par Nathalie Raulin publié le 12 février 2022
Comment prévenir l’apparition de nouvelles épidémies ? Après deux ans de crise sanitaire mondiale, gouvernements et organisations internationales se rendent à l’évidence : seule une approche globale de la santé, intégrant la santé animale et l’environnement, peut permettre de protéger l’espèce humaine contre les ravages de nouveaux agents pathogènes. Adopter cette nouvelle vision de la santé, baptisée One Health, est une nécessité pour Thierry Lefrançois, vétérinaire et membre du Conseil scientifique, qui rend publique ce samedi une contribution sur le sujet. Celui-ci appelle à la mise en place d’une coopération plus poussée entre les ministères de la Santé, de l’Agriculture et de la Transition écologique.
Dans sa dernière contribution, le conseil scientifique appelle à la nécessité de développer une vision globale, interdisciplinaire de la santé, suivant le concept de One Health. De quoi s’agit-il ?
One Health, cela signifie «Une seule santé» C’est une façon de dire que santé humaine, santé animale et environnement sont étroitement liés, notamment dans le domaine des maladies infectieuses. C’est parce que les activités humaines ont modifié les équilibres de certains écosystèmes que des agents pathogènes circulant initialement chez des animaux sauvages passent à l’homme. Prévenir les épidémies suppose donc une collaboration multisectorielle entre acteurs de la santé humaine, de la santé animale et de l’environnement. Le One Health impose d’en finir avec le travail en silo, chacun dans son couloir.
N’était-ce pas déjà dans cet esprit que vous avez rejoint le Conseil scientifique au printemps dernier ?
C’est vrai. Avant mon arrivée, le Conseil scientifique était composé d’experts de différentes disciplines mais essentiellement dans le secteur de la santé humaine. Le ministère de l’Agriculture a demandé que ce cercle intègre un spécialiste du monde animal, la crise du Covid ayant démontré l’importance de travailler sur les interactions entre santé animale et humaine. En tant que vétérinaire et directeur du département des Systèmes biologiques du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, je pouvais aider sur les questions de diagnostic et de mécanisme de transmission des coronavirus et faire le lien avec le monde de la santé animale qui connaît bien les coronavirus. Comme vous l’avez vu depuis le début de la pandémie, des questions se posent sur l’origine du virus, mais aussi sur les risques de transmission à l’animal sauvage ou domestique (comme le vison) et les risques de retour à l’homme de virus mutés et éventuellement plus pathogènes ou présentant un échappement immunitaire.
Concrètement, en quoi l’approche One Health peut-elle permettre d’éviter une épidémie ?
La surveillance des tiques et des maladies qu’elles transmettent en est un exemple parmi beaucoup d’autres. Il y a une espèce de tiques (Hyalomma marginatum) présente en Corse depuis plusieurs décennies et plus récemment sur le littoral méditerranéen. Ces tiques piquent les chevaux, le bétail, les sangliers et les chevreuils mais peuvent aussi piquer les hommes. Elles n’ont qu’un effet limité directement mais peuvent transmettre le virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, virus présent en Turquie, en Grèce et en Bulgarie mais pas encore détecté en France. Quand une vache est infectée suite à une morsure de tique infectée par le virus, elle ne présente aucun symptôme. Il n’y a donc en théorie pas d’impact sur l’élevage. Mais on s’est rendu compte dans les zones où le virus circule que les bovins ou les chevaux même asymptomatiques pourraient constituer des réservoirs du virus pour une éventuelle transmission à l’homme, en provoquant cette fois chez lui des symptômes sévères. A priori, le phénomène n’intéresse personne : pas la santé animale, puisque cela n’a pas de conséquence sur l’élevage, et pas non plus la santé humaine tant que le virus n’est pas identifié chez l’homme. Or pour prévenir les infections, il est indispensable de surveiller l’évolution de la répartition des tiques (dans le cadre notamment du changement climatique) et les bovins pour détecter le plus tôt possible une éventuelle présence du virus chez l’animal avant qu’il passe à l’homme. Les chercheurs ont été moteurs dans la mise en place de cette surveillance mais on le voit bien dans cet exemple seule une collaboration étroite entre la santé humaine, la santé animale et l’environnement permettrait une surveillance efficace avant une émergence chez l’homme.
Mais si l’objectif est de prévenir les épidémies, n’est-ce pas toute l’activité humaine qu’il faut repenser ?
C’est exact. Plus on est en amont d’une crise sanitaire, plus l’approche One Health est importante. Si l’on avait eu des systèmes de surveillance et de diagnostic efficaces en santé animale et humaine lors de l’apparition du Sars-Cov-2, on aurait peut-être pu détecter dans des élevages ou chez les animaux sauvages les premières mutations et adaptations ou un début de multiplication du virus. Le virus circulait chez les chauves-souris et à un moment il y a probablement eu un passage chez un hôte intermédiaire, animal sauvage ou domestique. Dans le cas du Mers-Cov, virus très virulent détecté en 2012 au Moyen-Orient, le dromadaire a été le vecteur de la transmission à l’homme ; dans le cas du Sras en 2003, c’est la civette masquée qui a constitué l’hôte intermédiaire. Mais le but étant de prévenir les crises, l’approche One Heath suppose de s’intéresser à la préservation des écosystèmes naturels. Pour éviter le passage d’un pathogène à l’homme, la première des choses est bien de maintenir l’équilibre entre pathogènes, micro-organismes, animaux et hommes au sein d’un même environnement. D’où les questions que posent aujourd’hui la déforestation, l’élevage intensif, la perte de biodiversité, les modifications d’usage des sols qui de fait modifient ces équilibres et les contacts… Il va falloir penser le maintien des équilibres de ces écosystèmes ou la restauration de ceux déjà dégradés, d’autant qu’avec le changement climatique et la mondialisation de nombreux écosystèmes sont déjà menacés.
L’organisation en silo des administrations a-t-elle été un handicap dans la gestion de la crise du Covid ?
Un handicap, c’est beaucoup dire. Mais une non-optimisation des ressources certainement. On aurait par exemple pu avoir plus de collaboration sur les questions de diagnostic : les laboratoires de santé animale auraient pu être mobilisés pour augmenter les capacités d’analyse des prélèvements des tests PCR. Cela n’a été fait que très tardivement. De la même manière, on a eu que peu recours à leurs capacités de séquençage, alors même qu’il y avait un besoin urgent d’identifier précisément les variants en circulation… L’approche One Health oblige à repenser les organisations. Dans les périodes de crises, il faut être capable de lever les freins administratifs pour mobiliser toutes les ressources et permettre les collaborations entre secteurs.
La coopération entre les acteurs en santé humaine, en santé animale et de l’environnement ne s’est-elle pas améliorée en deux ans ?
La crise sanitaire a accéléré la prise de conscience. Dans les milieux de recherche, on reconnaît depuis longtemps la pertinence des approches intégrées, type One Health. La nouveauté, c’est que désormais les décideurs commencent à en parler au niveau national et international. En mai 2021, l’OMS, l’OIE, la FAO et le PNUE, ont mis en place un «One Health High Level Expert Panel» (OHHLEP), un groupe de 26 experts indépendants, d’origine géographique variée et de compétences disciplinaires multiples, pour analyser les données scientifiques disponibles sur les liens entre santés humaine, animale et environnementale et aider à prendre les décisions utiles pour prévenir de futures crises sanitaires. Il y a eu des déclarations lors du G7 et du G20 des ministres de la Santé pour promouvoir les approches One Health. Le 10 février, une réunion des ministres de la Santé européens à Grenoble avait pour ordre du jour les approches One Health à mettre en place. La veille, à Lyon, les maires des grandes villes européennes se réunissaient aussi pour parler de cela dans le cadre d’un grand programme de santé des villes. La sensibilisation a commencé.
Selon vous, il faut aller plus loin ?
Oui. Ce qui manque, c’est une organisation institutionnelle au niveau français, notamment avec des collaborations renforcées entre les ministères de la Santé, de l’Agriculture et de la Transition écologique pour définir précisément les maladies à surveiller. Cette discussion interministérielle doit permettre de prioriser les activités et établir et optimiser une surveillance conjointe au niveau national et au niveau des territoires. Localement, il serait important par exemple de mettre en lien les infectiologues hospitaliers et les acteurs de la surveillance en santé animale pour que les premiers puissent donnent donner l’alerte quand ils sont confrontés à des infections sévères dont ils ne comprennent pas l’origine. Cela permettrait d’évaluer si une origine zoonotique [maladie transmissible de l’animal à l’homme, ndlr] peut être envisagée et de déployer des actions combinées dès l’alerte donnée.
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