Par Sandrine Cabut Publié le 14 février 2022
La faculté Lyon-Est promeut le contact avec des personnes en situation de précarité ou de handicap. L’objectif de cet enseignement en responsabilité sociale : former des praticiens plus à l’écoute de ces publics aux besoins particuliers.
« On a choisi le format BD pour retracer au plus près nos parcours de stage, allier les mots et les images, et éviter les écueils du droit à l’image », explique Sarah Ouedraogo, en projetant des extraits de Parcours de vie, le titre de ladite bande dessinée, sur un grand écran. « C’était difficile d’avoir un personnage différent pour chacun de nous cinq, alors on a décidé d’un personnage commun, neutre, dont le cœur se construit par morceaux, au fur et à mesure qu’il rencontre des gens », complète Lydie Soun, qui s’est chargée de l’illustration et de la mise en page de ce récit collectif sur le thème de la santé mentale.
Le 18 novembre 2021, les deux étudiantes en médecine sont venues présenter le projet de fin d’année de leur groupe sur la « responsabilité sociale en santé » à la promotion 2021-2022, qui vient de commencer cet enseignement optionnel de la faculté Lyon-Est.
Dans la salle de cours, sur le campus Rockefeller, les « nouveaux » sont une trentaine, en majorité des filles, pour la plupart entre leur deuxième et leur cinquième année de médecine. « Profitez de ce que les collègues de l’an dernier soient là pour leur poser des questions ! Et ne vous mettez pas de pression pour votre projet, ce sera un travail collaboratif et je serai là pour vous accompagner », les encourage le docteur Edouard Leaune, responsable pédagogique de cette unité d’enseignement librement choisie (UELC) consacrée à la responsabilité sociale créée en 2020.
Son objectif est de sensibiliser les futurs médecins (mais aussid’autres étudiants en santé), tôt dans leur cursus, aux questions d’inégalité sociale, afin qu’ils luttent contre les préjugés et les discriminations envers les populations vulnérables, développent leur empathie et leur altruisme pour, in fine, mieux soigner.
Stage et projet participatif
Pour planter cette petite graine, les étudiants se voient dispenser quelques cours magistraux et, surtout, effectuent un stage de plusieurs semaines dans une association de la région qui œuvre auprès de personnes en situation de précarité ou d’exclusion (sans-abri, migrants…) ou de handicap. A partir de leur expérience de bénévolat, ils valident l’UELC en élaborant un projet participatif.
Histoire de la médecine, anglais à orientation médicale, SAMU social, ou encore activités physiques et sportives, la faculté de médecine Lyon-Est propose au total une petite quarantaine de ces enseignements optionnels. Les étudiants doivent en choisir un par an, entre la deuxième et la sixième année.
Outre la BD Parcours de vie, la nouvelle promo découvre ce jour-là « Entendre l’exil », un podcast en sept épisodes qui immerge « dans la réalité de la migration et de la demande d’asile » ; Préjugés/précarités, une vidéo de sept minutes dans laquelle les futurs soignants racontent, de façon très rythmée, comment l’engagement associatif leur a permis de rencontrer des personnes avec qui ils n’auraient jamais échangé autrement. Il y a aussi « Humanité(s) », le blog d’un groupe qui a fait témoigner bénévoles, professionnels et bénéficiaires d’associations au contact de précaires. Tous ces projets – et d’autres non présentés ce jour-là – sont en libre accès sur un site Internet.
En exposant leurs réalisations à leurs pairs, les étudiants dévoilent aussi le making of : les tâtonnements pour déterminer la forme ; les obstacles rencontrés, notamment du fait des contraintes sanitaires liées à la pandémie de Covid-19 ; l’organisation pour se répartir des tâches si différentes de ce qu’ils font habituellement en médecine, en fonction de leurs envies et de leur fibre artistique. « On n’avait pas de compétences particulières », soulignent plusieurs d’entre eux.
Expérience « très valorisante »
Pour beaucoup, le temps passé auprès de personnes précaires, de bénévoles et professionnels engagés semble en tout cas avoir été un moment très fort, un déclic même, dont il n’était pas forcément évident de rendre compte…
« Ce projet donne une réelle ouverture d’esprit, quelque chose que l’on ne voit pas assez pendant nos études » Valentine Monier, coautrice du podcast « Entendre l’exil »
« J’aimais bien l’idée d’un podcast pour être authentique, proche de ce que l’on a vécu. En même temps, l’enjeu était de partager nos expériences sans être dans l’émotion excessive et l’apitoiement, on n’est pas là pour ça », résume Valentine Monier, l’une des cinq autrices de la série audio « Entendre l’exil », réalisée après leur stage à l’association lyonnaise Médecine et droit d’asile. Elle le dit fièrement devant la promo des nouveaux : « Pour nous, ce projet est bien plus qu’une évaluation, c’est très valorisant. On a envie de continuer cet engagement social ou associatif. Cela donne une réelle ouverture d’esprit, quelque chose que l’on ne voit pas assez pendant nos études. »
Motif supplémentaire de satisfaction pour ce petit groupe d’étudiantes, elles ont été interviewées sur leur projet par une webradio de l’université de Lille, et leurs podcasts (accessibles sur les plates-formes) ont été téléchargés plus de 400 fois.
Léa Camerano, qui a contribué au blog « Humanité(s) », raconte, elle, combien les rencontres pendant son stage lui ont permis de se libérer de ses préjugés. « Beaucoup des patients qu’on va soigner sont touchés par la précarité, mais on ne sait pas leur parler, ce n’est pas enseigné dans nos cours, souligne l’étudiante en sixième année. Ainsi, on ne se pose pas la question de savoir si ce qui est important pour eux est ce qui est le plus important pour nous. Par exemple, si quelqu’un ne sait pas où il va dormir, sa préoccupation n’est pas de savoir quel antibiotique il va prendre. »
En approchant des publics vulnérables, Léa Camerano dit avoir appris à écouter, à considérer les personnes dans leur globalité et pas seulement à travers leur maladie. Au départ, elle et ses cinq collègues avaient en tête de faire un livre sur le modèle de Humans of New York (2013, non traduit), galerie de portraits et de témoignages du photographe américain Brandon Stanton sur sa ville. Leur projet s’est finalement transformé en blog, que Léa espère voir poursuivre par des étudiants de la nouvelle promo.
Au fil des présentations, tous louent avec enthousiasme l’engagement humanitaire. « Le problème de l’associatif, c’est qu’on se fait vite happer, assure même une jeune femme. On se retrouve dans deux, trois associations, c’est tellement plus sympa que de bosser les cours... » De son côté, Valentine Monier, en cinquième année, rassure la nouvelle promo : le stage et le projet collectif n’ont pas empêché son groupe d’étudier.
Emoussement de l’empathie
Ainsi sensibilisés, ces futurs médecins seront-ils de meilleurs soignants ? Très engagé sur cette thématique de la responsabilité sociale en santé, le docteur Edouard Leaune, responsable de l’enseignement, en est persuadé. Ce jeune praticien hospitalier en psychiatrie et doctorant en philosophie de la santé a repris toutes les publications scientifiques sur le ressenti des étudiants en médecine envers les précaires (soit cinquante-cinq études, principalement américaines, incluant près de 110 000 étudiants).
Le constat est sans appel : l’empathie des futurs professionnels de santé à l’égard de ces publics décroît au fil des études, surtout à partir de la quatrième année. C’est le cursus médical lui-même qui tend à dégrader des attitudes plutôt positives au départ, soulignent le docteur Leaune et ses coauteurs lyonnais (dont des étudiants), américains et canadiens, dans un article publié en 2021 dans la revue BMC Medical Education. Le phénomène est cependant moindre chez les filles, ainsi que chez les étudiants issus d’un milieu défavorisé ou d’une minorité ethnique, qui sont plus intéressés par ces sujets.
Cet émoussement de l’empathie pourrait tenir à plusieurs facteurs, selon ces auteurs. Il y a d’abord l’intensité croissante des exigences et des contraintes de temps au fil du cursus médical, qui contribuent à un épuisement émotionnel et professionnel, dont les patients vulnérables seraient parmi les premiers à pâtir. Mais il y a aussi, plus largement, la tendance des apprentis médecins à être façonnés par ceux qui les forment, à l’hôpital et à l’université. « Face à la difficulté d’aider concrètement les personnes précaires, il peut être plus simple pour un médecin senior de véhiculer des stéréotypes négatifs, sur un SDF par exemple, que d’admettre devant un étudiant qu’il ne parvient pas à soigner ce type de patient, ou n’en a pas envie », analyse Edouard Leaune.
Cette évolution n’est cependant pas inéluctable. « Notre méta-analyse a montré que pour renforcer l’empathie des futurs médecins, l’outil le plus efficace est de les mettre au contact de personnes précaires le plus tôt possible, dans un cadre communautaire, c’est-à-dire hors des hôpitaux », dit encore Edouard Leaune. Coauteur de cette publication et doyen de la faculté Lyon-Est, le professeur Gilles Rode est lui aussi convaincu que le sujet de la responsabilité sociale et, plus largement, celui de l’humanisme médical sont de véritables enjeux de formation pour les étudiants.
Au-delà de l’UELC, l’université lyonnaise participe cette année à un projet comparable avec une équivalence internationale, en partenariat avec l’université de Laval (Québec), de Madagascar et de Côte-d’Ivoire, sur des questions de santé mondiale liées au Covid-19. A terme, Edouard Leaune espère la création d’un véritable parcours en responsabilité sociale dans les études de médecine, qui pourrait être valorisé, comme au Canada.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire