Après le succès de Rupture(s) et alors que paraît son nouveau livre, Être à sa place, Claire Marin expose sa conception de la pratique philosophique : une enquête policière sur les traces de notre identité personnelle.
« Notre place au soleil est toujours éphémère. » Cette conviction, Claire Marin l’a forgée en apprenant être porteuse d’une maladie auto-immune à l’âge de 25 ans. Son « corps s’attaque en pensant le défendre ».Elle n’a depuis cessé de réfléchir à la fragilité de l’existence, de Hors de moi, relatant le sentiment d’étrangeté provoqué par un corps qui nous échappe, jusqu’à Rupture(s), explorant toutes ces épreuves existentielles qui nous marquent sans que l’on s’en remette vraiment et qui pourtant n’empêchent pas de vivre. Le succès de ce dernier livre, passé en format poche et de main en main, comme une recommandation chaleureuse entre proches, témoigne de l’acuité de ces interrogations existentielles, posées avec une simplicité élégante. Avec le même souci de la clarté dans l’exposition et le style, qu’elle doit notamment à sa lecture d’Annie Ernaux, Claire Marin poursuit aujourd’hui la réflexion dans Être à sa place, qui vient de paraître. Ayant finalement peu bougé, passée de Nantes à Paris où elle vit et enseigne en classes préparatoires aux grandes écoles, après avoir été professeure à Cergy-Pontoise, elle se demande comment habiter un espace dont nous risquons à tout moment d’être délogés. Comment dépasser « l’alternative nostalgique (et fausse) » qu’identifie Georges Perec dans Espèces d’espaces : ni l’enracinement définitif ni le complet nomadisme. Vivre entre deux. « Nous ne restons jamais en place, même si nos voyages sont parfois immobiles et le lointain intérieur », écrit-elle. Faisant appel aux philosophes classiques comme aux écrivains contemporains, l’essai se rêverait « en pagaille », complété infiniment, à la Borges et à l’image du chaos de nos existences. Car à quoi tient notre identité, sinon à une certaine « habitude d’être » qui rassemble des fragments épars, à cette aptitude que nous avons de transformer intelligemment les gestes en tendances ? Voici l’enseignement de Félix Ravaisson, auquel elle a consacré sa thèse sur l’habitude. Ravaisson a inspiré Henri Bergson, et Bergson inspire aussi Claire Marin. Elle puise chez eux l’idée d’un élan créateur, d’une capacité à inventer son propre rythme. De cette capacité créatrice, elle a d’ailleurs fait un sujet du séminaire international d’études sur le soin, qu’elle dirige à l’École normale supérieure, persuadée que la « rupture » et la « couture » vont de pair. Claire Marin m’a reçu chez elle pour parler de cette intranquillité philosophique qui l’habite.
Nous avons échangé par écrit avant de nous rencontrer de visu. Qu’est-ce que cela change ?
Claire Marin : Être en présence intensifie l’interaction et nous oblige à être plus attentifs à la relation. On ne peut pas se mettre en retrait. Ce que le corps laisse exprimer complète, corrige et ajuste la parole. Il dit ce qui n’est pas dit. Le message est total au lieu d’être amputé. On peut réagir à un sourire et pas seulement à la question posée avec ce sourire. La présence offre un embranchement de possibilités d’interactions.
Vous m’avez accueilli chez vous. Que représente ce lieu ?
Disons que ce lieu, à Paris, au fond d’une cour, à l’abri quoiqu’ouvert de nombreuses fenêtres, est un endroit protecteur, que je me suis lentement approprié, où les objets parlent désormais de mon histoire et de mes occupations. L’idée peut paraître banale, mais il arrive qu’on vive chez soi comme à l’hôtel. Dans une vie, des événements font qu’on s’investit plus ou moins intensément dans un lieu – le fait d’y passer de longs moments, contraints par le confinement, nous a permis d’y réfléchir. Il faut parfois du temps pour se sentir chez soi quelque part.
Il n’est donc pas naturel d’habiter un lieu ?
C’est difficile de s’en rendre compte durant l’enfance, lorsque le lieu nous précède, mais ceux qui ont beaucoup déménagé savent qu’il y a des endroits où l’on se sent mal même si on les a choisis. Quand je suis arrivée ici la première fois, il y avait une odeur de cire trop étrangère, qui ne me plaisait pas. Les maisons sont comme des corps. Il faut s’habituer à leur texture, à leurs sons, aux aérations et à la lumière qu’elles proposent, sans parler de la cohabitation avec les voisins. Habiter un lieu est aussi un rapport physique, un investissement corporel.
Nous avons un lieu – votre appartement –, des places respectives – philosophe, journaliste, femme, homme, etc. –, et cette présence mutuelle, un certain jour de 2022. Comment ces trois notions – lieu, place, présence – s’articulent-elles ?
D’abord, la question de la place est effectivement géographique autant que symbolique. La distance entre les individus dit quelque chose de leur proximité ou de leur confiance, de ce que chacun est prêt à accorder à l’autre dans la respiration qu’il lui laisse ou dans la contrainte qu’il fait peser sur lui. Toutes ces modalités de la présence participent de la constitution d’une place. Si je m’étais amusée à vous répondre debout alors que vous êtes assis, cela aurait été étrange. Il existe des conventions tacites dans la manière dont on occupe l’espace, dont on se positionne. Pour l’anthropologue américain Edward T. Hall [1914-2009], promoteur de la notion de proxémie – une étude de l’espace et de la distance entre les corps selon les cultures –, il existe des « dimensions cachées » de l’espace, qui déterminent la qualité d’une présence. Elles confirment ou infirment ce qui peut être dit. On peut avoir un discours qui prône l’égalité et un positionnement dans l’espace rappelant qui est le supérieur et qui sont les obligés.
Pourquoi parler de place plutôt que de présence ?
« Être à sa place » est une vieille question pour moi, du moins sur un plan personnel, à cause de mon parcours social, du fait d’être une femme, d’avoir une certaine place dans ma famille, mais aussi à cause de la maladie. Cette question – quelle logique préside à l’occupation de nos vies ? – poursuit celle sur la rupture, car l’on peut être amené à rompre lorsqu’on ne se sent plus à sa place. Cette préoccupation peut paraître égoïste, mais elle interroge aussi la capacité à s’effacer pour offrir à l’autre une place privilégiée. Ce sont là les modalités de la « présence », qui désigne en latin le fait d’être en avant, un élan dynamique plutôt que statique, cherchant une harmonie dans l’appariement des envies. Georges Perec écrit qu’on voudrait« aménager notre territoire ». Mais c’est aussi une façon de lutter contre l’absurdité de nos vies, pleines de désordre.
Comment changer la place qui nous est assignée ?
Je peux être assigné à une place où je suis contraint, employé à des activités inférieures à mes qualifications ou contraires à mes désirs, que je n’ai pas envie d’occuper ou d’habiter, et, pourtant, adopter de nouvelles habitudes fécondes ou créatrices, sans pour autant être dans une dialectique naïve de la catastrophe qui me renouvelle. Qu’apprend-on quand n’est pas bien au milieu du puzzle, lorsque tout ne s’ajuste pas parfaitement ? Le philosophe Günther Anders [1902-1992] le dit très bien : l’expérience, l’épreuve du monde, est d’abord une inadéquation de l’homme au réel. Pour lui, « la chaussure faite sur mesure trompe le pied en le privant de l’expérience de la racine et du caillou ». La réalité n’est pas toujours un gant à notre taille.
Quels sont les prolongements politiques de cette réflexion sur la place, alors que les tensions identitaires sont si fortes ?
Les échos entre ce que dit Günther Anders dans ses Journaux d’exil et du retour, écrits lors de son exil aux États-Unis et à son retour en Europe après la guerre, et la situation actuelle me semblent pertinents. Nous faisons subir les mêmes schémas de violence à ceux dont on craint qu’ils prennent notre place. Anders distingue en effet les émigrés, qui se font une place, des migrants, qui n’en trouveront jamais car ils ne sont nulle part bienvenus : ni dans le retour ni dans l’installation dans un pays étranger. Il parle de « perte d’existence » pour qualifier le sentiment du déplacé sans place. Qui pourrait supporter une telle« absence de monde », se demande-t-il ? Plus récemment, le philosophe Achille Mbembe ne dit rien de moins dans Brutalisme [La Découverte, 2020], en rappelant que s’exiler implique toujours « le risque de la disparition ».
Comment la trouver, sa place ?
Nous sommes toujours déplacés intérieurement, même si notre place demeure socialement la même. « Nous sommes où nous ne sommes pas », écrit Bachelard. Je reste professeure, mère et fille, mais ma relation avec mes étudiants, mes collègues et mes proches ne cesse d’évoluer. Elle se transforme au fil du temps pour rester vivante. Rester à sa place est donc un travail constant pour l’habiter autrement, de la même manière qu’un artiste doit renouveler son œuvre. Cette place est un ordre troublé d’inquiétude. Elle n’est pas statique, et si elle le devient, c’est que nous nous rétractons, que nous l’avons désertée sans nous en rendre compte. Je ne crois pas qu’on parvienne à une sérénité absolue. Personne n’est jamais bien assis, calé dans l’existence. Je trouve ma place, selon le mot de Gilles Deleuze, lorsque je suis dans un « agencement » de toutes celles que j’occupe socialement, affectivement et politiquement, et cela produit parfois un sentiment de légitimité et de reconnaissance.
Rester à sa place, est-ce rester assigné à sa classe ?
Le plasticien Kader Attia, qui a commencé par travailler sur des marchés, évoque, lui, « la nécessité éprouvée par l’homme d’agir par effraction pour exister », de créer des ouvertures symboliques pour échapper à la place assignée. La question du transfuge de classe est effectivement importante lorsqu’on parle de nos places respectives.
Que signifie-t-elle pour vous ?
Dans ma famille, elle renvoie à l’histoire de mon père plus qu’à la mienne, même si le « risque » de parcours a été d’aller vers une discipline qui ne rassure pas, vers une activité philosophique qui peut apparaître vaine ou luxueuse dans certains milieux.
De quel milieu venez-vous ?
D’un milieu où la notion de travail est très valorisée et où beaucoup de sacrifices ont été faits pour offrir à ma génération des études et la possibilité d’une ascension sociale. D’un milieu où l’on est rassuré par des métiers en lien avec une utilité concrète. En devenant ingénieur, mon père a fait le plus grand pas socialement. Le mien a été de nourrir une ambition dans le domaine intellectuel, là où un métier pratique allait de soi. Les études de philosophie sont exigeantes pour celui qui les suit, même si ce ne sont que des épreuves intérieures. Il reste la trace de cette origine sociale dans mon écriture simple, accessible pour un large public, et dans ma carrière d’enseignante, pendant quinze ans en banlieue parisienne, auprès d’étudiants qui n’étaient pas toujours les plus favorisés.
Cette écriture vous la devez à Annie Ernaux ?
Elle a été absolument centrale dans mes lectures. C’est une résistante qui n’est pas installée dans sa place, toujours très habitée par ses combats.
Vous l’avez d’ailleurs rencontrée avec vos élèves à Cergy-Pontoise.
En effet. Qu’une grande autrice puisse habiter Cergy continue de les surprendre. J’enseigne à Paris maintenant, mais j’ai encore parlé d’elle récemment en cours. J’aime m’appuyer sur la littérature pour penser des questions sociologiques ou politiques. Parfois, un paragraphe d’Annie Ernaux permet de comprendre une thèse de Pierre Bourdieu. Ce sont des raccourcis, des « éclaircies » comme elle le dit elle-même. Je suis convaincue que la philosophie ne se fait pas uniquement dans les livres de philosophie, qu’on est déjà interpellé par des questions philosophiques dans notre existence, par des œuvres littéraires ou artistiques. Je présuppose la même valeur philosophique à une photographie de Sabine Weiss, à un poème d’Henri Michaux ou à un paragraphe de l’Éthique de Spinoza.
Quelle serait alors la spécificité de la pratique philosophique ?
Son inquiétude. Pour le regard philosophique, le réel n’est pas nécessairement tel qu’il apparaît. Il présente un double fond, qu’il faut découvrir comme lors d’une enquête policière. Les individus peuvent jouer des personnages, avec des masques, et les relations entre les choses peuvent paraître évidentes, alors qu’elles ne sont que probables. La tâche de la philosophie est d’éclaircir tout cela.
Vous seriez donc plus proche de Hume que de Descartes ?
Comme Hume, je pense en effet l’identité personnelle comme une fiction, le réel comme un sujet d’enquête et les relations causales sous l’angle de l’habitude plus que de la nécessité. Je ne crois pas qu’il existe une vérité, une certitude première comme un cogito qui nous assure de notre savoir et de notre existence.
Pour qualifier l’écriture d’Annie Ernaux, on dit parfois qu’elle est « socio-biographique ». Peut-on dire de la vôtre qu’elle est « philo-biographique » ?
C’est une jolie invention mais c’est aussi ma faiblesse. Je suis assez maladroite pour penser ce que je n’ai pas vécu. Ce privilège de l’expérience reste cependant très humien : je crois qu’on écrit bien ce que l’on a ressenti, au sens très physique du terme. J’aurais du mal à écrire de la pure fiction. Certains vécus affectifs nous restent à jamais étrangers. Toutes les expériences de souffrance sont l’apprentissage d’une séparation infranchissable. Même si je comprends qu’il est malheureux, je ne peux pas souffrir à la place de l’autre. Je n’accède jamais vraiment à son paysage intérieur, à son « espace du dedans »,comme le dit Michaux. Dans les moments les plus éprouvants, nous sommes absolument seuls, quel que soit notre entourage.
Qu’apprend-on de la maladie ?
Avant tout, elle produit un effet de sidération, d’autant plus que nous sommes dans des sociétés très privilégiées, qui pensent pouvoir guérir les maux et surmonter les séparations. Au début, la maladie génère de la colère et le sentiment d’être floué. On ne se défait pas facilement du sentiment d’injustice, on ne s’habitue pas aux privations ou aux renoncements, mais, avec le temps, cette désillusion se transforme en lucidité tranchante. Elle crée également des formes de reconnaissances et de sympathies entre ceux qui ont éprouvé le négatif que comporte l’expérience humaine.
Surmonte-t-on la colère ?
La colère continue d’être là. Elle est l’un des « symptômes » non répertoriés de la maladie. Elle n’est évoquée ni dans les manuels de médecine ni dans ceux de philosophie. Or la colère est aussi une énergie créatrice, transformatrice. On le voit actuellement, dans l’espace public, où ce qui était tu ou refoulé commence à s’exprimer plus ouvertement, par exemple, autour des violences subies par les femmes.
Comment compose-t-on face à une telle épreuve ?
Par chance, le mode de vie qui me plaît s’accommode à peu près d’un corps délabré. Je n’ai jamais eu d’aspiration pour les métiers où le corps est sollicité dans sa force ou sa précision. J’ai trouvé un compromis où la défaillance physique ne prend pas trop de place, comme le font beaucoup de malades aux pathologies discrètes ou invisibles. Mais le propre de la maladie est effectivement de faire disparaître une fiction existentielle : cette épreuve suspend les conditions de notre croyance en une continuité qui offrirait une assise stable à l’identité. Elle pose la question de la fragilité de nos vies et de nos liens. On pourrait dire en empruntant une formule de Paul Ricœur que la « vie est naturellement décousue ». La maladie est une épreuve destructrice et une expérience ontologique : tomber malade, c’est perdre l’habitation normale de notre corps, être délogés de la place intérieure où nous demeurons habituellement. Mais il ne faut pas laisser la maladie décider de notre existence au point de nous effacer, de nous rendre étrangers à nous-mêmes.
Si la maladie est une rupture, peut-on dire du soin qu’il est une couture ?
Le soin nous invite à nous réapproprier ce que nous sommes devenus sous l’effet de la souffrance, à réduire l’écart entre soi et soi. Comme le dit Montaigne, « notre fait, ce ne sont que des pièces rapportées ». Notre travail créateur consiste à faire tenir ensemble des éléments qui peuvent paraître disparates, sans souffrir de cette fragmentation. Notre identité ressemble à un costume d’Arlequin. Après, il s’agit de s’assurer que ce concert de voix intérieures ne devienne pas une cacophonie assourdissante.
Claire Marin. © Édouard Caupeil pour PM
Ne reste-t-il donc rien par-delà cette fragmentation, aucun noyau d’identité ?
Se dire qu’il n’existe aucun noyau d’identité est une idée si contre-intuitive qu’elle en paraît quasiment impensable – c’est comme se figurer l’infini astronomique. Mais, dans les pas de Hume, le philosophe Clément Rosset [1939-2018] étaye cette intuition qui m’était naturellement familière, sans que je puisse la formuler aussi clairement. Le lire suscite un ébranlement philosophique : tout d’un coup, on découvre qu’il y a une nouvelle pièce dans sa maison. Selon lui, le réel est parfaitement singulier. Il n’a, selon ses mots, pas de « double ». Et il poursuit en montrant qu’il n’y a peut-être pas tant de sujet au fond de soi, que l’identité personnelle n’est qu’une collection de perceptions sans unité, une fiction. La connaissance authentique de soi est illusoire. Reste l’identité sociale.
Vous citez Michel Foucault parlant de la « topie impitoyable du corps »,de ce lieu auquel on ne peut pas échapper. N’est-ce pas là ce qui en nous résiste à la dispersion ?
Dans un texte court mais impressionnant d’intelligence et de densité sur les hétérotopies – le mot qu’il emploie pour désigner les localisations physiques de l’utopie –, Michel Foucault rappelle qu’on ne saurait se défaire du corps. Je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. À la fois, le corps nous ancre dans l’expérience, d’où le trouble immense quand il s’effondre, et, en même temps, il peut mener hors de soi. Je vais spoiler la fin du texte, mais Foucault ajoute que l’amour apaise cette « utopie du corps », le fait d’être sans lieu, prêt à sortir de ses limites. Selon lui, la sexualité n’est pas du tout un moment de fusion avec l’autre et d’oubli de soi. Au contraire, on se retrouve dans une intense présence à soi médiatisée par l’autre. Dans l’amour, le corps est enfin « ici ».
Vous montrez aussi dans Rupture(s) combien l’amour peut faire souffrir, parce qu’il est des ruptures dont on ne se remet pas. Comment interprétez-vous le succès de ce livre ?
Il m’a confortée sur le fait que je pouvais écrire différemment, avec une prétention philosophique qui parle à des lecteurs nombreux. Chacun est arrivé avec une suggestion de chapitre supplémentaire, sur la rupture amicale, l’expérience de la guerre ou du traumatisme, par exemple. Idéalement, il faudrait réécrire le livre après qu’il a été lu. Les lecteurs sont de bons éditeurs !
Vous disiez de la philosophie qu’elle était une pratique inquiète. A-t-elle aussi une vertu consolatrice ?
Elle n’offre pas de solutions. Mais certains livres nous inscrivent dans un réseau de souffrance partagée. J’emprunte souvent ces mots de Jan Patočka [1907-1977], qui parle de la « solidarité des éprouvés ». Or il n’existe aucun espace durable pour l’expression de la peine dans nos sociétés « résilientes ». Passé quelques jours d’attention compatissante, il faut s’être remis, et ceux qui n’arrivent pas à sortir de cette épreuve négative éveillent le soupçon. Le philosophe Vincent Delecroix a montré que l’expérience de la perte est pourtant centrale. La présence de l’absence nous hante. « Ce qui manque est en surplus »,écrit-il. Nos existences sont en effet peuplées de fantômes, auxquels il faut faire une place. Durant les premiers mois de la pandémie, l’absence de ritualisation du deuil a ainsi été une catastrophe inhumaine : nous n’avons pas su faire place à nos morts.
Que partage-t-on dans des expériences si singulières ?
La manière dont la douleur affecte le sentiment d’identité au point de se demander : qui suis-je encore moi qui ne me reconnais plus ? La pensée de Jean-Luc Nancy m’accompagne depuis longtemps, notamment son texte L’Intrus [Galilée, 2000], dans lequel il relate sa greffe du cœur. Il se demande : quel père puis-je encore être, quel mari, quel professeur, alors que tout ce que je pensais stable s’effondre radicalement en moi ?
Quelle professeure êtes-vous ?
Je suis souvent surprise et admirative de mes étudiants. On ne sait jamais ce dont un élève est capable. Ils étaient anxieux et épuisés pendant le confinement, ils reconfigurent maintenant leur existence. J’avais raconté dans La Relève ces parcours de combativité, souvent complexes et tortueux, qui m’impressionnent. De cette plasticité, il ne faut pas abuser, mais en travaillant avec de jeunes étudiants, je profite de leur énergie contagieuse.
Quel est le rôle de l’enseignant ?
Je continue à penser qu’il est essentiel, quelles que soient les formes de dévalorisation et de mépris que l’on peut ressentir violemment de la part du pouvoir politique. À l’école, on apprend le multiple qui est absolument essentiel pour la structuration psychique et la maturation intellectuelle. L’école est aussi le lieu où l’on a le plus de chances d’être en lien avec d’autres vies que la nôtre. C’est plus rare dans la vie adulte.
Quel message adresser aux jeunes gens ?
Ne perdez pas votre radicalité. Gardez votre ambition. Cette énergie énervée, cette colère sont motrices. Il ne faut pas calmer toutes les passions fortes qui sont des sources de résistance.
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