Pourquoi un vol, même mineur, nous bouleverse-t-il autant ? Se faire arracher son téléphone ou son sac dans la rue peut susciter un réel traumatisme – sans parler d’un cambriolage. Même si nous restons physiquement indemnes, il nous semble avoir été atteint intimement, comme si le voleur avait fait effraction non seulement chez nous mais en nous. Ce sentiment, ainsi que les multiples injonctions à « faire attention » lues et entendues à longueur de journée dans les lieux publics, notamment les transports en commun, est le point de départ de la passionnante enquête de l’historien Arnaud-Dominique Houte consacrée à « la peur du vol ».
La société de consommation dans laquelle nous baignons accorde aux objets une valeur non seulement marchande mais existentielle. Posséder le dernier modèle de smartphone, ce n’est pas uniquement avoir pu débourser une certaine somme, mais c’est prouver son attachement à des valeurs, à un type de vie particulier. D’où l’impression de perdre un bout de soi quand l’objet nous est dérobé. Cette crainte du vol, d’autant plus accrue que la disponibilité des objets et leur caractère instantanément remplaçable augmente, prouve une chose : il nous est difficile sinon impossible de renoncer à la notion de propriété privée.- Vive la république… des propriétaires ! L’histoire le prouve : l’idée de propriété a le cuir solide. Elle s’est même renforcée avec le temps, notamment avec l’avènement de la société de consommation. Des pratiques de glanage encore courantes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle – on tolérait alors que les plus nécessiteux prennent gratuitement ce qu’il restait au sol après une récolte par exemple –, aux grandes enseignes qui aspergent d’eau de javel leurs invendus jetés aux poubelles, l’arsenal législatif a accompagné une forme d’« absolutisation du droit de propriété ». C’est au XIXe siècle que naît ce qu’Arnaud-Dominique Houte repère comme « une démocratie de propriétaires » : en même temps que se développent l’épargne populaire et les banques, se propage l’aspiration à devenir propriétaire de son logement et/ou de son lopin de terre. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas la bourgeoisie qui initie le mouvement. Les pauvres disposent peu à peu de leur patrimoine, avec la démocratisation des montres, des bijoux, des vélos et du linge de maison, autant d’objets qu’il est possible de facilement mettre en gage… et de voler. « Ainsi la propriété est-elle devenue l’un des fondements de la reconnaissance sociale, signe de distinction et de fierté. […] La propriété est ici synonyme de dignité », remarque l’historien.
- La propriété, c’est le vol. Dans le même temps, une critique de la propriété privée commence à se faire jour parmi les socialistes français. Pierre-Joseph Proudhon a cette formule aussi célèbre que lapidaire dans Qu’est-ce que la propriété ? (1840) : « La propriété, c’est le vol. » Il balaie ainsi les arguments classiques selon lesquels le travail ou l’occupation première d’un terrain accorderait d’office à quelqu’un des droits d’usage exclusifs. Proudhon ne voit là rien d’autre qu’une violence exercée à l’encontre d’autrui et le sacre de la loi du plus fort, que protègent ensuite les lois de l’État. On l’oublie toutefois souvent, rappelle Houte : bien des années plus tard, le philosophe anarchiste est revenu sur sa condamnation. « Le peuple, même celui du socialisme, veut, quoi qu’il en dise, être propriétaire ; et si l’on me permet ici de citer mon propre témoignage, je dirai qu’après dix ans de critique inflexible, j’ai trouvé sur ce point l’opinion des masses plus dure, plus résistante, que sur une autre question », avoue Proudhon dans Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1851, consultable ici en texte intégral). Avec la propriété, quelque chose de viscéral résiste.
- Tous les soirs à vingt heures, la France a peur. La passion française pour la propriété a ce résultat étonnant : le sentiment d’insécurité ne cesse de croître, alors même que les chiffres de la délinquance liée aux vols sont relativement stables. Arnaud-Dominique Houte exploite des sources aussi variées que de classiques coupures de presse ou des archives de compagnies d’assurances pour montrer la mise en place d’une « angoisse sécuritaire » et d’un imaginaire de l’insécurité. En période électorale, le filon fait de nombreux heureux, bien qu’ils soient les premiers à s’en étonner. Raymond Barre remarquait déjà en 1979 dans Le Figaro que « le ralentissement de l’augmentation de la criminalité n’a pas entraîné de diminution du sentiment d’insécurité. » Comme le montre l’historien, propriété rime désormais avec identité. C’est finalement cette dernière que nous craindrions de voir menacée. Reste à savoir si là encore, il ne s’agit pas d’un pur fantasme…
Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol, XIXe-XXe siècle, d’Arnaud-Dominique Houte, vient de paraître chez Gallimard, coll. NRF. 388 p.
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