par Romain Boulho publié le 17 février 2022
Bagout facile et scénique, Adama Camara dispose habilement les blancs dans ses phrases. «Pendant des années, on n’avait pas de service jeunesse dans mon quartier. On entendait qu’à côté, ils partaient au parc Astérix ou à la Mer de sable… (silence) Nous, y avait rien. On montait aux arbres pour voler des prunes. Ça crée de la frustration et de la jalousie. On avait l’impression d’être les oubliés de Garges.» L’homme, la trentaine, a aussi le sens du dialogue. Il immisce des personnes, des situations dans son récit.
«Au collège, je posais cette question à des camarades :
— Mais t’habites à Garges, toi ?
— Bien sûr, que j’habite à Garges.
— Mais je t’ai jamais vu ! (il crie et rit fort)»
Enfin, quand il cause, Adama Camara frappe juste. «Des fois, je parle à des jeunes qui font les caïds. Ils me disent : “Non, je stresse pas moi.” Mais mon gars, arrête de te mentir. Moi-même j’étais stressé et pourtant, j’étais leader. Personne n’aime être dans les embrouilles.»
Le mastard circonvolue sur la dynamique de la violence. Comment des gamins, à peine sortis de l’enfance, se retrouvent embarqués dans des rixes entre bandes. La haine et la vengeance, le tout sur fond de broutilles. Depuis quelques années, il prêche la bonne parole sur le sujet – on l’appelle «le pasteur» – avec deux casquettes sur sa boule à Z. Celle de victime collatérale et de bourreau. Dans Numéro 55.852, son livre qui vient de sortir, récit autobiographique, il écrit : «Je vengerai Sada. Ils ont pris de notre sang, on fera couler le leur. Je finis par porter mon arme sur moi, même lors des courses en famille, au cas où je les croiserais. Sans hésiter, j’ouvrirai le feu, peu importe qui est là.»
La mort de Sada, son petit frère de 18 ans, intervient en 2011, devant la gare de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), sous les coups de couteau. Ceux d’un ami, un ado du même quartier Lamartine. Les trois années suivantes, Adama Camara les consume à se noircir le cœur. Et puis ce jour où il tire sur un groupe en représailles. Trois personnes sont blessées. Il prend huit berges à l’ombre pour «tentative d’homicide». Quand il sort, il laisse au placard «la souffrance, la cogite et la violence». Désormais, il se rend dans des réunions publiques ou dans des établissements scolaires pour prévenir, mène des actions avec son association. Les rixes reviennent épisodiquement sur la devanture médiatique. Posté à Saint-Germain-des-Prés, dans les locaux de sa maison d’édition, on l’écoute déplier son histoire, triturée autour de trois thèmes cardinaux.
La jeunesse - «C’est chacun pour soi et Dieu pour tous»
Adama Camara arrive dans le Val-d’Oise à l’âge de 5 ans. Avant, il habitait le XVIIIe arrondissement de Paris. Il est l’un des aînés d’une large fratrie, huit frères et sœurs. Ses parents sont agents d’entretien. Il décline son enfance en géographie circulaire. Le petit cercle : Lamartine. Le grand : Garges. Le reste : l’inconnu. «Je regardais la carte de France. J’imaginais comment étaient les gens du Sud.» Les bagarres de gamins ont toujours des scripts écrits à l’arrache, genre batailles d’yeux, où l’honneur du premier qui descotche son regard finit à l’état de poussière. «Ça part de rien, une histoire de messages, de réseaux sociaux, de nanas.» Camara connaît ses premières tensions à peine pubère, avec le quartier voisin de la Muette. Rituel de sortie du collège et du lycée : l’extincteur (une gazeuse) est planqué sous le sweat, au cas où une descente en meute se profilerait. Les «cas où» lui ont sauvé la face plus d’une fois, jure-t-il.
Désormais, Adama Camara est effrayé par la «génération couteau» : les armes ont changé, toujours plus loin dans la violence. «J’ai l’impression qu’il n’y a pas de jeunesse aujourd’hui. Les petits, ils se comportent comme des grands. Tout va trop vite pour eux.» Dans le viseur, les réseaux sociaux, qui ripolinent tout. L’égo, la vérité, les bastons. Les racontars y flambent, les réputations sont souillées par des inconnus.
Adama Camara explique que sa débrouille à lui, à l’époque, se partage entre les canettes vendues au marché, les balles au prisonnier et les sauve-qui-peut face aux assauts canins. «C’était le temps des pitbulls, il y avait des combats. Des fois, les grands lâchaient les chiens et tu ne sais pas s’ils jouaient ou te pourchassaient. Tu cours et c’est chacun pour soi, Dieu pour tous.» Au fur et à mesure, la rixe devient le passe-temps, «presque comme un jeu». Une feuille, un stylo et un peu d’esprit suffisent pour établir des plans en cas d’attaques impromptues d’envahisseurs ; des poubelles placées stratégiquement peuvent barricader entrées et sorties de la cité. «Coincés !»
La famille - «Certains te voient arriver de loin, ils t’esquivent»
Dans Rixes, sa série en six épisodes produite par StreetPress et diffusée sur la plateforme FranceTV Slash en 2020, il interroge des victimes et des proches. Des parents, des sœurs. Y figure ainsi une partition familiale segmentée, chaque membre représentant une entité propre, comme jouant un rôle prédéfini : les petits, ceux qui font les conneries, les grands frères, qui donnent les conseils, les mamans et grandes sœurs, celles qui pleurent à la fin. Dans la série, ces dernières viennent de Paris, de Marseille ou de Grenoble mais les témoignages se confondent dans des émotions similaires. L’incompréhension et la tristesse rongent les esprits, et quelque chose de plus vilain encore renforce le tout. «Il y a toujours ce sentiment de culpabilité. Se dire mon fils ou mon petit frère a été tué ou est handicapé : je ne l’ai pas assez protégé.»
Souvent, les familles sont pointées du doigt. Pourquoi n’ont-elles rien vu ? Rien fait ? Camara raconte une scène : un jour, dans le bus, sa mère entend son blaze de rappeur, Sansan, tourner en boucle dans la bouche de jeunes de la Muette. On lui prédit les pires sévices. Quand elle confronte son fils, il répond un prétexte, assure détaché qu’il n’y a pas d’embrouille. «Alors que j’en avais jusqu’au cou.» C’est le seul indice jamais porté à la connaissance de ses parents.
Quand un jeune meurt dans une rixe, l’isolement guette la famille.Camara prend l’exemple récent de cette maman qui vient de perdre son fils, rencontrée dans une réunion à Chartres. Un groupe WhatsApp de la cité a été créé, et personne ne l’a intégrée. Les concernés plaident l’embarras. Ils ne savent pas comment réagir. Camara développe : «Après un mort, tout le quartier est touché. Par la suite, tout le monde mesure ce qu’il dit. Les gens changent de comportement sans le vouloir. Certains te voient arriver de loin, ils t’esquivent parce qu’ils pensent que, quand tu vas leur parler, tu vas pleurer sur leurs épaules. Ce n’est pas qu’ils t’aiment pas, c’est qu’ils sont gênés.»
La parole - «Alors qu’est-ce qu’on fait ?»
En prison, Adama Camara a perdu son père. Il est mort d’un cancer. Il n’a pas eu l’autorisation d’aller le voir à l’hôpital. Il raconte ça aussi, aux jeunes qu’il croise dans les collèges et les lycées. Certains lui envoient des messages, des lettres parfois. Ils sont touchés, cherchent des conseils – le côté agressé agresseur de l’homme le rend crédible à leurs yeux, avance-t-il. Quelques-uns extrapolent. Dernièrement, une collégienne vient le voir à la fin de son exposé. Elle lui dit : «Quand tu parlais de la mort de ton père, que tu étais à la morgue et que tu l’as touché, t’as vu qu’il était froid. J’ai vécu la même chose avec ma mère, c’était dans sa chambre. Quand je l’ai touchée, j’ai senti qu’elle était froide.» Le collège n’est pas au courant.
En établissement scolaire, en mission pour la protection judiciaire de la jeunesse, en détention où il mène des ateliers écriture, Adama Camara loue le travail des psychologues, la nécessité de formaliser la souffrance par la parole. «A ma période, j’aurais aimé qu’on me donne ce conseil. Qu’on me dise : ça ne va pas, je le vois à ton visage.» Face aux proches des victimes, il pose des questions, les mêmes : est-ce que vous êtes suivi par un psy ? Est-ce qu’on vous propose quelque chose pour vous aider ? Comment ça se passe après le premier mois, quand les soutiens sont repartis ? Au fond, Adama Camara traduit comment les rixes épousent le même scénario.«Tout le monde se rejette la faute, on n’essaye pas de trouver une solution. Moi, je n’accuse personne. Je dis juste qu’il y a des problèmes. Qu’est-ce qu’on fait ?»
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