Par Elisabeth Roudinesco Publié le 2 mars 2022
Individuelle quand une personne se livre entièrement au pouvoir d’un gourou destructeur, l’emprise peut être aussi collective quand un groupe se transforme en secte ou quand une foule s’identifie frénétiquement à des dictateurs.
Histoire d’une notion. L’« emprise » désigne la domination exercée par une personne sur une autre, la victime pouvant être consciente de cette domination. Auquel cas on parlera de relation perverse avec consentement mutuel. Mais la victime peut aussi, comme le prédateur, ne pas avoir conscience de ce qui se joue pour elle. Ce type d’emprise concerne exclusivement les adultes majeurs, volontairement acquis à de telles relations.
La description la plus démente et la plus rationnelle de ce pouvoir de l’emprise a été donnée par le marquis de Sade, dont l’univers romanesque est peuplé de grands fauves libertins qui ne détruisent l’autre que pour se détruire eux-mêmes. Aussi bien la victime est-elle alors – à des degrés divers – inféodée à la volonté de celui qui exerce le pouvoir.
On a beaucoup dit, à juste titre, que l’emprise était exercée par des hommes sur des femmes. Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit aussi que l’emprise abolit la différence des sexes puisque chaque partenaire, homme ou femme, est prêt à toutes les bassesses possibles pour conserver la posture qui annihile son jugement en lui procurant de la jouissance. A tout moment, si les circonstances s’y prêtent, la victime peut se convertir en bourreau et réciproquement.
Freud a appelé pulsion de mort ces phénomènes d’emprise, caractéristiques de la condition humaine. Et il a donné le nom de transfert à un processus essentiel de la cure, par lequel, pour échapper à une emprise névrotique, un sujet a besoin de déplacer ses affects sur un thérapeute.
On voit donc combien il est complexe de définir les modalités d’une relation d’emprise, puisque, quand elle perdure, elle conduit le sujet à la destruction de soi et de toute altérité. L’emprise peut être individuelle quand une personne se livre entièrement au pouvoir d’un gourou destructeur. Mais elle peut aussi être collective quand un groupe se transforme en secte ou quand une foule s’identifie frénétiquement à des dictateurs.
Jouissance de l’abjection
Le nazisme a été, au XXe siècle, l’expression la plus incandescente de cette forme d’emprise à la fois sociale et subjective, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec l’imaginaire sadien, individualiste et libertaire. Quand l’emprise atteint un tel degré d’horreur, l’exercice du pouvoir se confond avec la fabrication d’un système totalitaire qui vise à l’extermination de l’autre, considéré comme appartenant à une « race » dite « inférieure » : les juifs, les homosexuels, les fous, les « anormaux » et, finalement, l’humanité entière, livrée à un génocide.
Mais l’emprise peut venir des passions et des vices propres à la condition humaine. On dira volontiers que toutes les addictions relèvent d’un phénomène d’emprise : le sujet est alors plongé dans un état de dépendance à des drogues (encore la pulsion de mort) – alcool, sexe, fanatisme religieux –, au point de se livrer à toutes sortes de turpitudes ou au contraire de rechercher l’immortalité divine. Le point culminant de cette jouissance de l’abjection a été atteint par certains grands mystiques, capables d’osciller entre l’abject et le sublime : que dire par exemple de Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690), qui jouissait dans ses extases de se nourrir des matières fécales d’une malade atteinte de dysenterie, afin de se mettre sous l’emprise de Dieu ?
Pourtant, le processus peut aussi être la source d’un accès à la liberté, comme si le fait de passer par la dépossession de soi conduisait à s’émanciper de la nocivité d’un tel pouvoir. C’est à Hegel que l’on doit la plus brillante démonstration de ce qu’est cette sorte d’emprise. Dans Phénoménologie de l’esprit (1807), il appelle « dialectique du maître et de l’esclave » le conflit inhérent à l’existence humaine par lequel un rapport de domination s’inverse dès lors qu’un sujet dominé risque sa vie pour sortir de l’esclavage, au prix ensuite, s’il n’y prend pas garde, de devenir un tyran qui sera renversé à son tour par ceux qu’il aura mis en esclavage.
Au cours des récents procès contre des prédateurs, le psychiatre Daniel Zagury, chargé en 2019 d’expertiser des victimes de Tariq Ramadan, a tenté d’introduire dans le droit pénal la notion d’emprise. Comment se fait-il que des plaignantes aient pu envoyer des dizaines de messages à caractère sexuel à celui qui les avait violées ? Seule l’emprise exercée par le prédateur sur la subjectivité inconsciente d’une victime pouvait, selon lui, expliquer une telle attitude. Autrement dit, le maintien d’un lien érotisé explique deux comportements contradictoires : d’un côté, la victime ne renonce pas à ses espérances de séduction, de l’autre, elle aspire à la vengeance.
Cette notion permet de comprendre pourquoi des victimes de violences restent auprès de leurs tortionnaires sans porter plainte, espérant chaque jour les amener à une rédemption. Aussi est-elle désormais prise en compte dans le droit. Et, du même coup, c’est bien la question de l’inconscient qui est en train d’y faire son entrée. Freud en avait rêvé. Reste alors à définir les nouveaux contours de cette notion protéiforme.
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