Par Annick Cojean Publié le 06 février 2022
ENTRETIEN « Je ne serais pas arrivé là si… » Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. Le chirurgien revient sur l’amour du vivant et le respect du travail manuel que lui a transmis son père.
Chef du service de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique de l’hôpital Saint-Louis (AP-HP) et directeur du Centre de traitement des brûlés, le professeur Maurice Mimoun, 66 ans, a réalisé, en 2016, une greffe intégrale de peau sur un homme brûlé. Une première mondiale. Il vient de publier Fils de, un livre en hommage à son père.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si, un jour d’avril, angoissé par un choix que je savais crucial, je n’avais confié au hasard le soin de décider de mon stage d’internat. Je voulais être chirurgien, c’était une certitude. Mais où ? Dans quelle spécialité ? Tout m’attirait et j’étais indécis. Alors quelques minutes avant de devoir annoncer mon choix, j’ai lâché un crayon sur la liste des services possibles et sa pointe a dessiné une marque sur une case : « Professeur Baux, chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique, centre des brûlés ». Ma vie en a été bouleversée.
Comment un jeune médecin ambitieux pouvait-il s’en remettre au hasard ?
J’étais perdu, sans repères ni conseils, tellement pas du sérail. Mais je me souviens d’une sorte d’intuition. Et j’ai un peu orienté la chute de mon crayon… Mais je ne serais évidemment pas arrivé là sans les yeux de ma mère qui m’a donné l’amour des autres et l’envie de soigner ; et sans mon père qui m’a montré que le travail manuel était intelligent et qui m’a donné une culture de la sensation que les autres n’avaient pas.
Les parents, donc, avant vos maîtres ?
Je crois en la transmission. Et le professeur Baux fut un maître exceptionnel dont j’ai capté des gestes, une sagesse, tant d’enseignements. Mais ma famille aimante et atypique m’a transmis l’essentiel. Notamment la confiance en moi. C’est quelque chose qu’on oublie trop souvent d’apprendre aux enfants.
Je naviguais dans l’atelier de mon père, j’utilisais à ma guise ses outils incroyables et tranchants pour me fabriquer des arbalètes ou des petites voitures et on me laissait faire. J’en suis encore stupéfait. On ne lisait pas de livres, mais dès qu’un problème se posait, on se forçait à réfléchir et trouver en nous-mêmes la solution. Après quoi on l’appliquait. Ce n’est pas si banal. C’était avant Internet et ses solutions clés en main. Mais je me rends compte combien les gens, aujourd’hui, ont peur de mettre leurs idées en application. Et combien le conformisme paralyse et inhibe. Y compris dans ma spécialité.
D’où venaient vos parents ?
Du pays du soleil, c’est ainsi que je le ressens. Précisément de Constantine, en Algérie. Tous deux venaient de familles pauvres, de huit ou neuf enfants. Les hommes de la famille de ma mère étaient peintres en bâtiment et son père, qui avait eu le coude brisé lors d’un accident, pouvait mettre son bras démantibulé derrière son corps, ce qui ne cessait de me fasciner, et a peut-être provoqué mes premières réflexions sur la médecine.
Quant à mon grand-père paternel, il était cultivateur et son cheval galopait tellement vite que son ventre était tout éraflé par la végétation. C’est du moins ce que me racontait mon père qui le décrivait comme un colosse et m’en a parlé toute sa vie alors qu’il l’avait perdu l’année de ses 15 ans. Aîné de sa famille, il a dû travailler pour la nourrir : mécanicien, cheminot, restaurateur, toutes sortes de métiers, puis inventeur. Car il était très inventif. Vous voyez les machines à cirer les chaussures dans les couloirs d’hôtels ? C’est lui qui les a inventées. Sans déposer le brevet.
Cette vie en Algérie était décrite par mes parents comme un paradis. Mon père était heureux d’avoir choisi ma mère, la plus belle femme de Constantine, laquelle avait choisi mon père… mine de rien.
Avez-vous connu l’Algérie ?
J’y suis né, et je suis très heureux d’être Africain. C’est une grande force de se savoir « d’ailleurs », cela vous oblige à être ouvert au monde, même si l’on est Parisien jusqu’au bout des ongles. Mes parents ont décidé de venir en France lorsque j’avais 9 mois afin de donner à leurs enfants le maximum de chances. L’Algérie est restée comme une sorte de rêve sur lequel on ne pouvait pas revenir.
Quelle enfance, alors, dans ce Paris privé de lumière ?
Pas ou peu de moyens. Des logements minuscules où nous dormions sur des matelas posés par terre. Je me souviens de ma mère me lavant dans l’évier de la cuisine tout en discutant avec la voisine de l’autre côté de la fenêtre. Je protestais, tout nu : « Maman ! »
Eh bien figurez-vous que malgré cela, je nous croyais riches ! Etait-ce le tempérament joyeux de mes parents qui avaient ramené le soleil dans notre appartement ? La magie qu’entretenait mon père avec ses multiples inventions ? La patience de ma mère devant la ménagerie que j’entretenais sur le balcon ? Serins, souris, grenouilles, hamsters, mainates, poussins qui deviendraient coqs et dont il faudrait se séparer car ils réveilleraient tout le quartier. Je rapportais à la maison tout ce que je pouvais, y compris, plus tard, les brèmes pêchées à Joinville-le-Pont [Val-de-Marne], que j’installais dans notre baignoire, empêchant tout le monde de se baigner, le temps que j’aille les relâcher.
L’observation de la nature était donc primordiale ?
Et le respect de la vie. Mes parents m’ont transmis ça. L’arrêt devant un arbre, l’émerveillement face à l’araignée qui tisse sa toile ou devant le lézard qui s’enfuit en laissant un bout de sa queue, certain qu’elle repoussera. Mon père m’a ainsi appris la patience, l’observation et la joie d’apprécier le vivant qui nous entoure.
Je suis toujours horrifié quand je vois des gens tuer gratuitement une mouche. Une mouche, c’est un mécanisme génial ! J’ai le même sentiment devant les fleurs coupées. L’impression de les entendre pleurer lorsqu’elles sont dans un vase. Ce respect absolu du vivant, la conscience de son immense valeur, je les ai appris enfant.
Protéger le vivant, n’est-ce pas précisément le rôle du médecin ?
Si ! J’ai toujours pensé au métier de chirurgien, car c’était plus concret et j’étais habile de mes doigts. Un oncle paternel, médecin militaire, jouissait d’une grande aura dans la famille.
D’autant que c’est lui qui avait ramené à la vie ma mère, enceinte de moi, alors qu’elle avait fait un arrêt cardiaque dans sa baignoire. L’histoire m’a tellement été racontée que je l’ai imaginée dans ses moindres détails. La piqûre dans le cœur, le massage cardiaque… C’est une scène fondatrice qui est peut-être à l’origine de ma vocation. En tout cas pour mes parents, médecin était un métier extraordinaire.
Vous doutez-vous, en commençant vos études, que ce métier va devenir l’engagement de toute une vie ?
Non, bien sûr. Je désire soigner, réparer, guérir. Je suis curieux de tout et je veux apprendre à opérer avec excellence. Mais je ne sais encore rien du « colloque singulier », cette relation de confiance si particulière qui lie le médecin et son patient. Celle qui fait qu’ON est ensemble dans l’aventure, qu’ON va se battre à deux, et qu’ON va y arriver. Celle qui donne au patient la certitude que son médecin prendra pour lui les décisions qu’il estime les meilleures. Il ne sait pas naviguer, il vous choisit comme capitaine de son navire. On n’a pas le droit à la médiocrité. Il faut travailler beaucoup. Et tout donner.
Les études de chirurgie enseignent-elles la consultation ?
Non. C’est pourtant une étape fondamentale. La médecine est une science ou un art de l’individu. On ne peut pas faire de généralité. Et le tête-à-tête qui fait se croiser deux regards et lors duquel je dois être attentif aux mille petits signes qui me parleront de mon patient est essentiel pour que je puisse l’aider au mieux. Particulièrement en chirurgie réparatrice ou esthétique qui, a priori, n’est ni obligatoire ni urgente.
Ce n’est jamais une question de vie ou de mort…
Pas si simple. L’homme sans peau meurt. Mais l’homme mal dans sa peau peut mourir aussi. Alors je ne juge pas, je n’impose rien. J’écoute l’histoire des corps qu’on me raconte, et donc celle de l’âme. Les masques tombent, les rôles n’ont plus cours, le patient se présente dans sa vérité. C’est encore plus vrai quand il n’y a pas le prétexte de la pathologie.
Les questions posées sont alors abyssales : l’identité, le vieillissement, la mort. L’effroi devant tout ça. Une vraie souffrance. Savez-vous que les gens pleurent davantage dans le cabinet d’un chirurgien esthétique que dans un département de chirurgie réparatrice ?
J’essaie de soulager en évaluant les outils dont je dispose. Pas pour atteindre la beauté – je ne sais pas ce que c’est, et j’ai horreur des normes – mais pour remettre les patients en accord avec eux-mêmes. En sachant que le corps sert parfois d’écran pour exprimer une douleur existentielle, camoufler un problème plus sournois. A moi de le déceler, d’orienter parfois vers un psy, de faire comprendre que le geste chirurgical, aussi parfait soit-il, peut aussi plonger le patient dans un désarroi encore plus grand.
Refusez-vous beaucoup de demandes d’intervention ?
Sept à huit demandes sur dix. Soit parce qu’on ne peut pas faire, soit parce que ce n’est pas la peine de faire, soit parce que le problème est ailleurs… La personne en face de moi est un infini. La vérité surgit parfois au moment où j’ai la main sur la poignée de porte pour raccompagner mon patient. Alors je dis : « Rasseyez-vous. »
J’ai tant d’exemples pour illustrer ma théorie du corps écran. Un jeune homme de 25 ans, fils unique, est venu me voir un jour pour une petite bosse sur le nez. Il est ingénieur, cartésien, me parle de ses parents qui comptent beaucoup pour lui, notamment de son père gendarme. Il souhaite modifier son nez, mais peine à expliquer pourquoi. « Docteur, je ferai ce que vous me conseillerez. » Je lui suggère de converser d’abord avec un psy. Je n’ai pas d’indice mais quelque chose m’interroge.
Quelques mois plus tard, à la veille de l’opération, il souhaite me parler. Et je devine immédiatement ce qu’il va me dire. « J’ai annoncé à mes parents que j’allais changer mon nez. Ça les a considérablement remués. Comme si c’était une remise en cause. Après bien des questions sur ce geste, ils ont fini par m’avouer que j’étais un enfant adopté. » Au fond, il avait provoqué cet aveu. Le nez, c’est l’identité. Ce n’est pas rien d’y toucher…
Ne peut-on vouloir modifier son nez dans un souci purement esthétique ?
Si ! Tout est possible. Mais il est fascinant de voir qu’il n’y a pas une consultation en rhinoplastie sans que l’on parle du père. Une jeune femme de 21 ans voulait transformer son nez. On évoque sa famille. Elle me révèle qu’elle a fait une tentative de suicide à 16 ans et que son père n’est pas venu la voir. Six mois plus tard, il lui a téléphoné : « Tu as déshonoré mon nom ! » Elle me regarde bien droit et me dit : « Alors voilà : j’ai changé de nom et maintenant je change de nez. » Le corps-écran.
Parallèlement à cela, vous êtes confronté à l’urgence des grands brûlés…
Avec une course contre la montre et d’autres décisions difficiles. Ethiques, techniques… La grave brûlure d’une maman de 32 ans allait entraîner la perte de ses deux jambes, de ses deux mains et de sa lèvre supérieure. Mon service estime qu’il faut la laisser mourir. Ses parents pensent de même. Qui voudrait survivre ainsi ? Mais l’expérience m’indique qu’on ne sait jamais ce que souhaiteraient les gens. Son conjoint me dit : « Je préfère que ma fille ait une mère handicapée plutôt qu’elle soit orpheline. » J’ai de longues discussions avec mon staff. On ne peut pas consulter la patiente. Et s’il importe d’écouter la famille, il ne faut pas lui laisser la décision. J’opte pour la vie. Et au réveil, je parle à la jeune femme, amputée des mains et des jambes : « Ce sera très dur, mais vous marcherez ! A votre âge, les prothèses seront possibles, on ne les verra même pas. » Elle est dans le combat, elle a une pêche extraordinaire, un regard magnifique. Lors d’une récente consultation elle m’a dit : « Je suis si contente d’être en vie. »
C’est une expérience qui vous porte ?
Ô combien ! Comme le bonheur retrouvé de Franck, un chimiste de 33 ans qui nous est arrivé par hélicoptère en 2016, brûlé à 95 %. La peau calcinée est un poison, il allait donc mourir, ce n’était qu’une question d’heures, j’essayais juste de gagner du temps. Or voilà qu’on apprend qu’il a un jumeau homozygote (c’est-à-dire issu du même œuf), Eric, et qu’il est volontaire pour lui donner sa peau. Alors tout s’illumine ! Il passe devant un comité éthique qui se réunit en urgence et nous donne le feu vert. Et nous fonçons dans l’aventure : prélever, en trois fois, 60 % de la peau d’Eric que j’étire en « résille » pour la greffer sur le corps de son frère qui, à la fin, en sera entièrement recouvert. Ça ne s’était jamais fait !
Le goût de l’invention et la confiance en soi ?
Ces qualités qu’encourageait mon père… Je retiens surtout la chance inouïe de pouvoir sauver une vie. De faire un acte indiscutable. Aux conséquences joyeuses : Franck vient d’avoir un enfant.
Ressortez-vous grisé d’une telle aventure ?
Non. Apaisé au contraire. Rassuré sur ce que je fais de ma vie.
Aux obsèques de votre père, vous avez fait un aveu…
J’ai dit : « On fait médecine pour sauver ses parents… » Et puis j’ai ajouté : « Mais ça ne marche pas. » C’est sorti tout seul parce que c’est tellement vrai ! J’ai évidemment fait médecine pour sauver mes parents. Comme la majorité des médecins. Et tous, nous échouons.
« Fils de », de Maurice Mimoun, éditions Albin Michel, 192 pages
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire