiration à la justice personnelle. Je suis un humaniste, et c’est la lutte interne au personnage qui m’intéressait. Et puisque tout tournait autour de l’héritage, symbolique et matériel, de ses parents, c’était important de lui faire aussi prendre conscience de ses privilèges. Quand il rencontre Selina Kyle, qui est une orpheline comme lui, il la juge, la renvoie au monde moralement corrompu dont elle semble faire partie. Il la perçoit du point de vue de son propre privilège de classe, et c’est quelque chose dont elle se rend compte immédiatement, avant même de savoir qui il est, sous son masque. Pourtant, leurs quêtes sont très similaires. Je voulais que le film soit encore cette autre épreuve pour lui, de manière à rendre l’histoire actuelle. Tant qu’à inventer un nouveau Gotham, il fallait qu’il soit adéquat à son temps, comme l’ont été les versions précédentes à leurs époques.
Vous incorporez au film différentes natures d’images, allant des figures de style du voyeurisme classique jusqu’aux images contemporaines des réseaux sociaux.
Oui, les scènes de voyeur se réfèrent aux films noirs des années 30 et 40, et d’autres choses viennent donc des années 70, du cinéma de mon enfance. De façon générale, je voulais que le film ait la texture des vieux films de gangsters de la Warner. Mais je voulais aussi qu’il se déroule clairement dans le monde d’aujourd’hui, qu’il y ait cette sensation d’actualité. Aujourd’hui, le Riddler, inspiré de l’affaire du Zodiac dans les années 70, n’enverrait pas ses messages à un journal mais les posterait sur Internet, où il serait suivi directement par cette foule virtuelle, toxique, qui vit une existence parallèle en ligne. C’est une façon de situer les choses telles que je les connais et les comprends, pour pouvoir les filmer, tout en prenant un peu de distance, pour penser la façon dont les images sont produites et consommées de nos jours, la réalité qu’elles contribuent à créer.
Est-ce que l’obscurité visuelle du film est aussi un moyen d’encourager les gens à aller le voir au cinéma, plutôt que chez eux, sur des appareils incapables de rendre autant de nuances de noir ?
Ce désir de rendre le film aussi viscéral et subjectif que possible – par le travail sur l’image et le son, mixé et spatialisé en Atmos, qui vous font passer par les mêmes épreuves que le personnage – renvoie bien sûr à l’expérience de la salle de cinéma, dont ce genre de films est l’un des derniers bastions. Il s’agit de l’expérience de s’asseoir parmi d’autres personnes, pour en passer ensemble par cette sorte de rêve collectif. Ce qui me fait peur avec les réseaux sociaux, c’est la séparation générale qu’ils produisent : une communication qui isole, où l’algorithme ne crée que des conversations séparées les unes des autres. Les gens ne se parlent pas, ils se regroupent autour d’idées réductrices. Le cinéma, qui nous rassemble pour nous exposer à autre chose que nous-mêmes, est une expérience commune, capable de provoquer un dialogue entre les gens. C’est ce qui m’a amené à lui en premier lieu, et c’est quelque chose que je vois disparaître. Ce film était une occasion de continuer à me battre pour ça.
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