Par Alice Raybaud Publié le 8 février 2022
De plus en plus de jeunes gens s’interrogent sur leur place et leurs privilèges d’homme dans la société, ainsi que sur le poids des injonctions associées à la virilité. Et aiment se moquer d’un modèle trop figé.
Balthazar et Grégoire échangent en terrain connu, accoudés au petit bar de l’appartement parisien du premier. En terrasse ou sur le canapé de l’un ou l’autre, le sujet de la virilité et de ses codes revient souvent dans leurs discussions. « On est des ratés du patriarcat », s’amuse, pas mécontent, Grégoire, gringalet de 25 ans. « Alors que si on nous fusionne, on a toutes les caractéristiques de l’homme bien viril, renchérit Balthazar, un an de moins. Moi le mec baraqué mais homo, et toi l’hétéro fana de foot. » Manière de se moquer d’un modèle trop figé à leur goût.
Vers 12 ans, à Lyon, Grégoire avait pourtant endossé le rôle du « gars viril », se souvient-il. Populaire, il en jouait pour « dominer » dans la cour du collège. Puis, une croissance un peu lente l’a sorti du rang des « vrais mecs ». Aujourd’hui, parler autant des « avantages » qui leur sont conférés du fait d’être nés garçons que de leur décalage avec ce qu’attend la société, « c’est se dire que, au lieu d’essayer de retourner dans la norme viriliste, on peut inventer d’autres modèles », explique Grégoire. Et c’est « joyeux », abonde Balthazar.
Entrés dans l’âge adulte à l’ère #metoo, de jeunes hommes décident ainsi de repenser leur masculinité et remettent en cause les codes d’une forme de virilité dominatrice. Ils entendent inventer de nouvelles manières d’être homme, loin d’un schéma normatif associé à la force et la performance. Si le phénomène est impossible à quantifier, des signaux attestent d’un changement d’époque : dans une enquête publiée le 3 février par l’Institut Montaigne, menée auprès de 8 000 jeunes de 18 à 24 ans, près d’un homme sur deux considère que les différences entre les sexes relèvent essentiellement d’une construction sociale – cette part est encore plus élevée chez les diplômés de l’enseignement supérieur. Egalement interrogées sur ce sujet, les générations de leurs parents et les baby-boomers adhèrent beaucoup moins à cette idée, d’après cette étude.
« Physiquement, il y a cette exigence du muscle, d’avoir une voix grave, de faire du foot… Je ne faisais pas de sport, j’étais un peu enrobé et on me disait que j’étais maniéré. » Rémy, 21 ans
« Il y a une prise de conscience grandissante des stéréotypes sexués et de leur dimension aliénante », observe Olivia Gazalé, autrice du Mythe de la virilité (Robert Laffont, 2017). Pour l’essayiste, si l’idéal viril a assis la domination des femmes, il constitue aussi un « piège » pour les hommes, les enfermant dans des injonctions coercitives qui font le lit de comportements nocifs. « L’homme doit sans cesse prouver et confirmer, par sa force, son courage et sa vigueur sexuelle, qu’il est bien un homme, un vrai », écrit-elle.
Un « fardeau » pour ceux qui se prêtent au jeu, tordant parfois leur identité, mais surtout pour ceux qui en sont exclus, jugés pas assez grands, costauds ou bagarreurs. « Physiquement, il y a cette exigence du muscle, d’avoir une voix grave, de faire du foot… Je ne faisais pas de sport, j’étais un peu enrobé et on me disait que j’étais maniéré dans ma façon de parler ou de me tenir, alors ado, j’étais rejeté », raconte Rémy, hétéro de 21 ans, originaire de Besançon. Ses lectures sur la virilité l’ont convaincu de l’aspect « artificiel » de ces codes. « Sur Instagram, je suis abonné au compte de cet homme qui porte des jupes. Il s’en fiche et je trouve ça génial. Chacun doit pouvoir éprouver son genre à sa manière, sans correspondre à un modèle binaire », estime-t-il.
Cette redéfinition de la masculinité entre en écho avec un autre mouvement de réflexion sur le genre et sa « fluidité », porté par des jeunes qui se revendiquent hors de la division stricte entre femelle et mâle. « Cette manière de penser le genre participe de manière globale à défiger les identités stéréotypées », constate le chercheur en sciences politiques Francis Dupuis-Deri, auteur de La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace (Editions du Remue ménage). D’autant qu’une remise en question des normes du masculin émerge aussi dans la culture populaire, à travers des figures qui pensent et incarnent des masculinités plurielles : le chanteur Eddy de Pretto avec son titre Kid, le youtubeur Bilal Hassani qui apparaît en robe et perruque dans « Danse avec les stars » sur TF1, l’humoriste Paul Mirabel qui joue des codes physiques de non-virilité…
« Ce truc d’être un conquérant, un dominant, qu’on veut nous inculquer dès petit avec tout un ensemble de rites initiatiques… » Ben Névert, youtubeur
Les vidéos du youtubeur Ben Névert, 29 ans, qui a également publié en octobre 2021 Je ne suis pas viril (First Edition), sont ainsi irriguées de cet enjeu de déconstruction de la masculinité toxique. Depuis 2019, dans son émission « Entre mecs », il réunit ses amis pour évoquer les injonctions genrées, le tabou des émotions, ou encore leur rapport à la filiation. « Au début, beaucoup regardaient en cachette, n’assumant pas trop. Je recevais surtout des messages de gars qui s’étaient toujours sentis en décalage avec la norme virile et me disaient que cela les libérait, se souvient-il. Puis, j’ai commencé à avoir des retours de mecs qui me disent s’être rendu compte que quelque chose n’allait pas dans leur comportement. »
Parmi les injonctions décortiquées, celle de la performance masculine. « Ce truc d’être un conquérant, un dominant, qu’on veut nous inculquer dès petit avec tout un ensemble de rites initiatiques », précise Ben Névert, qui décrit cette « jungle virile » qu’est la cour de récré. Enfant plus petit que ses camarades et hypersensible, il s’est confronté à la « hiérarchisation » qui s’y construit implicitement, et qui sanctionne notamment l’émotivité chez les garçons. « On interdit aux hommes un certain accès à la sensibilité, regrette-t-il. En refoulant très tôt le droit à l’inquiétude, à l’enthousiasme ou à la rêverie, ils développent les seuls comportements liés à la colère admis chez l’homme : la contrariété, la rage, la domination, la violence. »
Codes toxiques
Des attitudes valorisées dès l’enfance dans les jeux des petits garçons, dont Laurent Sciamma a vite cherché à se désolidariser. « On n’était jamais à l’abri de l’irruption de la brutalité, cette culture me choquait », raconte l’humoriste de 36 ans, hétéro et féministe. Dans son spectacle Bonhomme, il tance les aberrations de ce virilisme, socle du sexisme. Pour lui, comme pour d’autres jeunes qui cherchent aujourd’hui à se départir de tout code toxique, le mouvement #metoo, venu souligner l’aspect systémique des violences à l’encontre des femmes, a constitué une déflagration.« Cela a été un gigantesque accélérateur de pensée », estime Laurent Sciamma qui, face aux actualités et à certains comportements masculins, ressent souvent « une honte d’être un homme ».
C’est dans ce contexte et au contact de jeunes femmes engagées que Corentin, doctorant en mathématiques de 23 ans, a commencé à interroger ses réflexes « nocifs ». Né dans le Sud-Ouest rural, il a été élevé dans une valorisation des valeurs viriles. Faire du rugby, aimer la bagarre… et se montrer conquérant avec les filles. « Longtemps, j’ai agi avec l’idée que le désir de la femme devait se chasser. » Avec des attitudes déplacées en soirée. « Sans vérifier les signaux, je me mettais à danser très proche, à prendre les mains de la fille. Quand je m’en souviens, je n’ai aucune image de son visage : je ne voyais que moi, raconte ce diplômé de Polytechnique. Les codes de séduction inculqués aux mecs font de nous de petits agresseurs en puissance. »
Dans le couple, aussi. « Dans mes premières histoires, j’étais très peu à l’écoute, y compris dans la sexualité où j’étais très autocentré. » Aujourd’hui, avec sa copine féministe, il a entamé une analyse de ses comportements et s’emploie à les changer. « Dans maprépuberté, je me souviens qu’on disait que j’étais quelqu’un de gentil, de respectueux. Et, à un moment, j’ai arrêté de me montrer gentil, pour m’imposer. J’ai envie de redevenir la personne avec laquelle on se sent à l’aise, respecté, écouté. » Même s’il dit que sur certains points, il y a encore du « laisser-aller », comme la charge mentale. « Quand je fais une tâche ménagère, faudrait que tout le monde en ait connaissance », se moque-t-il.
« En tant que mecs blancs, on est relativement excusés de tout depuis la naissance, ce qui nous permet de prendre de la place au détriment d’autres », témoigne Sam, 24 ans, dans le secteur de la musique, qui s’est rendu compte qu’il lui arrivait de « mansplainer » – quand un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà – lors de travaux de groupes ou de piquer des colères « très mascu » en privé. Il passe désormais des heures à éplucher des pages féministes sur les réseaux sociaux, pour « s’éduquer » sur les mécanismes patriarcaux. « C’est un travail qu’il nous revient de faire », tranche-t-il. Tous partagent la conviction que, sans réflexions sur la masculinité, la lutte pour l’égalité entre femmes et hommes ne pourra que se buter à des résistances. « A nous de prendre nos responsabilités », estime Ben Névert.
Loïc, 25 ans, se souvient d’un 8 mars, Journée des droits des femmes, dans son école de théâtre. Tandis que les filles se réunissaient pour évoquer ce sujet, les garçons restaient de leur côté, sans la moindre proposition
Pour Thibault, Strasbourgeois de 26 ans, cela passe notamment par la prise à sa charge de la contraception. Il s’est rendu chez un médecin à Toulouse, le seul en France à prescrire le « slip chauffant », qu’il utilise comme moyen de contraception depuis trois ans. « J’en avais marre de voir ma copine souffrir avec son stérilet. C’est une charge que les mecs ne prennent pas, sans même que cela leur effleure l’esprit. Quand j’en parle autour de moi, les gars sont super réticents au fait qu’on touche à leur appareil génital ou que ce soit contraignant… mais pour la fille, pas grave qu’elle se tape les effets secondaires », déplore le jeune journaliste, à l’origine avant la pandémie de groupes de parole sur la masculinité toxique dans sa ville.
Loïc, 25 ans, se souvient, lui, d’un 8 mars, Journée des droits des femmes, dans son école de théâtre. Tandis que les filles se réunissaient pour évoquer ce sujet, les garçons restaient de leur côté, sans la moindre proposition. « Je me suis dit : c’est trop facile, les meufs continuent de travailler entre elles, et nous, on va rentrer jouer aux jeux vidéo », soupire ce cocréateur d’un groupe Facebook sur les masculinités, qui date le début de ses réflexions à ses 21 ans lorsque, durant une relation sexuelle, il a découvert le plaisir prostatique qu’il n’avait jamais exploré, car « être pénétré est censé être une attaque à sa virilité pour un homme ».
Depuis, il s’informe sur les tenants d’une éducation « virile » des garçons et ses effets dans la vie intime et amicale. « Je me suis rendu compte que, dans un groupe, c’était souvent les filles qui portaient toute la charge émotionnelle : soutenir un pote durant une rupture, engager la discussion dans un moment difficile. J’essaie de combler ce manque de communication entre mecs, d’être plus à l’écoute de leurs sentiments. Il y a un manque de partage dans les groupes de potes mecs, qui se retrouvent surtout autour de moments funs, mais sans évoquer grand-chose de leur vie. »
Puis arrive un enfant…
Une frustration que ressent Laurent Sciamma dans les dynamiques de groupes d’amis masculins, dont il regrette bien souvent « l’absence d’échange profond » et d’inclination vers le « soin » de l’autre. Lui qui refuse de « faire l’économie de ses sentiments, et donc de ceux des autres », s’est peu à peu éloigné de ces groupes. « Je me sens parfois seul face à ce combat, confie-t-il. Je vois encore beaucoup trop d’hommes autour de moi qui ont du mal à s’emparer du sujet de la masculinité et à remettre en question leur passivité dans ce système inégalitaire. »
Le chercheur Francis Dupuis-Deri met en effet en garde contre « un effet de loupe qui donnerait l’impression d’un mouvement écrasant ». « Au regard des statistiques, notamment celles qui portent sur les charges dans le foyer, les réalités au sein des couples hétérosexuels bougent moins qu’on ne voudrait le dire, observe-t-il. C’est très visible à l’arrivée du premier enfant, où on se rend compte que, même dans une relation qu’on voulait égalitaire, les rôles traditionnels reprennent souvent leur place. »
Laurent Sciamma se méfie des « mouvements de va-et-vient »historiques sur ces enjeux de masculinités, qui ont déjà connu des périodes de « renouveau », comme dans les années 1980 avec l’expression de « nouveaux pères ». « Ces dernières années, quelque chose se joue au niveau culturel, une lame de fond qui me donne de l’espoir, dit-il. Mais c’est un feu dont il faut prendre soin, en inscrivant des mesures dans la loi, comme une réforme profonde du congé paternité. Car ce feu peut s’éteindre à nouveau. »
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