Propos recueillis par Cécile Bouanchaud Publié le 14 février 2022
Après deux ans de Covid-19 à devoir appliquer les gestes barrières, qu’est devenu notre rapport au baiser et aux câlins ? Pour Fabienne Martin-Juchat, qui développe une approche anthropologique de la communication corporelle, « le manque de contact corporel peut provoquer une montée d’angoisse ».
Arrêter de se toucher pour se protéger. A l’heure des privations de bises, d’embrassades et de câlins, le toucher n’a jamais paru aussi essentiel. Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble Alpes, autrice de L’Aventure du corps. La communication corporelle, une voie vers l’émancipation (Presses universitaires de Grenoble, 2020), rappelle l’aspect vital de ce sens. Développant une approche anthropologique de la communication corporelle et des émotions, elle constate que « les gestes barrières sont venus bouleverser notre rapport au toucher, en définissant de nouvelles règles de proximité et de distance ».
Voilà deux ans que nous sommes incités à respecter des mesures de distanciation sociale. Pouvez-vous rappeler à quoi « sert » le toucher dans nos vies ?
Nous sommes des êtres de toucher. Sans contact physique, un bébé dépérit. Avant même notre naissance, dans le ventre maternel, nous étions dans un toucher particulièrement intime. Je trouve cela intéressant de dire qu’on a été touché avant même d’avoir conscience de l’être. C’est une source de connaissance infinie du monde. On le voit avec les nourrissons, dont l’éveil passe par le toucher.
Le toucher permet d’entrer en communication avec l’autre et avec soi-même. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty parlait du « touchant/touché » : en touchant, on est touché. On est embarqué par ce que les informations de ce toucher renvoient en nous-même. Il se construit un « dialogue » sans paroles. C’est un domaine qui échappe à la conscience mentale.
Le toucher nous plonge dans un univers sémiotique très riche qui repose sur la complexité à qualifier des sensations en lien avec la texture, la température, la tonicité, le taux d’humidité de la peau, etc. Ce mode de communication nous fait accéder aux émotions, les nôtres et celles d’autrui. Quand on touche quelqu’un, on sent s’il est stressé ou s’il a peur et comment cela résonne en nous. En cela, le toucher représente un élément puissant pour connaître autrui dans sa complexité. Il est le socle de l’empathie.
Existe-t-il une spécificité française sur la question du toucher ?
Toutes les civilisations ont développé des rites sociaux qui cadrent le toucher dans le but d’éviter tout sentiment d’agression. Ces manières de toucher l’autre régulent les relations sociales. Il y a des codes de communication corporelle propres à chaque pays. En France, on le voit avec notre bise. Dans d’autres cultures, ce sera un toucher sur l’épaule. En Asie, une des manières d’apprendre la relation corporelle avec l’autre sont les arts du corps : danse, arts martiaux, rites de politesse, etc.
Y a-t-il des précédents dans l’histoire contemporaine où le toucher a été aussi contraint que durant la crise sanitaire ?
Le toucher n’a jamais été quelque chose de simple. La diffusion d’une « liberté du toucher » est récente. Elle s’est développée après la seconde guerre mondiale, grâce aux avancées de la médecine moderne, qui a fait reculer les risques sanitaires. La baisse de la crainte des maladies, associée à une culture post-Mai 68 favorisant l’expression corporelle, nous a permis d’expérimenter toute une richesse d’expériences sensorielles. Avant cela, toucher l’autre était un acte réprimé en écho à une société aux mœurs fortement prescriptives.
Notre rapport au toucher a ensuite considérablement évolué à partir des années 1970, sous l’impulsion de la révolution sexuelle, qui a permis de vivre une variété de découvertes corporelles. La disparition du toucher induite par la crise sanitaire nous a ainsi fait prendre conscience des acquis de la modernité qui autorisaient de vivre des expériences corporelles diverses. Par habitude, nous avions oublié ces acquis.
En quoi l’épidémie de Covid-19 a-t-elle bouleversé notre rapport au toucher ?
Depuis le début de l’épidémie, cette expérience est contrariée, aussi bien dans l’espace public que dans la sphère privée, où l’on nous demande de porter le masque, de respecter les distanciations physiques et d’isoler les personnes malades. Qu’un Etat impose des « règles de toucher » si contraignantes, en particulier dans l’espace privé, constitue une première. Si bien qu’il faut s’inscrire dans une sorte de transgression pour maintenir des espaces de sociabilité autorisant l’imprévu.
L’expérience du toucher implique une forme d’abandon et de surprise qui s’inscrivent en opposition avec la société de contrôle qui s’est accentuée avec la crise sanitaire. L’épidémie a renforcé un rapport au monde basé sur la normalisation, l’utilité, la planification, le rationnel… Or, quand on touche ou qu’on est touché, on bascule dans un autre régime, celui de la spontanéité.
Quelles sont les conséquences de cette absence de toucher ?
Certains vont plus ou moins en souffrir. Nous ne pouvons pas généraliser les répercussions d’un manque de toucher. Elles varient en fonction de nombreux facteurs, comme la personnalité, l’âge, l’éducation ou le lieu de vie.
On sait toutefois que l’on peut déprimer par absence de toucher. Le toucher est lié à la vie, il donne un sens à l’existence, le manque de contact corporel et son contrôle peuvent donc provoquer une montée d’angoisse et une surfatigue. Il y a aussi une forme de tristesse à vivre dans une société sans contact, où l’autre est perçu comme un risque, sujet à nous rendre malade. Cela peut provoquer des angoisses sociales et des phobies. En contraignant notre rapport au toucher, nous basculons dans une segmentation des espaces basée sur l’autorisation ou l’interdiction de se toucher. Il est primordial que l’espace public reste l’espace des libertés et de l’émancipation par la variété des expériences corporelles.
Dans ce contexte, comment résister et réinventer d’autres façons de se toucher ?
Nous faisons face à un changement de société. J’ai confiance en l’être humain pour se réinventer. Je ne crois pas en une société où tout le monde accepte d’être sous contrôle. L’être humain est créatif, on peut espérer que les techniques du corps vont se recréer et se complexifier. D’ailleurs, le toucher est pluriel et n’est pas limité au toucher d’un humain.
Nous pouvons développer d’autres formes de toucher, grâce aux animaux ou aux activités manuelles. Cependant, il y a quelque chose d’inquiétant à imaginer une société où les gens s’entourent d’animaux, parce qu’ils ne sont plus en mesure de toucher une personne, pour communiquer. Il faut que les individus puissent continuer d’être immergés dans des « bains » sociaux, notamment les jeunes, pour se relier les uns aux autres et se sentir vivants. Durant la période des jeux de séduction, « les danses du toucher », d’approche et de mise à distance, sont essentielles.
Ces mesures de distanciation sociale peuvent-elles avoir des répercussions dans le temps sur nos comportements ?
Cela dépendra de la durée de cette pandémie. Des changements, que j’espère non pérennes, sont déjà à l’œuvre : les lieux de rencontres comme les cinémas, les théâtres, les restaurants affichent une baisse de fréquentation. Tout dépendra aussi de la façon dont les pouvoirs publics feront perdurer, ou non, les mesures de distanciation au nom de la sécurité. Ce qui est sûr, c’est que moins on vit l’expérience du toucher, plus on a peur de la vivre, car elle nécessite de prendre le risque de la relation.
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