Publié le 06 février 2022
Tandis que la possibilité d’un conflit aux portes de l’Europe se fait de plus en plus pressante, le fils de Nicolas Santolaria organise d’interminables batailles de Playmobil. Rien à voir ? Pas si sûr, s’inquiète notre chroniqueur.
L’anachronisme est ce qui vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on regarde ces armées. Sans aucun respect pour les périodes historiques, les chevaliers du Moyen Age y côtoient les légionnaires romains, les membres du SWAT – les forces spéciales américaines – y copinent avec des pirates borgnes.
En matière d’équipement, on a parfois l’impression de se retrouver face au remake d’un clip des Village People, quand un policier se voit affublé d’une coiffe de chef indien. A ces bataillons d’infanterie s’ajoutent des méga-armes qui confèrent un pouvoir de destruction décuplé, tels les dragons dans Game of Thrones ou la bombe atomique dans la vraie vie. Troll menaçant, colosse à cuirasse de fer, robot Gundam, peluche géante Bob l’éponge, Batman en plastoc toisent l’ennemi. Puis vient la phrase rituelle, prononcée d’un petit ton mi-plaintif, mi-invitant : « Tu fais la bataille avec moi ? »
Le problème, c’est que ce jeu est régi par des règles que seul mon fils connaît et qui ont pour particularité d’être très évolutives : « Non, tu n’as pas le droit d’attaquer directement le chef de l’autre armée », me dit-il, alors que l’un de mes gars avait asséné un magistral coup de maillet sur le heaume du boss d’en face.
Dans ce monde incertain, une seule chose est sûre : l’issue de la bataille. Quoi qu’on fasse, on perd toujours à la fin. Même si l’on pense avoir pris une position favorable, d’un revers de main, mon fils peut venir balayer toute l’armée adverse avec une amazone volante (oui, oui, c’est bien dans le règlement) et anéantir ainsi vos faméliques espoirs de victoire.
Vaste boucherie
Cet appétit pour la guerre trouve d’autres matérialisations. Après avoir été attiré par une affiche promotionnelle, mon fils a insisté pendant des semaines pour voir l’expo sur Napoléon à La Villette, dans le nord-est de Paris. Nous y sommes finalement allés, ce qui nous a permis d’admirer un chameau empaillé (campagne d’Egypte) et autres curiosités.
On est ressortis de là avec le sentiment que la vie du stratège corse n’avait été, au final, qu’une vaste boucherie ; et avec un petit Napoléon Playmobil. Afin de mettre des hommes frais à dispo du vainqueur de Wagram, ma sœur s’est activée pour remporter une enchère sur eBay, concernant un lot de minigrognards qui ne se trouvaient plus en vente dans le commerce traditionnel.
Non, décimer des figurines innocentes en exultant ne fera pas automatiquement de ce nanostratège un futur Himmler
Nouvelles batailles. Nouveaux carnages. Parfois, les figurines sont démembrées, scalpées (c’est plus facile avec des cheveux en plastique) ou couvertes de feutre rouge, pour ajouter au réalisme barbare de la chose. Ce n’est pas tout. Mon fils réalise aussi plein de dessins avec des scènes de combat sanguinolentes, comme s’il sortait tout juste du siège de Sarajevo. Et revient avec une théâtralité claudicante de l’école, tel un poilu fourbu par la vie au front.
Tout cela a fini par me poser question : pourquoi tant de guerres dans cette petite tête, là où nous, ses parents, ne sommes pas vraiment des « fana-mili » ? Plusieurs hypothèses me sont venues à l’esprit : la plus rassurante, l’hypothèse 1, est celle que l’on voit le plus souvent relayée dans les médias. Elle peut se résumer ainsi : ce n’est pas parce que votre enfant mime la violence qu’il est ou sera violent. Non, décimer des figurines innocentes en exultant ne fera pas automatiquement de ce nanostratège un futur Himmler. Il se trouve de nombreux psychiatres pour avancer que ces rituels permettent au contraire aux plus jeunes de canaliser leur agressivité.
Dans cette dynamique de dérivation de violence, il faut souligner la place particulière, exutoire, occupée par la marque Playmobil. Là où Lego a pris le parti d’évacuer toute référence martiale, si ce n’est sous une forme fictionnelle très lointaine (à travers l’univers Star Wars, par exemple), Playmobil en ménage la possibilité, avec ses combattants venus du fond des âges et ses châteaux, bases secrètes, fortins à assaillir ou à défendre.
Mais, d’un point de vue psychique, tout peut-il s’expliquer par le prisme rassurant qui voudrait que chaque pulsion trouve une traduction métaphorique qui l’apaise, comme s’il était entendu que les plus jeunes avaient définitivement intégré l’aberration que constitue le passage à l’acte guerrier ? N’est-ce pas plutôt le parent qui caresse là, pour sa progéniture, un doux rêve aux accents de neutralité suisse ?
Mémoire martiale
Regardez comment un enfant réagit concrètement quand on lui pique son doudou à la crèche, et vous comprendrez qu’il n’est pas très loin, en termes d’état d’esprit, d’un Poutine ripostant contre l’influence supposément élargie de l’OTAN. Même sous un poster de Bisounours, le coup de xylophone sur le crâne est parfois la réponse qui s’impose le plus spontanément à l’être humain en culottes courtes. En réalité, la guerre est une possibilité toujours en suspens que beaucoup d’adultes ont évacuée de leur champ mental, mais que les enfants gardent en tête, comme une sorte de mémoire martiale inlassablement cultivée.
L’enfant qui s’entraîne avec ses petits soldats (hypothèse 2) ne serait alors rien moins qu’un pragmatique entouré de parents illusionnés. Cette hypothèse a une résonance particulière aujourd’hui, où la possibilité concrète d’un conflit aux portes de l’Europe se fait de plus en plus pressante.
Le travail de l’historienne Manon Pignot met en lumière l’hypothèse d’un « désir de guerre » chez certains jeunes
« La guerre entre grandes puissances ou puissances régionales est redevenue possible (…) La montée des tensions débouchant sur un retour à la guerre est relativement récente, avec les premières aventures militaires russes et l’affirmation de la puissance chinoise en mer de Chine du Sud au cours de la décennie précédant la pandémie du coronavirus », écrit François Heisbourg, dans Retour de la guerre (éd. Odile Jacob, 2021).
Plus dérangeante, l’hypothèse 3 est explorée au fil d’un ouvrage très intéressant de l’historienne Manon Pignot, qui laisse voir l’attrait épique que peut constituer un conflit. Dans L’Appel de la guerre. Des adolescents au combat, 1914-1918(éd. Anamosa, 2019), elle y reconstitue le parcours de ceux qu’elle nomme les « combattants juvéniles », ces ados qui ont participé à la première conflagration mondiale. En creux, son travail met en lumière l’hypothèse d’un « désir de guerre » chez certains jeunes.
Au-delà de l’endoctrinement, cette « volonté autonome d’assouvir une soif d’aventure », difficilement intelligible aujourd’hui, peut être interprétée comme le remplacement « dans les sociétés industrielles de la fin du XIXe siècle, d’une forme de rituel de la transition initiatique telle qu’il existe dans les sociétés primitives ». J’espère juste que mon fils se tiendra à bonne distance de cette hypothèse.
Toujours est-il que, si la guerre se manifeste comme une inquiétude à l’esprit du parent, c’est aussi en contrepoint à ce puissant mouvement de vie que constituent la naissance et l’éducation d’un enfant. Le romancier Julien Blanc-Gras le racontait très bien dans son magnifique roman Comme à la guerre (Stock, 2019), où, sur fond d’attentats à Paris, s’entremêlaient le récit autobiographique de ses premiers pas de papa et une plongée très détaillée dans la vie de ses aïeuls ayant connu le second conflit mondial.
Une façon de remettre nos drames, craintes et déplorations à leur juste place, « une échelle pour évaluer nos tragédies contemporaines ».
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