par Elsa Maudet publié le 12 janvier 2022
Jusqu’au bout du quinquennat, Sophie Cluzel s’en sera tenue à son leitmotiv : il faut «changer de regard» sur le handicap. Qu’importent les – nombreuses – attaques dont elle fait l’objet de la part de militants qui jugent cette formule vide d’ambition politique, la secrétaire d’Etat aux Personnes handicapées en est convaincue : «Il faut faire prendre conscience au grand public que les personnes handicapées sont parmi nous, qu’on peut les regarder différemment. Il faut se dire que si on sait bien les accueillir, bien adapter l’environnement, elles seront autonomes et pourront vivre avec nous, a-t-elle justifié, mi-décembre, lors d’un rendez-vous avec une poignée de journalistes. Le regard est extrêmement pesant encore, il est excluant ou de commisération donc ce que je veux, c’est normaliser ce regard.»
Pour achever d’y parvenir, elle sort ce mercredi la Force des différents, un livre d’entretiens avec des personnalités touchées de plus ou moins près par le sujet. Ainsi sont réunis dans les pages Claude Chirac (qui fut aidante de son président de père), le rappeur Gringe (dont le frère est schizophrène), l’athlète paralympique Marie-Amélie Le Fur ou le directeur général de BFM Marc-Olivier Fogiel (pas franchement chaud pour embaucher des journalistes handicapés, on y reviendra). Un objet pour le moins étonnant, dont on peine à voir la colonne vertébrale idéologique.
Si Sophie Cluzel dit que «le regard est extrêmement pesant encore», elle écrit pourtant tout l’inverse : «A l’issue de ce quinquennat, grâce au soutien du Président mais aussi à l’engagement des Premiers ministres et de mes collègues, le handicap ne sera plus craint par les personnes valides. Je veux croire que le regard a définitivement changé.» Grâce notamment au DuoDay, cette opération organisée une fois l’an en novembre, qui consiste à permettre à des personnes handicapées de suivre des travailleurs valides durant une maigre et unique journée. Une jolie opération de communication, pas un vrai levier d’embauche.
«Leçons de vie»
Pas à une contradiction près, l’ouvrage vogue entre deux rives. D’un côté, une dénonciation – bienvenue – du regard validiste porté sur les personnes handicapées, en particulier par les médias. «Chaque fois, on nous montre soit des gens extraordinaires, soit des miséreux, en grande difficulté. L’héroïsme ou le pathos. Le handicap n’est jamais montré dans sa réalité quotidienne», déplore Sophie Cluzel. Qui ne manque pourtant pas, ensuite, de sauter à pieds joints dans ce biais qu’elle dénonce. Elle décrit ainsi les athlètes paralympiques comme «des leçons de vie, des boosters d’enthousiasme», ajoutant que «le dépassement de soi prend ici tout son sens».
Et n’hésite pas à prendre le navigateur Damien Seguin, qui a fait le Vendée Globe en n’ayant qu’une main, comme la preuve que les personnes handicapées sont capables des mêmes choses que les personnes valides, oubliant que nombre de handicaps, notamment ceux qui impliquent une fatigue chronique, ne permettent pas de se surpasser de la sorte, malgré toute la bonne volonté du monde. Et que l’appel au surpassement de soi des personnes handicapées peut au contraire plonger celles qui n’y parviennent pas dans une effroyable perte d’estime. «On peut se demander comment, avec une main en moins, on peut piloter un navire. Ce handicap doit être une force dans notre société, parce que, pour être à performances égales, ces personnes ont déployé une combativité qu’une personne lambda n’a pas», se défend la secrétaire d’Etat auprès de Libération.
Le chapitre consacré au philosophe Alexandre Jollien apporte heureusement un peu de profondeur intellectuelle à l’exercice. «Souvent, l’intégration d’une personne handicapée est réduite à sa dimension morale. On lui prête des vertus hautement nobles, arguant qu’elle améliorera les autres… Je me méfie de cette instrumentalisation, dit l’intellectuel né infirme moteur cérébral. On n’intègre pas les personnes handicapées pour en faire des singes savants ou des édificateurs moraux, mais parce qu’ils font partie d’une société plurielle et qu’il s’agit d’un droit humain.» A l’inverse, Cluzel ne manquera pas, dans un autre chapitre, d’affirmer que«quand on s’occupe du handicap, c’est la société qui progresse». Ce qui n’est certes pas faux mais ne devrait pas être le moteur des prises de décisions à destination des personnes handicapées, pour qui la priorité est de voir leurs droits respectés, avant d’être des facilitateurs de vie des valides.
Marc-Olivier Fogiel assume
Autre entretien notable : celui de Marc-Olivier Fogiel. Le patron de BFM tient des propos pour le moins politiquement incorrects à propos des travailleurs handicapés, à la fois proprement hallucinants et qu’il est heureux de voir écrits noir sur blanc tant ils reflètent la vision, jamais assumée, de nombre d’employeurs. «On ne peut pas les considérer comme des salariés semblables aux autres», lâche-t-il sans sourciller, affirmant qu’«une personne en fauteuil ne peut pas faire tout» ce qui est demandé à un reporter polyvalent. Il prend aussi pour exemple ce journaliste aveugle en alternance, avec qui «c’était la galère», qui a «lui-même jeté l’éponge. Et ce n’était pas l’entreprise qui n’était pas adaptée…» Cet entretien, «c’est une façon de faire comprendre aussi les difficultés que peuvent avoir les patrons de médias sur l’emploi des personnes handicapées. Je trouvais que c’était intéressant de le faire réagir», rétorque Sophie Cluzel.
On ressort finalement de ce livre un brin perdu sur le message envoyé. Validiste ? Anti-validiste ? Il y a à boire et à manger. Mais vu les chiffres de vente des ouvrages écrits par les ministres de ce quinquennat (157 exemplaires de Bienvenue en politique : à ceux qui sont tentés de renoncer de la ministre du Logement, Emmanuelle Wargon, 245 pour Sa façon d’être à moi de Marlène Schiappa ou 888 pour Ecole ouverte de Jean-Michel Blanquer, selon les chiffres avancés en décembre par les Echos), il n’est pas dit que beaucoup de lecteurs aient l’honneur de se poser la question.
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