Par Audrey Garric Publié le 28 février 2022
Les effets du réchauffement sont désormais généralisés et souvent irréversibles, alertent les chercheurs. S’adapter aux nouvelles conditions de vie est essentiel, mais le monde sera de plus en plus confronté à des dégâts auxquels il est impossible de remédier.
L’humanité et la nature sont en péril. Chaque jour davantage, elles sont poussées jusqu’à leurs limites, voire au-delà, par les impacts toujours plus ravageurs, généralisés et désormais souvent irréversibles du changement climatique d’origine humaine. Ces effets, qui affectent déjà les vies de milliards d’humains, vont s’accélérer quel que soit le rythme de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ils frapperont les sociétés de manière intolérable, multipliant les menaces sur la production alimentaire, l’approvisionnement en eau, la santé humaine, les infrastructures côtières, les économies nationales et la survie d’une grande partie du monde naturel.
Avec, à la clé, encore davantage de pénuries, de pauvreté, de famines ou de conflits. Sans mesures urgentes pour limiter la hausse du thermomètre à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle, l’adaptation au dérèglement climatique deviendra plus coûteuse, limitée et, dans certains cas, tout simplement impossible.
Ce sombre bilan est dressé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), lundi 28 février, dans le 2e volet de son sixième rapport d’évaluation. Après un premier volet publié en août 2021 sur les bases physiques du changement climatique, l’instance onusienne s’est, cette fois, penchée sur les impacts, les vulnérabilités et l’adaptation à la crise climatique. Elle publiera ensuite un 3e volet en avril, consacré aux solutions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, avant une synthèse prévue pour septembre.
Le nouveau rapport, rédigé par 270 scientifiques du monde entier à partir de l’analyse de 34 000 études, est bien plus alarmant que le précédent qui datait de 2014. S’il se montre une alerte majeure pour les gouvernements, il risque toutefois de voir sa portée limitée, alors que les yeux sont rivés sur la guerre qui fait rage en Ukraine. « Les chercheurs ukrainiens sont restés impliqués tout au long des travaux et nous ont dit que le mieux que le GIEC pouvait faire, c’est de poursuivre son travail », relate Wolfgang Cramer, directeur de recherches (CNRS) à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale et l’un des auteurs du rapport.
Le résumé à l’intention des décideurs, négocié durant deux semaines par les représentants des 195 pays membres du GIEC, en collaboration avec les auteurs qui gardent le dernier mot, a été achevé avec du retard notamment parce que « certains pays souhaitaient que le message soit amoindri », indique M. Cramer. Les scientifiques ont toutefois tenu bon.
Des impacts déjà irréversibles et généralisés
Ce document d’une quarantaine de pages, assorti d’études régionales, l’affirme sans ambages : le changement climatique, causé par les émissions de gaz à effet de serre anthropiques (principalement la combustion de charbon, de pétrole et de gaz), a déjà entraîné des « effets négatifs généralisés » et causé des dégâts irréversibles à l’ensemble des sociétés et de la nature, ce que l’on appelle les pertes et dommages. Le GIEC durcit son diagnostic puisque en 2014 il jugeait que la probabilité de ces dommages graves s’accroissait. Désormais, du sommet des montagnes aux profondeurs des océans, des villes les plus peuplées aux zones isolées, toute la vie sur Terre est devenue vulnérable au réchauffement, et en particulier aux événements extrêmes – vagues de chaleur, sécheresses, inondations ou incendies – dont la fréquence et l’intensité augmentent.
Le changement climatique réduit la disponibilité de la nourriture et de l’eau, exposant des millions de personnes à une insécurité alimentaire aiguë, notamment en Afrique, en Asie, en Amérique centrale et du Sud, dans les petites îles ou en Arctique. Les événements extrêmes affectent également la santé dans toutes les régions du monde, provoquant une plus grande mortalité, l’émergence de nouvelles maladies ou le développement du choléra. Dans les villes, ils augmentent le stress thermique, réduisent la qualité de l’air et affectent les chaînes d’approvisionnement ou les réseaux de transport. Ils poussent les gens à quitter leur foyer et ils entraînent des préjudices économiques (pour l’agriculture, la pêche, le tourisme ou la productivité du travail en extérieur). Ils touchent aussi durement les espèces animales et végétales – la moitié de celles étudiées ont modifié leur aire de répartition et certaines espèces ont totalement disparu, faute de réussir à s’adapter.
Si personne n’est à l’abri, la vulnérabilité des habitants et des écosystèmes diffère toutefois grandement selon les régions, et est exacerbée par d’autres facteurs, tels que les inégalités de développement, la pauvreté ou l’accès limité aux services. Les communautés les plus fragiles et les moins responsables de la crise climatique sont affectées de manière disproportionnée. Au total, entre 3,3 et 3,6 milliards d’humains vivent dans des « contextes qui sont hautement vulnérables au changement climatique ». Cette vulnérabilité va s’accroître encore à l’avenir, en raison de la destruction accélérée, sous l’effet des activités humaines, des écosystèmes qui protègent les sociétés – coraux, zones humides, forêts, etc.
Encore plus de dégâts avec l’intensification du réchauffement
Le pire est encore à venir, et l’on ne peut que freiner le désastre. Contenir le réchauffement climatique à 1,5 °C – l’objectif le plus ambitieux de l’accord de Paris – « réduirait considérablement les pertes et dommages », toutefois « sans pouvoir tous les éliminer », avertissent les scientifiques, qui évoquent une « hausse inévitable de multiples dangers ». En cas de dépassement de cette limite, les effets négatifs et les dégâts irréversibles « s’intensifieront encore, à chaque hausse du réchauffement ». Or, le thermomètre a déjà grimpé de 1,2 °C par rapport à l’ère préindustrielle et les engagements de court terme des Etats mènent la planète vers un réchauffement de 2,7 °C à la fin du siècle, voire davantage puisque les promesses ne sont, pour l’instant, pas tenues.
Les conséquences d’un monde toujours plus chaud sont vertigineuses. A l’échelle mondiale, jusqu’à 4 milliards de personnes pourraient connaître une pénurie chronique d’eau en raison de sécheresses dans le cas d’un réchauffement de 4 °C, et entre 800 millions et 3 milliards à + 2 °C. Dans ce scénario, d’ici à 2050, 1,4 million d’enfants seraient atteints de retards de croissance sévères du fait de la malnutrition en Afrique, et jusqu’à 183 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir de sous-alimentation dans les pays à faible revenu. Les habitants des petites îles et des régions qui dépendent des glaciers risquent de manquer d’eau douce si le réchauffement se poursuit au-delà de 1,5 °C. Et un milliard de personnes seront à risque sur les côtes au milieu du siècle dans tous les scénarios. En Europe, deux à trois fois plus de personnes seront exposées au stress thermique si l’on atteint 3 °C de réchauffement, comparé à 1,5 °C.
Le risque d’extinction des espèces uniques et menacées sera au moins 10 fois plus élevé dans un monde à + 3 °C, par rapport à 1,5 °C. Avec le franchissement de cette dernière limite, des écosystèmes entiers (polaires, montagneux, côtiers) seront irréversiblement perdus, alors que certains d’entre eux sont déjà à la limite de leur adaptation, comme les récifs coralliens.
Pour la première fois, les chercheurs mettent en garde contre les impacts du changement climatique qui s’avèrent, non seulement,« de plus en plus complexes à gérer », mais également qui se produiront de plus en plus simultanément, avec parfois des conséquences « en cascade » d’une région à l’autre. Par exemple, l’augmentation de la chaleur et de la sécheresse se conjugueront pour nuire à la production alimentaire et réduire la productivité de la main-d’œuvre agricole, ce qui entraînera une hausse des prix des aliments et une baisse des revenus des agriculteurs, d’où une augmentation de la malnutrition et des décès.
Une adaptation encore insuffisante
Face à ces risques toujours plus nombreux et inévitables, s’adapter au changement climatique est crucial, tout autant que réduire drastiquement et rapidement les émissions de gaz à effet de serre. Si le GIEC note des progrès, l’adaptation est actuellement insuffisante face à la rapidité des changements. « La plupart des mesures d’adaptation sont fragmentées, à petite échelle, progressives, adaptées aux impacts actuels et aux risques à court terme et focalisées davantage sur la planification que sur la mise en œuvre », écrivent les auteurs.
Les barrières restent nombreuses et diffèrent selon les pays. « En Europe, le sentiment d’urgence est faiblement ressenti, il y a un manque de volonté politique et des ressources financières et humaines limitées. Aux Etats-Unis, la désinformation joue, tandis qu’en Australie on a un problème de gouvernance », explique Gonéri Le Cozannet, chercheur au Bureau des recherches géologiques et minières et l’un des auteurs du rapport. Dans les pays en développement, la faible mise en œuvre des politiques d’adaptation est aggravée par le manque de moyens. Le GIEC note qu’à l’échelle mondiale, l’écart se creuse entre les fonds nécessaires et les montants alloués, qui sont « insuffisants ». Lors de la COP26, en novembre 2021 à Glasgow, les pays développés se sont engagés à doubler l’aide consacrée à l’adaptation, mais ils sont encore loin de respecter leurs engagements. Et ils ont refusé de consacrer un financement spécifique aux pertes et dommages.
Les exemples de bonnes pratiques d’adaptation, entraînant de multiples bénéfices, sont nombreux. « Dans l’agriculture, on peut mettre en place une meilleure gestion de l’eau et de l’irrigation, décaler les dates de semence, développer l’agroécologie ou utiliser des cultures adaptées à des chaleurs extrêmes », indique Delphine Deryng, chercheuse invitée à l’université de Humboldt, à Berlin, et l’une des autrices du rapport. Dans d’autres secteurs, le GIEC évoque la restauration des forêts et des écosystèmes naturels, l’arrêt de l’urbanisation dans les zones côtières ou la végétalisation des villes.
Ces mesures doivent être mises en place le plus rapidement possible, sans quoi il sera trop tard. Le rapport souligne que des limites « souples » de l’adaptation ont déjà été atteintes. Des habitants des petites îles ne peuvent, par exemple, plus s’adapter à la montée des eaux sauf à surmonter un ensemble de contraintes, d’ordre financier, politique ou technologique. Une partie des écosystèmes, tels que certains coraux, forêts tropicales ou régions polaires, ont quant à eux atteint des limites « dures », c’est-à-dire un point de non-retour. Cette situation ne va qu’empirer avec le changement climatique.
Même avant d’atteindre ces limites, « l’adaptation ne peut pas empêcher tous les pertes et dommages », préviennent les auteurs. Ils mettent également en garde contre les « maladaptations », les problèmes entraînés par une mauvaise adaptation. « Sur le littoral, les digues protègent les personnes et les biens à court terme, mais elles empêchent les transferts de sédiments et dégradent les écosystèmes naturels », explique Gonéri Le Cozannet.
Les auteurs estiment qu’un développement résilient au changement climatique est possible, sur la base de l’équité et de la justice. « Mais cela deviendra de plus en plus difficile, voire impossible dans certains endroits, si l’on tarde à agir et si le réchauffement se poursuit, notamment au-delà de 1,5 °C », prévient Wolfgang Cramer.
« Ce rapport du GIEC est un atlas de la souffrance humaine et une accusation accablante de l’échec du leadership climatique, a réagi Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU. Les plus grands pollueurs du monde sont coupables de l’incendie criminel de notre seule maison. » Comme il le fait régulièrement, M. Guterres appelle les pays à sortir du charbon, à faire une transition vers les énergies renouvelables et à financer l’adaptation à hauteur de 50 % des fonds climat. « Au fur et à mesure que les impacts climatiques s’aggraveront, l’augmentation des investissements sera essentielle à la survie. »
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