Propos recueillis par Séverin Graveleau Publié le 2 mars 2022
Alors que les conditions d’entrée sur le marché du travail se sont durcies pour les jeunes depuis les années 1980, le sociologue Camille Peugny dresse le profil « des » jeunesses en France et estime qu’il manque encore « une conception politique, voire philosophique de la jeunesse ».
Depuis le début de la crise sanitaire, l’idée d’une jeunesse « sacrifiée » est revenue sur le devant de la scène, sur fond de reportages montrant des étudiants faisant la queue dans les lieux de distribution alimentaire et de débats sur les efforts demandés aux jeunes au nom de la solidarité entre générations. La campagne présidentielle ne semble pourtant pas avoir – encore – fait de cette jeunesse une thématique prioritaire.
Alors qu’on parle souvent à sa place, qu’on multiplie les dispositifs la concernant, qu’elle sert régulièrement de caution pour justifier telle ou telle réforme douloureuse, le sociologue Camille Peugny en dresse le profil et estime dans Pour une politique de la jeunesse(Seuil, janvier 2022, 11,80 euros), que la France n’a, pour l’instant,« aucune politique en direction de la jeunesse ». Il met en avant dans cet ouvrage les inégalités la fracturant et des pistes pour en faire une priorité nationale.
Les jeunes de 2022 sont régulièrement présentés comme plus sensibilisés aux questions de société que leurs aînés. Est-ce vrai ?
Camille Peugny : On dit, en effet, depuis quelques années que cette génération serait porteuse de « nouvelles » valeurs, qu’elle est plus ouverte et tolérante que les précédentes, particulièrement préoccupée par les questions d’environnement, d’égalité entre les sexes, d’ouverture à l’Europe et au monde, etc. Mais l’analyse de la répartition des valeurs par âge ne va pas vraiment dans le sens d’une spécificité des valeurs de la jeunesse. D’abord parce que cette classe d’âge n’est pas homogène. Mais surtout parce qu’on s’aperçoit que la sensibilité aux questions de société est, en fait, relativement semblable parmi les… 18-59 ans.
« La préoccupation pour les questions de société progresse avec le niveau de diplôme »
Le vrai clivage se fait, en réalité, entre cette large classe d’âge et celle des plus de 65 ans, moins préoccupés par ces sujets, voire parfois crispés. Cela n’enlève en rien le possible effet d’entraînement que joue sur la société la petite minorité de la jeunesse, souvent plus diplômée, particulièrement mobilisée sur la question environnementale. La préoccupation pour les questions de société progresse avec le niveau de diplôme, donc pas de manière uniforme dans la jeunesse.
Parler de « la » jeunesse a-t-il encore un sens dans ce contexte ?
Clairement non. Comme les autres classes d’âge, la jeunesse est diverse en termes de statuts, d’origine, de trajectoire sociale et territoriale. Elle est traversée de nombreux clivages liés à des expériences de vie différenciées et des inégalités sociales. Les attitudes et valeurs, l’intérêt porté à la question climatique ou la tolérance à l’égard de l’immigration par exemple, varient selon qu’on est un étudiant, un « décrocheur », un jeune ouvrier, un jeune cadre ou sans emploi, etc.
Mais, dans l’imaginaire collectif, la représentation du jeune prend souvent le visage des étudiants, leurs problématiques sont plus médiatisées, ce qui a tendance à invisibiliser l’autre moitié de la jeunesse. Je rappelle donc, dans mon livre, certains chiffres importants pour rendre compte de « ces » jeunesses : près de 50 % des enfants d’ouvriers ne sont pas titulaires du bac, 100 000 jeunes sortent encore chaque année du système scolaire sans qualifications, il y aurait plus d’un million de jeunes NEET (ni en étude, ni en emploi, ni en formation), et les étudiants ne représentent aujourd’hui que la moitié des 18-25 ans…
De plus en plus de jeunes font des études après le bac. Cette démocratisation de l’enseignement supérieur ne fait-elle pas bouger les lignes ?
Le niveau d’éducation des générations a progressé sensiblement sous l’effet des politiques de massification mises en œuvre depuis cinquante ans. Mais cette massification scolaire, qui est aujourd’hui effectivement arrivée dans l’enseignement supérieur avec 2,8 millions d’étudiants, s’est faite de manière ségrégative. A mesure que le système éducatif et l’enseignement supérieur se sont ouverts aux jeunes issus de classes populaires, ils se sont aussi « filiarisés ».
« Selon leur origine sociale les élèves et étudiants ne fréquentent pas les mêmes filières et n’ont donc pas les mêmes chances pour l’avenir, les inégalités sociales se reproduisent »
Bac professionnel ou général, universités, grandes écoles, BTS, classes préparatoires, etc. : selon leur origine sociale les élèves et étudiants ne fréquentent, de fait, pas les mêmes filières et n’ont donc pas les mêmes chances pour l’avenir, les inégalités sociales se reproduisent. La crise sanitaire a mis au grand jour toute une frange de ces nouveaux étudiants d’origine populaire qui, n’ayant pas les ressources économiques et familiales de leurs camarades des classes supérieures, évoluent sur le fil de la précarité. La mise en pause des jobs étudiants en a poussé un nombre exceptionnel dans les files d’attente des distributions alimentaires.
Vous évoquez une « marée montante de la précarité » chez les jeunes. Quels indicateurs alimentent ce constat ?
Le taux de chômage des jeunes actifs est aujourd’hui deux à trois fois plus élevé que pour le reste de la population. Mais je parle d’une « marée montante », car cette détérioration des conditions d’insertion des moins de 25 ans a, en fait, commencé dans les années 1980 avec la fin des « trente glorieuses » et les conséquences du choc pétrolier, notamment. Depuis cette période, les jeunes ne sont pas seulement touchés par le chômage de masse, mais aussi par la précarisation des emplois. CDD, intérim, stages, contrats aidés, apprentissage : au début des années 1980 15 % d’entre eux avaient un emploi précaire. La proportion est aujourd’hui de… 55 % !
« Le marché de l’emploi se précarise prioritairement par les jeunes »
Autrement dit : le marché de l’emploi se précarise prioritairement par les jeunes. Mais ce qui est encore plus grave, c’est que, pour beaucoup, cette situation n’est pas que temporaire, liée aux premières années d’activité professionnelle, car elle ne se résorbe jamais complètement. Les statistiques montrent un « effet cicatrice » : une partie des actifs qui ont aujourd’hui 40 ans sont, en fait, restés dans la précarité professionnelle qu’ils avaient rencontrée lors de leur entrée sur le marché de l’emploi il y a une vingtaine d’années.
Dans une société qui fonctionne beaucoup au CDI, notamment pour accéder à des crédits immobiliers, cette précarité persistante joue logiquement sur la manière de se projeter dans le futur. Elle reproduit aussi les inégalités sociales et peut alimenter une certaine défiance vis-à-vis du politique que nombre d’études soulignent.
Pourquoi dites-vous que ce qui manque à la France, c’est « une conception politique, voire philosophique de la jeunesse » ?
Je ne dis pas que l’Etat ou les collectivités territoriales ne font rien ou ne dépensent rien pour la jeunesse. Mais, depuis plusieurs décennies, l’absence d’une réflexion de fond sur ce que doit être cet âge de la vie a abouti à ne pas accorder à la jeunesse, en tant que telle, l’attention politique prioritaire qu’elle nécessite, d’autant plus dans une société vieillissante.
Lorsqu’on ne se sert pas simplement de l’argument de « l’avenir des jeunes » pour mener des réformes d’austérité (réforme des retraites, réduction de la dette, etc.), les « politiques jeunesse » consistent souvent en des réformes au coup par coup en fonction des problématiques du moment (logement, emploi, santé, etc.) et des alternances politiques. Il en résulte un millefeuille de dispositifs d’aides devenus illisibles, sans cohérence ni réflexion d’ensemble.
On considère, en France, la jeunesse comme une extension de l’enfance, les jeunes de 18-25 ans comme étant non pas des citoyens à part entière mais encore simplement les enfants de leurs parents. Cette politique dite « familialiste » de la jeunesse française, mise en avant par le chercheur Tom Chevalier dans ses travaux, fait peser un poids important sur les familles, notamment via les allocations familiales et la demi-part fiscale qu’elles continuent de percevoir « pour » leurs enfants.
Cette logique reproduit les inégalités entre jeunes en fonction des ressources qu’ils peuvent mobiliser dans leur famille. Mais elle explique aussi l’angoisse et l’urgence dans laquelle on met les jeunes en France, pressés de sortir au plus vite de… leur jeunesse pour ne plus dépendre de personne et atteindre l’autonomie.
A quoi devrait donc ressembler ce temps de la jeunesse, selon vous ?
Je plaide pour que, à l’instar de certains pays scandinaves, le temps de la jeunesse en France soit celui de l’expérimentation, des essais, des deuxièmes chances et retours en arrière possibles, que l’on arrête de dire qu’un jeune « perd un an » lorsqu’il se réoriente. Il faut laisser le temps aux jeunes de trouver leur place dans la société. Et pour cela commencer par les rendre autonomes vis-à-vis de leurs parents en « défamilialisant » les aides afin que la majorité légale aille de pair avec la majorité sociale : dès 18 ans, on arrête les allocations familiales et on supprime la demi-part fiscale.
Mais la jeunesse constituant, comme on l’a vu, un autre âge fragile de la vie, il reviendra alors à l’Etat de prendre le relais, pleinement, pour assurer leur autonomie. C’est pourquoi je défends le principe d’une allocation universelle étudiante, comme cela existe au Danemark : tous les jeunes auraient droit à six ans de formation dans le supérieur rémunérée par exemple 700 euros par mois. Pour les non-étudiants, cette allocation pourrait servir à faire de la formation professionnelle. Enfin, le RSA doit évidemment être étendu sans conditions discriminatoires aux moins de 25 ans sans emploi.
Quelle conception de la jeunesse émerge, selon vous, des politiques menées depuis 2017 ?
Le refus catégorique d’avancer sur cette question du RSA pour les jeunes illustre bien comment la majorité actuelle n’est clairement pas dans la rupture par rapport à ses prédécesseurs dans la manière de penser la jeunesse. On peut regretter aussi que les ambitions de la garantie jeunes, remplacée par le contrat d’engagement jeune (CEJ) à partir du 1er mars 2022, aient été revues à la baisse et qu’elle touche moins de jeunes qu’annoncé initialement.
Ce type de dispositif, qui propose à ceux qui sont sans emploi ni formation une allocation en échange d’un engagement dans un parcours d’accompagnement et de formation individualisé, doit être généralisé, car il fait ses preuves dans les pays du Nord. Reste que le choix des mots (« contrat » plutôt que « garantie » ou « revenu ») ramène à cette vieille conception politique de la jeunesse, suspectée de s’adonner à l’oisiveté ou à l’assistanat, si elle n’est pas assez encadrée…
Le thème de la jeunesse ne semble pas émerger durant cette campagne présidentielle. Mais l’absence d’une vraie politique de la jeunesse en France a un impact sur la reproduction des inégalités et la confiance en l’avenir. Elle alimente chez de nombreux jeunes, pour le reste de leur vie, l’impression que la situation est jouée d’avance, ainsi que le repli sur soi et la défiance envers les institutions qui font le terreau des populismes.
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