Publié le 9 février 2022
TRIBUNE
Se focaliser sur le manque de moyens des Ehpad permet d’éviter la réflexion de fond, explique la médecin, qui prône un débat sur le choix sociétal que représente la « mise en institution des vieux ».
Tribune. Le scandale des Ehpad a enfin éclaté. Depuis plusieurs années, les soignants tiraient la sonnette d’alarme. En 2018, le Comité national d’éthique avait soulevé le problème et, avec l’irruption du Covid, de nombreux drames ont alerté sur cette situation. Or à chaque fois, on constate la même réaction face au problème : se focaliser sur le manque de moyens et non sur le choix sociétal que représente la mise en institution des vieux. La question des moyens permet d’éviter la réflexion de fond. Bien sûr, il faut rajouter des soignants, bien sûr, il faut augmenter le nombre de couches selon les besoins, bien sûr il faut retirer la gestion du vieillissement de la sphère du marché et de l’enrichissement de quelques-uns. Mais croit-on vraiment que cela va résoudre le problème ?
Relégués dans leur désolation
Jeune médecin, de gauche et d’extrême gauche, je militais pour l’euthanasie jusqu’à mon passage comme interne dans le « long séjour » d’Ivry, un des plus grands établissements du genre en Europe. Les vieux y étaient parqués en grandes salles communes où l’on se repérait à l’odeur : la salle des hommes à droite, celle des femmes à gauche. Alors j’ai compris que l’euthanasie était un renoncement à une autre bataille : tenter d’améliorer les conditions de vie et de soin des vieux et des malades. Les salles communes ont disparu, les Ehpad ont des jardins et des noms de fleurs, mais les vieux sont toujours coupés du monde, exclus de toute vie publique, relégués dans leur désolation.
« Mais pourquoi la gauche a-t-elle renoncé à “changer la vie”, ou au moins, les conditions de vie ? »
On s’offusque quand certains refusent l’inclusion pour les handicapés, mais qui parle de l’exclusion des vieux ? La ghettoïsation des personnes âgées dans des structures isolées, loin des centres-villes le plus souvent, ne peut que conduire à des formes de maltraitance plus ou moins contrôlées. Les vieux délaissés dépendent totalement de rares soignants tout aussi isolés qu’eux. Demander plus de personnel est un vœu pieux. Les Ehpad comme l’hôpital sont désertés par les soignants.
Notre culture nous éloigne du soin
Nous ne valorisons plus l’attention à l’autre. Ceux qui travaillent dans le « care » à domicile comme en institution pour nos personnes âgées, ce sont en grande majorité – en tout cas en région parisienne – des soignantes venues d’autres horizons culturels. Les politiques promettant de réduire l’immigration devraient réfléchir à cette situation. Bien sûr, les conditions et la charge de travail, le taux de rémunération, bref, les moyens, rebutent, mais creusons plus loin : notre culture nous éloigne du soin et nous avons besoin pour nous laver les fesses de ces immigrés que nous vilipendons par ailleurs. Ne pouvons-nous pas apprendre d’eux comment bien traiter nos personnes âgées ?
Les Ehpad, même bien tenus, ne sont pas attractifs, les généralistes le savent bien, eux qui s’y rendent le moins possible ou pas du tout. Nos grands-parents nous attendrissent, nous les respectons comme des mémoires (souvent de loin et rarement) ; mais en groupe, en masse, les vieux nous rebutent. Nous ne supportons l’altérité qu’à petites doses, et nous entassons les vieux tous ensemble (comme, d’ailleurs, nous reléguons les immigrés dans quelques villes de banlieue).
Discours utilitariste de l’aide à mourir
Alors ne nous étonnons pas que la campagne pour l’euthanasie ait commencé bien avant le scandale des Ehpad. Il est tellement plus facile de permettre à ceux dont on rend les conditions de vie trop difficiles de quitter en douceur le terrain, et moins cher. Gauche et droite se rassemblent pour demander des moyens pour les Ehpad, mais pourquoi la gauche a-t-elle renoncé à « changer la vie » [slogan de 1972, titre du programme du PS à l’époque, devenu ensuite un hymne du PS] ou, au moins, les conditions de vie ?
Plus tard, devenue médecin de soins palliatifs en Seine-Saint-Denis, j’ai arpenté les Ehpad du territoire, les hôpitaux et les cliniques où le manque de moyens est encore plus criant qu’ailleurs. Curieusement, en revanche, l’euthanasie n’y faisait pas florès : quand on se bat pour sa survie, on ne désire pas la mort. Et une question me taraude : pourquoi la gauche et l’extrême gauche emboîtent-elles le pas au discours utilitariste et ultralibéral contenu dans la demande de l’aide à mourir alors que nos concitoyens nous réclament de l’aide à vivre ? La liberté de choisir sa mort serait comme la liberté d’entreprendre, toujours réservée à quelques-uns, ceux qui ont la liberté de choisir leur vie, les autres devant s’incliner devant leur sort, rentrer dans les Ehpad (soi-disant volontairement) ou choisir l’euthanasie (vraiment volontairement ?).
Ne nous contentons pas de sparadrap et de petits moyens, de ratios de personnel pour les Ehpad, ni de saupoudrage de soins palliatifs dans les territoires ; ni de la liberté de mourir à la place du droit à vivre. Repensons notre société sur un mode inclusif, inventons de nouvelles formes de cohabiter. La gauche a-t-elle totalement perdu sa capacité à réenchanter le monde ?
Isabelle Marin, ancien médecin de l’équipe mobile de soins palliatifs de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, est médecin coordinatrice d’une structure pour grands précaires, et l’autrice de Allez donc mourir ailleurs ! (Buchet Chastel, 2004).
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