Foisonnant dans son analyse historique de sévices inhumains déployés au nom de l’éducation et de la correction, le Dictionnaire du fouet et de la fessée, codirigé par Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset, analyse l’ampleur vertigineuse de ces violences, de l’Antiquité à nos jours.
Associés à tant de récits romanesques, d’images picturales, de fantasmes plus ou moins avouables, de souvenirs de punitions scolaires et parentales, le fouet et la fessée renvoient spontanément à l’imaginaire débridé du sadisme et des pratiques pénitentielles. Mais il suffit de les rattacher à l’histoire des violences éducatives et punitives pour que le fouet et la fessée deviennent un vrai objet de recherche en sciences humaines, mobilisant à parts égales l’histoire de l’éducation, de l’art, des religions, des objets, la sociologie de la famille, de l’État, de la violence, et même la philosophie politique.
En prenant ainsi au sérieux la question de la correction domestique, le Dictionnaire du fouet et de la fessée, dirigé par Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset, propose une plongée vertigineuse dans une histoire tellement riche qu’il fallait bien 248 notices rédigées par 164 spécialistes de disciplines diverses pour en tracer les contours.
Un « droit à la correction » ?
Encadrées entre la première sur les « Abus et excès (XVIe-XVIIIe siècle) » et la dernière sur les « Violences éducatives ordinaires », toutes les notices décrivent avec précision les affres et les motifs de l’histoire inachevée de la pulsion correctrice, longtemps définie comme « un droit à la correction ». Toutes oscillent entre horreur (travail forcé, parricide, masculinisme, bonnet d’âne, miracles de châtiment au Moyen Âge, martinet …) et délectation (machine à fessées, Père Fouettard, littérature de flagellation, Vierge et Christ gifleurs au XIIIe siècle, clubs de fessée…).
La « correction » est globalement définie comme « la violence ou la contrainte (physique, verbale ou psychologique) exercées par une personne ayant autorité (mari, parent, maître ou maîtresse, supérieur religieux, enseignant, patron) sur les êtres soumis à son autorité (enfant, épouse, élève, moine ou moniale, domestique, esclave, animal) ». Cette violence se trouve donc « légitimée ou autorisée par une instance extérieure (l’État, l’Église) et acceptée par la société de façon explicite ou tacite ».
“Corriger, c’est inculquer à un individu les normes du comportement (obéissance, docilité) attendu par la société”
Il est vrai, rappellent Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset, que « la fessée au XXe siècle et le fouet au cours des siècles précédents sont emblématiques d’une violence qui se justifie par l’intention d’éduquer ou de corriger, censée guider le bras de celle ou de celui qui frappe ». Corriger, c’est inculquer à un individu les normes du comportement (obéissance, docilité) attendu par la société. Celui qui inflige les violences s’appuie toujours sur un « juste motif », une justification reconnue comme socialement acceptable.
Michel Foucault sens dessus-dessous
Dans Surveiller et Punir. Naissance de la prison (1975), Michel Foucault analyse le continuum entre les différentes « institutions de discipline » – de l’assistance à l’orphelinat, de la maison de correction au pénitencier, de la prison au couvent pénitentiaire. Mais en se concentrant sur les dispositifs publics de la Révolution et du XIXe siècle, le philosophe n’aborde pas frontalement la dimension familiale de la correction. Foucault remarque d’ailleurs dans une note de bas de page qu’il faudrait un jour « montrer comment les relations intra-familiales, essentiellement dans la cellule parents-enfants, se sont “disciplinées”, absorbant depuis l’âge classique des schémas externes, scolaires, militaires, puis médicaux, psychiatriques, psychologiques, qui ont fait de la famille le lieu d’émergence privilégié pour la question disciplinaire du normal et de l’anormal ».
“Dans les institutions disciplinaires, l’exercice de la violence reproduit la correction paternelle”
Inversant la perspective foucaldienne, le Dictionnaire s’attache à comprendre comment la conception domestique de la correction irrigue les pratiques déployées dans les institutions disciplinaires elles-mêmes (école, régiment, pensionnat…) : l’exercice de la violence y reproduit la correction paternelle.Les juges, travailleurs sociaux ou enseignants réinvestissent les figures paternelles et maternelles, même si cette conception de la correction tend aujourd’hui à s’adoucir.
Une pacification lente, mais inachevée
En fait, l’histoire du « droit de correction » n’est pas vraiment celle d’un progrès univoque vers la pacification des mœurs. « On ne peut pas repérer une trajectoire linéaire qui irait du droit brutal, barbare et arbitraire des sociétés anciennes à une utilisation de plus en plus raisonnée des châtiments corporels, dont l’horizon serait leur abandon, selon une conception réductrice du processus de “civilisation des mœurs” décrit par Norbert Elias », soulignent les autrices.
Les modalités de la correction éducative ont néanmoins évolué depuis le XIXe siècle : « À l’école, les pensums, le bonnet d’âne et les coups de règle se substituent à la férule, tandis que dans les familles, le martinet et la fessée remplacent le fouet et les verges, avant d’être supplantés, à leur tour, par le “privé de dessert, de télévision ou de console” ». L’activité législative tend aussi à réduire les pouvoirs reconnus au chef de famille et la brutalité de la coercition physique. Exemple récent : la loi du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des « violences éducatives ordinaires » déclare que « l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques ».
“L’acceptation de la correction domestique recule, à mesure que l’État se fait protecteur”
Le grand intérêt de ce Dictionnaire tient à cet éclaircissement d’un processus historique qui conduit, dans la longue durée, à un changement de perspective punitive : des pratiques coercitives, longtemps considérées comme justes et légitimes, ont été progressivement perçues comme des actes de violence à encadrer et à proscrire. L’acceptation de la correction domestique recule, à mesure que l’État se fait protecteur.
Cependant, les progrès du droit et de l’idée d’une éducation libérée de toute forme de contrainte abusive butent toujours sur la persistance des violences domestiques (maltraitance infantile, violences conjugales). Le Dictionnaire nous rappelle donc que le combat contre les « violences éducatives ordinaires » s’inscrit dans une très longue histoire, dont les avancées sont une invitation constante à les prolonger. Et à disqualifier le fouet comme un outil disciplinaire, pour le réserver, pourquoi pas, au cadre de jeux érotiques entre adultes consentants ; mais c’est une autre histoire…
Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, ouvrage collectif dirigé par Isabelle Poutrin et Élisabeth Lusset, vient de paraître aux PUF (864 p.)
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