par ERIC LORET
publié le 8 février 2022
Si vous pratiquez Instagram et, plus encore, si TikTok vous a happé durant les confinements, vous êtes forcément tombé sur des tutoriels de maquillage. Des conseils de «routines» de soin (nettoyage, hydratation, etc.) bien sûr, mais aussi des make-up artists qui jouent du trompe-l’œil, peignent leur visage en burger ou en licorne sous les hashtags #illusionmakeup ou #creativemakeup. Au bout de quelques scrolls, vous avez compris que le maquillage possède deux fonctions contradictoires : révéler et camoufler. Mais qu’en fait, c’est la même chose. Et que derrière son aspect futile ou parfois grotesque, il témoigne de la façon dont nous nous représentons le monde et nous-mêmes.
Bien entendu, la plupart des tutos maquillage proposent très simplement des techniques pour améliorer ses traits et corriger ses défauts. Le fameux contouring, en particulier, permet d’affiner un nez, abaisser un front ou rajeunir un œil par des jeux de lumière. Ce genre de «ravalement de façade» a toujours eu mauvaise presse et la célèbre maquilleuse britannique Lucia Pieroni (Balenciaga, Givenchy, Alexander McQueen, etc.) déclare volontiers que cette esthétique «très lourde, supersculptée», qui est à la mode «à cause d’Instagram et que les kids font dans leur chambre», rend les visages «souvent pires, ou étranges». Pourtant, le caractère inclusif de ces tutos de maquillage est un phénomène frappant : non seulement les filles comme les garçons redessinent leurs traits pour la journée, mais aussi on croise sur les réseaux nombre d’influenceurs et influenceuses aux physiques non normés qui montrent que le maquillage, décoratif ou correctif, est positif pour tout le monde.
Outil d’empowerment
Florian Drouchon gère ainsi depuis plus de dix ans la chaîne YouTube Beautés en herbe, où il fait la promotion de produits plutôt couvrants et du souci de soi. «Ce qui fait ma spécificité, nous explique le jeune homme, c’est que je conseille des bons plans à mes abonnés, qui sont plutôt des femmes : je teste réellement et en toute honnêteté des produits que tout le monde peut trouver au supermarché ou en ligne et qui sont aussi efficaces voire plus efficaces que ceux qu’on trouve sur d’autres chaînes sponsorisées par des marques de luxe.» Cette proximité économique, avec «la base» des consommateurs et consommatrices, se double d’une complicité de goût : «J’essaie de garder l’esprit YouTube des débuts, un peu bricoleur. Et si je surveille les tendances, je ne m’interdis pas d’aller contre les prescriptions habituelles, par exemple en portant des couleurs vives en hiver. Je fais ce dont j’ai envie et c’est en général très coloré.» Le make-up est ici un outil d’empowerment, ou d’«encapacitation» en français, socio-économique.
Au-delà du maquillage «réel», on trouve depuis quelques années les filtres proposés par ces mêmes médias sociaux. Non pas ceux qui déforment ou optimisent un visage, mais qui ajoutent des ornements. Au moment où l’on écrit, «real freckles» (taches de rousseur) a la cote, et on le retrouve réalisé «en vrai» sur les podiums, de même que les embellissements 3D (dont la Britannique Pat McGrath est depuis longtemps la papesse). L’esthétique de ces derniers s’est cependant renouvelée à la faveur des recherches de designers numériques : on pense en particulier au travail d’Ines Alpha en France. Inspirée par la culture Club Kid new-yorkaise ou celle des drag-queens, cette diplômée de l’Institut français de la mode a d’abord été connue pour ses lenses (filtres) Instagram ou Snapchat. «Mais je n’aime pas ce terme de «filtre», dit-elle à Libération, car il porte l’idée d’un écran, d’une frontière ou celle d’enlever des impuretés – filtrer. Je préfère parler de «maquillage digital» ou de «maquillage 3D», c’est-à-dire dans l’espace. Je crée des accessoires, au même titre qu’un sac ou un chapeau.» Ce qu’elle désigne comme le «maquillage du futur» est du côté de la réalité augmentée : il s’agit de «créer des choses qui ne soient pas possibles physiquement, de flouter la frontière entre ce qui est tangible et ce qui est virtuel – et d’y croire». Ines a entre autres habillé virtuellement le visage de la musicienne Charli XCX et collaboré avec Peter Philips chez Christian Dior dans un duo IRL-CGI, mêlant maquillage «in real life» (réel) et «computer-generated imagery» (images de synthèse).
Tentacules et bibelot brisé
Dans un webinar organisé par l’agence MNSTR (la même qui est à l’origine de la collaboration entre Dior et Ines Alpha), une autre make-up artist numérique, Johanna Jaskowska, précise que, pour elle, les filtres sociaux autorisent une génération qui se sent «en transition» à retrouver une forme de confiance par la multiplicité, en activant la créativité de chacun : «Je crée des sortes de secondes peaux digitales, chaque filtre a une identité différente, parle de choses différentes. […] Chacun aujourd’hui raconte sa propre histoire et mon travail aide les gens à raconter celle-ci, va leur donner une certaine confiance, un peu comme quand on porte un bijou ou un vêtement qu’on aime. […] Mais sans l’utilisateur, le filtre n’est rien, l’expérience n’existe plus.» Une philosophie que partage Ines Alpha, laquelle souhaite que ses accessoires virtuels «permettent d’être à l’aise avec son apparence, de s’amuser avec son visage sans avoir le poids des standards de beauté, sans avoir à utiliser un filtre qui coche les cases de ces standards».
La collaboration avec les utilisateurs et utilisatrices est absente d’un troisième genre de make-up fréquent sur les réseaux, réalisé cette fois sans ajout digital, avec beaucoup de patience et d’habileté par des artistes du trompe-l’œil, souvent inspirés par le surréalisme ou les jeux optiques d’Escher ou d’Arcimboldo. La Britannique @khaleesiisaa, l’Italien @lucaluceofficial ou, la star du genre, la Canadienne Mimi Choi, en sont les principaux représentants, et se font souvent plagier. Les unes et les autres sculptent de véritables tableaux sur leur visage, avec des thématiques récurrentes : celle du zombie dont crâne, muscles, veines sont mis à nu, tandis qu’y prolifèrent larves ou tentacules. On trouve aussi l’effet «matriochka» avec visage découpé comme une épluchure, paires d’yeux démultipliées, etc. Ou encore le trou et la fêlure, évoquant le bibelot brisé. C’est en travaillant avec l’acteur queer Ezra Miller pour le bal du Met en 2019, que Mimi Choi a été révélée au grand public. Son maquillage «kaleidoscope eyes», explique-t-elle, «montre que nous donnons une image de nous-mêmes au monde, mais qu’en réalité, nous avons de multiples couches de personnalité. La révélation des yeux multiples derrière le masque est le dévoilement ultime par Ezra de ses alter ego». Le thème du bal du Met cette année-là était le camp, cette forme d’autodérision liée à la culture gay qui permet de «camper» des personnages au second degré. Le mouvement drag-queen, par exemple, peut être dit camp.
La grande théoricienne du camp fut l’écrivaine américaine Susan Sontag (1933-2004). En 1986, elle préfaçait Trans-figuration, un livre de photo de Holger Trülzsch mettant en scène Veruschka, la première supermodel internationale. Lasse d’être un «cintre» à vêtement, celle-ci décide au début des années 70 d’utiliser le maquillage comme outil d’épiphanie par la multiplication des identités. Elle le fait selon une logique paradoxale : en disparaissant dans le décor comme les futurs artistes du #illusionmakeup, en se peignant le visage et le corps. Nue, Veruschka devient animal, végétal puis minéral, véritable phasme humain. Sontag note qu’il y a là un désir contradictoire, comme tout désir : «Devenir pleinement visible, être vu (enfin) tel que l’on est, être honnête, démasqué. Désir de se cacher, de se camoufler. D’être ailleurs. Autre.» C’est-à-dire aussi «de devenir pure matière, inorganique, de s’arrêter, de mourir».
Affirmer sa pluralité
Plus proche de nous, Marion Zilio, après avoir étudié «l’invention du visage» au XXIᵉ siècle dans Faceworld (PUF, 2018), s’est penchée dans le Livre des larves (PUF, 2020) sur la façon dont «nous sommes devenus nos proies» au temps du selfie. Même si la philosophe ne traite pas directement des rapports entre maquillage et médias sociaux, son expertise apporte des lumières sur ce phénomène. Dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée «l’Ethique du caméléon», Zilio rappelle que «d’un côté se profile une disparition programmée des visages et que de l’autre se manifeste une surenchère visuelle jamais égalée dans l’histoire de l’humanité, qu’une politique d’anonymisation fait donc le pendant à une politique d’exhibition de soi». Mais contrairement à la mélancolie qu’induisait le camp comme affirmation ironique d’identité, masques et camouflages n’opèrent désormais plus, selon elle, «dans l’idée de préserver la souveraineté de son moi et de son autonomie […] mais, au contraire, dans la possibilité de se fondre dans la multitude, le flux. […] Dès lors, l’anonymat et le mimétisme ne procèdent plus d’une fuite ou d’une copie mais d’une assimilation positive à l’ornement, sous la forme d’une subjectivité cultivée».
On perçoit ainsi mieux le potentiel inclusif des tutoriels make-up pour beautés non conformes : il ne s’agit pas d’améliorer son physique – sous peine de provoquer le ricanement, comme on l’a vu en 2018 quand l’équipe de Touche pas à mon poste s’est moquée de Beautés en herbe – mais bien de s’hybrider en affirmant sa pluralité, sa fluidité, qu’elle soit de genre ou d’espèce, voire de règne. «Nous devons poursuivre nos complicités avec d’autres êtres, si nous voulons, en tant qu’espèce, participer aux mouvements de la vie», note Zilio. Les make-up numériques ou en trompe-l’œil, créés par une génération imprégnée des philosophies littéralement abyssales de Donna Haraway ou Vilém Flusser, participent de ce mouvement. Les filtres évoquant la nymphe, la chrysalide – ou les nudibranches chez Ines Alpha – tout comme les larves ou le devenir porcelaine dans le #creativemakeup, nous invitent à rejoindre le compost de la vie elle-même, le tohu-bohu primitif et à faire monde dans le décor du monde.
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