par Cédric Mathiot, Fabien Leboucq et Maïté Darnault, correspondante à Lyon
On savait que l’année 2021, et même la fin de l’année 2020, avaient été marquées, chez les jeunes, par une hausse des gestes suicidaires et des tentatives de suicide, que certains spécialistes avaient liée aux effets du confinement et de la crise sanitaire en général. De nouvelles données, obtenues par Libération, indiquent que le phénomène est essentiellement le fait des adolescentes et des jeunes femmes.
La plus forte prévalence des tentatives de suicide chez les jeunes femmes est une donnée connue depuis des années (même si elle ne se retrouve pas dans les suicides «complétés», c’est-à-dire dont l’issue est fatale, où le rapport est inversé) (1). Mais les chiffres que nous avons obtenus, à partir de trois indicateurs convergents, indiquent un phénomène inédit par son ampleur, et pour lequel les explications manquent encore.
Hausse de 22% chez les jeunes femmes en 2021
Libération a obtenu auprès de Santé publique France l’évolution, par sexe, des admissions aux urgences pour gestes suicidaires (GS). Ces données ne sont pas complètes pour 2021 : elles s’arrêtent à la semaine 43 (fin octobre), mais elles sont frappantes. Chez les filles de moins de 15 ans, les admissions aux urgences pour gestes suicidaires ont très fortement augmenté, progressant sur les 43 premières semaines de 2021 de plus de 40 % par rapport à la moyenne des admissions sur la même période lors des trois années précédentes. Le nombre d’admissions chez les garçons de moins de 15 ans sur les 43 premières semaines de 2021 est quant à lui parfaitement stable par rapport aux trois dernières années.
Même phénomène dans la catégorie des 15-29 ans. Chez les adolescentes et jeunes femmes, on observe une hausse de 22 % en 2021 par rapport aux trois années précédentes, contre une quasi-stabilité (+1 %) pour le sexe masculin. Nous n’avons pas obtenu de données plus précises permettant de connaître la répartition de cette hausse à l’intérieur de cette classe d’âge, et si elle était davantage située dans la tranche d’âge la plus jeune.
Dans ces catégories d’âge, le volume de gestes suicidaires est structurellement très supérieur chez les femmes. Pour les moins de 15 ans, le nombre d’admissions aux urgences des jeunes filles (entre 3 300 et 4 000 par an pour les années 2018-2020) est habituellement presque deux fois plus important que celui des garçons (entre 2 000 et 2 500). Même chose pour les 15-29 ans : les statistiques indiquaient chaque année entre 2018 et 2020 un volume d’admissions «habituel» deux fois supérieur chez les femmes (entre 13 000 et 15 000) que chez les hommes (entre 7 000 et 8 000).
«Causes multifactorielles»
«On a toujours à l’adolescence, parmi les auteurs des tentatives de suicide, une surreprésentation de filles par rapport aux garçons, explique à Libération Angèle Consoli, spécialiste de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, et membre du Conseil scientifique. Les filles ont davantage, dans l’expression de leur souffrance psychique ou de leur détresse, recours aux tentatives de suicide, avec souvent des moyens qui engagent moins le pronostic vital, des prises médicamenteuses, alors que pour les suicides qu’on dit “complétés”, c’est-à-dire suivis d’un décès, ce sont plus les garçons et les hommes. Ce sont des causes multifactorielles, biologiques, hormonales, socioculturelles. Donc il y a, dans ce qu’on observe là, une forme de continuité.»
La très forte augmentation des admissions pour gestes suicidaires chez les adolescentes et jeunes femmes en 2021 est donc venue s’ajouter à une plus grande prévalence de ce comportement, qui se trouve amplifié.
Les autres indicateurs confirment le phénomène, selon Fabrice Jollant, professeur en psychiatrie (GHU Paris psychiatrie et neurosciences) : «J’ai travaillé sur deux types de données françaises, les appels aux centres antipoison pour tentative de suicide jusqu’en novembre 2021, et d’autre part les hospitalisations pour tentative de suicide jusqu’en août 2021 inclus, explique-t-il. Ces données vont toutes les deux dans le même sens : à savoir une augmentation des tentatives de suicide chez les adolescentes, mais pas chez les adolescents ni dans les autres classes d’âge, ceci uniquement depuis la rentrée 2020.»
«Modalités très violentes»
Fabrice Jollant avait analysé avec le médecin réanimateur Dominique Vodovar les appels pour tentatives de suicide dans les huit centres antipoison (CAP) français. Les deux médecins avaient conclu à une hausse chez les 12-24 ans depuis septembre 2020. Un phénomène qualifié de «nouveau» et «inquiétant» par le professeur Jollant. Les données, qui ont été analysées au sein de l’association des CAP, sont l’objet d’une publication à venir, mais Libé a eu accès aux grandes lignes : «En prenant les chiffres de janvier à novembre (décembre n’étant pas consolidé en 2021) de chaque année depuis 2018 jusqu’à 2020 inclus, on observait une diminution lente mais régulière des tentatives et gestes suicidaires chez les 12-24 ans, de l’ordre de 3 % par an, explique Dominique Vodovar. En 2021, on a eu une augmentation de près de 45 % chez les 12-24 ans par rapport aux trois années précédentes, avec un total de gestes suicidaires et tentatives de suicides qui est passé d’un peu plus de 6 000 à un presque 9 000. Cette augmentation semble croissante jusqu’à mars 2021 avant l’installation d’un plateau haut.» Et, là aussi, la hausse est portée essentiellement par la très forte croissance des tentatives de suicide et gestes suicidaires chez les femmes. La hausse enregistrée sur les onze premiers mois de 2021 par rapport à la moyenne des trois années précédentes est de plus de 50 % chez les femmes, contre environ 10 % chez les garçons. Le déséquilibre selon le sexe dans les appels des jeunes aux CAP est encore plus marqué que celui observé dans les admissions aux urgences ou à l’hôpital pour gestes suicidaires. Le sexe-ratio était ainsi de 3,5 sur les années 2018-2020. Il est monté à 4,8 en 2021. Ce qui s’explique selon Dominique Vodovar, par le fait que «les femmes utilisent plus fréquemment des moyens type médicaments que les hommes, chez qui les tentatives de suicide ou gestes suicidaires se font davantage par des méthodes violentes».
La dynamique est la même concernant les hospitalisations pour gestes auto-infligés. Fabrice Jollant et Catherine Quantin (CHU de Dijon) avaient montré dans un article portant sur les premiers mois de la pandémie une diminution dans toutes les tranches d’âge et pour les deux sexes (sauf les sujets âgés), en comparaison de 2019. La rentrée 2020 a inversé cette tendance chez les jeunes, et surtout chez les filles. Dans un autre article en cours de publication, les chercheurs mettent ainsi en évidence, au niveau national, une augmentation de 27 % des hospitalisations pour gestes auto-infligés depuis septembre 2020 chez les adolescentes de 10 à 19 ans. «Alors que les taux sont stables chez les adolescents de 10-19 ans et les adultes jeunes de 20-29 ans (hommes et femmes), et alors même que la diminution se poursuit chez les adultes d’âge moyen», explique Fabrice Jollant.
Si nous n’avons pas de données au niveau national sur les moyens employés, le professeur Nicolas Georgieff, pédopsychiatre et chef du pôle psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital psychiatrique Le Vinatier de Lyon, fait aussi état d’une évolution des modes opératoires chez les adolescentes : «Nous avons constaté chez des jeunes femmes des tentatives de suicide graves et des suicides avérés avec des modalités très violentes que l’on n’observait jusque-là pas chez les filles, comme la pendaison et la défenestration.»
«Filières sous-dimensionnées»
Interrogé sur les causes du phénomène, Fabrice Jollant avance que «l’explication d’une telle hausse des tentatives de suicide chez les adolescentes n’est encore pas claire du tout», tout en rappelant : «Il est important de garder en tête que, hors pandémie, il existe un pic chez les adolescentes (mais pas les garçons) autour de 15-17 ans.» Evoquant l’impact de la crise sanitaire, Angèle Consoli avance des hypothèses : «Peut-être aussi que les filles ont été plus affectées par ce stress sociétal, par cette insécurité, par la diminution des liens et des repères sociaux ou familiaux. Il y a eu une exposition à la mort, à l’angoisse, à la maladie. Peut-être qu’elles y sont plus sensibles que les garçons. Mais il ne faut pas non plus déduire de cela que les garçons, sur la période, n’ont pas connu davantage de souffrance. Il faudrait avoir les données par sexe concernant la détresse psychique et les dépressions. Peut-être les garçons sont tout autant déprimés, mais que cette détresse s’exprime d’une autre manière. Ce ne sont que des hypothèses. Il faudra étudier différents facteurs de risques et déterminants.» La certitude, c’est que le phénomène est hautement inquiétant : «Et ce qui est préoccupant aujourd’hui, c’est que ça se prolonge. Globalement, depuis l’automne 2020, on a chez les jeunes cette augmentation massive des dépressions, des troubles anxieux et gestes suicidaires. Et c’est une hausse et une demande de soins à laquelle on a du mal à faire face.»
A l’hôpital psychiatrique Le Vinatier à Lyon, l’augmentation massive des arrivées aux urgences a imposé de revoir les dispositifs d’accueil d’urgence et de post-urgence, témoigne Nicolas Georgieff. «Nous avons fait le constat que nos filières d’accueil étaient sous-dimensionnées et qu’elles devaient aussi évoluer en termes qualitatifs, qu’il faut une vraie compétence psychiatrique dès les urgences. Nous avons imaginé un dispositif de crise en mettant en place un hôpital de jour pour répondre de manière intensive sur une courte durée. Ça fonctionne à ce jour, ça évite les hospitalisations de plus longue durée. Mais la pédopsychiatrie n’a jamais été autant sollicitée depuis le début de la crise et, en même temps, le nombre de pédopsychiatres s’est effondré.»
(1) En 2017, selon la base de données sur les causes de décès du CepiDC, on comptait 223 suicides d’adolescents et jeunes hommes de 15 à 24 ans, contre 89 chez les adolescentes et jeunes femmes.
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Note méthodologique : les chiffres utilisés dans cet article ont été communiqués à CheckNews par Santé publique France. Ils proviennent du système Surveillance sanitaire des urgences et des décès (Sursaud), dont sont membres plus de 600 services d’urgence. Ils ont été extraits à établissements constants, c’est-à-dire que les chiffres du 1er janvier 2018 au 31 octobre 2021 ont été produits par les mêmes services d’urgence (ce qui limite les biais statistiques dus à l’ouverture ou la fermeture de services). Si au cours d’une semaine, pour une population donnée, le nombre de gestes suicidaires était compris entre 1 et 4, SPF le remplaçait, dans ses données par «inférieur à 5», et ce «pour des questions de secret statistique», nous précise l’agence. Pour faciliter le traitement, nous avons considéré que cela revenait à ce qu’il n’y ait pas eu de geste suicidaire cette semaine-là pour cette population. Pour certains gestes suicidaires, l’âge ou le sexe n’étaient pas renseignés : nous avons également exclu ces gestes suicidaires du calcul. Nos chiffres, en valeurs absolues, sont donc inférieurs à la réalité.
Lignes d’écoute anonymes et gratuites: 3018 contre le cyberharcèlement, 3114 pour la prévention des suicides. Fil santé jeunes : 0 800 235 236 ou par chat sur le site (tous les jours de 9 heures à 23 heures). En cas d’urgence, contacter le 15.
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