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lundi 28 février 2022

L’œuvre d’Henry Darger, mort pauvre et inconnu, au cœur d’une bataille d’ayants droit

Par   Publié le 28 février 2022

Le dessinateur américain décédé en 1973 est aujourd’hui l’un des plus cotés de l’art brut. Une reconnaissance posthume qui provoque une bataille d’ayants droit opposant les anciens logeurs de l’artiste à des membres de sa famille.

Henry Darger, à Chicago (Illinois), vers 1970.

Dans le monde de l’art brut, le nom d'Henry Darger résonne, toutes choses égales par ailleurs, à l’égal d’un Vincent Van Gogh. Star de l’outsider art, selon la terminologie américaine, cet autodidacte de Chicago (Illinois) est mort en 1973 pauvre et inconnu. Aujourd’hui, il inspire nombre d’artistes, troublés par le mélange de naïveté et de cruauté de ses grands dessins. Sous le marteau, ses œuvres s’échangent désormais autour de 700 000 dollars (630 000 euros), réveillant une querelle d’héritage qui n’a rien de spirituel.

Près de cinquante ans après son décès, des parents éloignés réclament leur part du gâteau. D’après le New York Times, un couple de collectionneurs de photos anciennes s’est mis en tête de retrouver des membres de la famille de l’artiste, déclenchant ainsi une action juridique. Contestant les droits que se sont octroyés Nathan et Kiyoko Lerner, ses anciens logeurs, de lointains cousins réclament justice sonnante et trébuchante.

Un roman illustré colossal

De son vivant, ses voisins successifs ignoraient presque tout des fantasmes dessinés de ce factotum des hôpitaux publics de Chicago – un poste que l’artiste a occupé jusqu’à sa retraite. Soixante ans durant, dans l’exiguïté de sa chambre de location, avec ses crayons et ses feutres, le dessinateur a produit un roman illustré colossal, l’épopée des Vivian Girls, pourchassées par l’armée sanguinaire des Glandeliniens.

« Young Rebonna Dorthereans – Blengins – Catherine Isles, Female, One whiplash-tail », un des milliers de dessins qui font la célébrité posthume d’Henry Darger.

Lorsque Darger, affaibli, est admis en 1972 dans un hospice, le propriétaire de son appartement, le photographe Nathan Lerner, décide de nettoyer le studio pour le remettre en location. C’est alors qu’il tombe sur des dessins fantastiques, peuplés d’innocentes fillettes hermaphrodites et d’adultes sanguinaires, empruntant aussi bien à l’iconographie de la littérature ­enfantine qu’à celle des martyres chrétiens. Quand Lerner demande que faire de cette découverte, l’artiste lui dit tantôt de tout jeter, tantôt de la garder. Les Lerner ne jettent rien.

Le couple finit par présenter les dessins à des professionnels. Notamment à Ruth Horwich, une riche collectionneuse, qui propose de les exposer en 1977. Deux ans plus tard, les œuvres de Darger figurent dans l’exposition « Outsiders » à la Hayward Gallery, à Londres. C’est le début de sa renommée.

A partir de 1995, Nathan Lerner se met à vendre des dessins par le biais de quatre ­galeristes, dont le New-Yorkais Andrew Edlin. Aux yeux de ce dernier, « il est indiscutable que, sans Nathan Lerner, on n’aurait pas connu Darger ». A la mort de son mari, en 1997, Kiyoko Lerner prend la relève et fait don de nombreuses œuvres à la Collection de l’art brut, à Lausanne (Suisse), au MoMA, à New York, ainsi qu’au Musée d’art moderne de Paris.

« Les Lerner ont tout démantelé pour vendre. Car ces dessins étaient reliés aux mots et au livre écrit par Henry Darger. » Ron Slattery, parti en quête des descendants de Darger

« C’est prétentieux d’affirmer que, sans les Lerner, le travail aurait fini à la poubelle, grince au téléphone le collectionneur de photo Ron Slattery, parti en quête des descendants de Darger. Si les Lerner ont pris conscience de son importance, d’autres, et en l’occurrence ses héritiers, auraient pu le faire aussi. »

Son épouse, Fawn, renchérit : « Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire : c’est trop beau, trop parfait, trop bien ficelé. » Selon eux, les Lerner ont commencé à vendre les dessins de leur locataire dès les années 1970, pour 1 000 dollars pièce.

« Ils ont tout démantelé pour vendre. Car ces dessins étaient reliés aux mots et au livre écrit par Henry Darger », ­fulmine Ron Slattery. Lui et sa femme connaissent bien l’art des autodidactes : Ron Slattery fut parmi les tout premiers à ­acheter des photos de Vivian Maier, nounou photographe, morte dans l’anonymat et aujourd’hui célébrée dans les musées. La quête des ayants droit ne leur a posé aucune difficulté. « En moins de deux heures, j’ai trouvé douze héritiers en surfant sur des sites spécialisés », se félicite Fawn, qui, dans un second temps, a fait appel à un généalogiste. Aucun d’eux n’avait entendu parler de l’œuvre d’Henry Darger, encore moins de sa postérité.

« Ce que ces héritiers recherchent, c’est l’argent. Où étaient-ils quand il est mort ? Personne ne se souciait de lui, si ce n’est Nathan et Kiyoko. » Eric Kalnins, avocat de Kiyoko Lerner

Pour les convaincre de sortir du bois, les Slattery se sont appuyés sur un essai de l’avocate Elyssa Westby, qui, en 2019, questionnait déjà les droits du couple Lerner. Mais n’allez pas les interroger sur leurs motifs ni sur le timing, qui coïncide avec l’explosion des prix de l’artiste. « On n’a pas de motivation financière, et on n’a actuellement aucun accord avec la famille », riposte, agacé, Ron Slattery, qui se qualifie de « catalyseur ».

« Ce que ces héritiers recherchent, c’est l’argent, réplique au téléphone Eric Kalnins, avocat de Kiyoko Lerner. Où étaient tous ces gens quand Henry Darger a perdu ses parents, quand il s’est retrouvé dans un orphelinat dont il a fui. Où étaient-ils quand il est mort ? Personne ne se souciait de lui, si ce n’est Nathan et Kiyoko. »

L’avocat Marcus Harris, qui représente les héritiers, n’a pas souhaité commenter l’affaire. Mais, pour son confrère parisien Olivier de Baecque, leur « demande n’est pas illégitime, même cinquante ans après ». « Ils peuvent faire valoir leurs droits à hériter en application des règles de la transmission successorale », assure-t-il.

L’affaire embarrasse aujourd’hui le petit monde de l’art brut, régulièrement confronté à des artistes marginaux ou ­solitaires. « Que pourraient bien réclamer de lointains arrière-petits-cousins, si Nathan et Kyioko Lerner avaient décidé de jeter les dessins de Darger ? s’interroge Christian Berst, ­marchand parisien d’art brut. Sans leur contribution essentielle, pas de valorisation. Alors, oui, au regard du droit, il y a sûrement matière à discussion. Mais quid de la morale ? » 

Philippe Cohen Solal, cofondateur du trio Gotan Project, a enregistré Outsider, un album concept inspiré des textes d'Henry Darger


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