Dan Sperber, propos recueillis par publié le 18 min
Son nom ne vous dit peut-être rien, mais les travaux de ce spécialiste de psychologie cognitive se révèlent salutaires à l’heure où les infox et les théories du complot se propagent de manière virale sur les réseaux sociaux. Avec son dernier livre L’Énigme de la raison, Dan Sperber propose une définition révolutionnaire de notre fonctionnement mental, qui va jusqu’à remettre en cause les notions de crédulité et de biais cognitifs.
« Ici a vécu, de 1972 à sa mort, le romancier et essayiste Manès Sperber (1905-1984). » Ces mots, gravés sur une plaque en pierre, à l’entrée du bel immeuble parisien de style art déco où je pénètre en cette fin d’après-midi hivernale, m’ont surpris. Je ne me rends pourtant pas chez un mort ! « Ah ! mais non », me reprends-je, c’est avec le philosophe Dan Sperber – son fils sans doute – que j’ai rendez-vous. Et celui-ci de me confirmer, en me recevant, qu’il réside en effet dans l’appartement où vécut son père, grande figure intellectuelle européenne, d’origine juive autrichienne, arrivé en France dans les années 1930 pour échapper au totalitarisme. Cependant, l’hésitation qui a été la mienne est une bonne entrée en matière pour la passionnante conversation de près de deux heures que je vais nouer avec ce chercheur de l’Institut Jean-Nicod, influencé par Claude Lévi-Strauss et Noam Chomsky, et passé par l’ethnologie en Éthiopie avant de se spécialiser en psychologie cognitive. Inconnu du grand public – « en près de cinquante ans, m’avoue-t-il sans acrimonie, je crois que vous devez être le premier journaliste à vous intéresser vraiment à mon travail ; aucun de mes livres n’a suscité l’intérêt de la presse » –, Dan Sperber a mené des recherches qui vont de « l’épidémiologie des idées » à la « théorie de la pertinence » – une approche inédite de la communication axée sur l’implicite et le contexte qui permettent aux locuteurs de comprendre ce qu’ils cherchent à se dire. Peu discuté en France, le résultat de ses recherches pourrait pourtant s’avérer utile pour déchiffrer le fonctionnement des réseaux sociaux ou le succès des théories du complot. Mais c’est d’abord pour son dernier livre que je suis venu l’interroger, L’Énigme de la raison, où il propose, avec Hugo Mercier, son coauteur, rien moins qu’une redéfinition de la raison. Elle est centrée autour des inférences – ces mécanismes qui nous font, sans que nous nous en rendions compte, tirer des conclusions sur ce que nous devons faire ou penser dans la vie de tous les jours. Et qui nous jouent des tours également. Comme quand j’ai eu le sentiment, à la lecture de la plaque de cet immeuble, qu’il y avait erreur sur la personne… avant de rectifier le tir. Si l’on comprend ce qui se passe dans notre esprit dans ce type de situations – tel est le pari de Sperber –, c’est tout l’édifice de la raison, depuis la plus simple des perceptions jusqu’à nos réflexions les plus pointues, en passant par sa place dans le débat public, qui s’éclaircit. Alors, prêt à tenter l’aventure ?
Quel est le point de départ de votre itinéraire intellectuel ?
Dan Sperber : Au départ, je me suis intéressé à l’anthropologie pour des raisons politiques. À 20 ans, en 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, j’étais un militant anticolonialiste, je m’imaginais devenir un « révolutionnaire professionnel ». Pas dans les rangs du parti communiste, dont la dérive stalinienne était pour moi une évidence – mon père, Manès Sperber, écrivain engagé qui avait quitté le Parti dans les années 1930 lors des procès de Moscou, m’en avait convaincu. J’étais plutôt marxiste tendance Rosa Luxemburg avec des sympathies anarchistes. Je me suis intéressé aux sciences sociales, parce que j’y voyais un outil de l’action politique. L’une des leçons des luttes anticolonialistes était qu’on ne pouvait pas se contenter de plaquer les catégories marxistes sur toutes les sociétés non européennes, il fallait tenir compte de l’histoire sociale et culturelle de chacune. Assez rapidement, la figure de l’Occidental révolutionnaire professionnel dans le monde postcolonial m’a paru ambiguë. Je reste attiré par l’idée d’un « socialisme scientifique », d’une action fondée sur la science pour rendre nos sociétés plus justes, mais j’ai découvert les limites des sciences sociales, en particulier leur quasi-absence de pouvoir de prédiction.
Après des études d’anthropologie à Paris et à Oxford, vous êtes parti en Éthiopie…
Oui, de retour d’Oxford en 1965, je suis entré au CNRS. Un an après les événements de 1968, dans lesquels j’étais très impliqué, je suis parti en Éthiopie, chez les Dorzé, une population du sud du pays qui n’avait guère été étudiée et au sein de laquelle j’ai effectué trois longs séjours. J’y ai été confronté à un défi. Quand je posais aux Dorzé des questions sur leurs rituels et sur le sens des symboles qu’ils y déployaient, ils me répondaient : « Nous agissons comme nos pères, comme nos ancêtres. » C’était frustrant ! Puis, une nuit, j’ai fait un rêve où je me disais : « Tu ne fais pas attention à ce qu’ils te disent, écoute-les mieux. » J’en ai tiré mon premier livre sur le symbolisme. La principale raison d’accomplir un rituel, c’est qu’on a toujours fait comme ça. Ce qui aurait du sens, ce serait de rompre la chaîne, de ne pas accomplir le rituel. Quant à l’effet des symboles, il est de focaliser l’attention et d’évoquer un éventail ouvert d’interprétations possibles. L’absence de sens défini rend les symboles à la fois « bons à penser » et bons à partager.
Vous êtes partisan du naturalisme, de l’idée que la culture et l’esprit ont des fondements matériels dont on peut rendre compte de manière causale. Lévi-Strauss ne défendait-il pas, au contraire, l’idée d’une rupture entre l’ordre de la culture et celui de la nature ?
Quand il évoque l’opposition nature-culture, c’est pour analyser une dimension présente dans une grande variété de représentations culturelles, mais lui-même a toujours défendu l’idée d’une nature humaine. Il considérait que l’extraordinaire variabilité des phénomènes culturels se fonde sur des structures mentales propres aux humains, inscrites dans leur biologie. Selon un dogme de l’anthropologie du XXe siècle, l’esprit humain serait une « page blanche » sur laquelle viendraient s’inscrire les savoirs culturels. Piètre métaphore ! Une page blanche n’apprend rien de ce qui s’écrit sur elle. Pour Lévi-Strauss, l’esprit humain, loin d’être un réceptacle passif, structure les contenus culturels. Les structures mentales qu’il envisage sont cependant d’une grande simplicité, semblables à celles que Saussure attribuait au langage. Arrive Noam Chomsky qui montre que le langage a des structures plus complexes et plus spécifiques que ne le supposaient les structuralistes. Arrivent les sciences cognitives – dont Chomsky est l’un des fondateurs – qui montrent toute la richesse et la complexité des capacités mentales déjà en place chez les bébés. L’idée d’un esprit humain totalement malléable et de contenus culturels libres de toutes déterminations psychologiques est ridicule.
Vous avez étendu cette perspective à la diffusion des idées dans une culture donnée. Ce que vous appelez l’« épidémiologie des représentations ». De quoi s’agit-il ?
Prenez une population humaine : on y trouve un nombre incalculable de représentations mentales – pensées, désirs, opinions, soupçons… – réparties entre les membres de cette population. La plupart n’affectent qu’un individu pour une brève durée ; elles ne sont pas communiquées. Certaines se transmettent d’un individu à un autre en étant exprimées sous formes de représentations publiques, d’énoncés linguistiques. La plupart tombent dans l’oubli. Certaines sont transmises à un grand nombre. Elles peuvent alors, de proche en proche, se propager dans tout le groupe. C’est ainsi que se transmettent savoirs techniques, idées reçues, recettes de cuisine, blagues, normes sociales, etc. L’épidémiologie des représentations étudie les chaînes causales par lesquelles se propagent la recette du pot-au-feu, le conte du Petit Chaperon rouge… ou le théorème de Pythagore.
L’un de vos livres s’intitule La Contagion des idées. Les idées sont-elles réductibles à des virus ? Et leur diffusion à une infection ?
Le succès des idées de Gorgias à Athènes fut en son temps décrit comme une épidémie : la propagation dans un pays d’un phénomène nouveau. Le terme « épidémie » n’a jamais été réservé aux seules maladies. Mais cela ne veut pas dire que les idées se propagent comme les virus, d’un individu à l’autre, par simple contact. Les addictions sont un modèle plus pertinent. Si le tabagisme se répand en partie par contact et imitation des proches, on ne devient accro qu’à partir du moment où le tabac recrute des neurotransmetteurs dans notre cerveau qui créent un besoin chez le fumeur auquel la cigarette vient répondre. Comme toute addiction, le tabac est la solution au problème qu’il pose. Mutatis mutandis, cela vaut aussi pour la musique ou la lecture qui créent le besoin qu’elles comblent. Ce qui me semble pertinent ici, c’est de découvrir les chaînes causales à travers lesquelles les phénomènes culturels se propagent d’idées en paroles, de paroles en pratiques, d’actions en artefacts, d’artefacts en pratiques, de pratiques en idées, etc.
Avec le Covid, n’avons-nous pas fait l’expérience d’une contagion des représentations du virus aussi nocive que la contagion du virus lui-même ?
Vous avez tout à fait raison. La diffusion du virus s’est accompagnée d’une diffusion de représentations, de fantasmes, de théories du complot… mais aussi d’une multiplication de recherches, d’articles, de débats, de brevets, de pratiques médicales et sociales, de réflexions sur nous-mêmes. La propagation de la science s’opère par des formes de compétition et des filtres d’évaluation qui, quels que soient leurs défauts, tendent à donner un avantage aux meilleures hypothèses. Lorsqu’on passe de la recherche sur les vaccins à leur distribution dans la société, d’autres mécanismes de propagation, économiques et politiques, prennent un rôle dominant. Bref, il y a une épidémiologie du virus, une épidémiologie des idées sur la maladie, de la recherche médicale, de la mise en pratique de cette recherche. Dans chacun de ces cas, pointez le microscope sur la chaîne causale !
Venons-en à votre nouvel ouvrage, L’Énigme de la raison. Vous partez du hiatus qui existe entre la définition de la raison comme le « superpouvoir » de l’humanité et le constat des biais et erreurs qui le rendent défectueux…
Depuis Aristote, la raison est définie comme un pouvoir supérieur qui distingue les humains des autres animaux et leur confère la science, la sagesse, la capacité de vivre ensemble en harmonie. Un pouvoir que les humains détiendraient des dieux ou de Dieu. Mais après Darwin et la découverte de la sélection naturelle, la notion d’un tel superpouvoir d’origine divine n’est plus crédible. La raison est un produit de l’évolution parmi d’autres. Mais c’est aussi une énigme, à double titre. D’une part, si la raison est si avantageuse et d’un usage si général, pourquoi n’a-t-elle évolué que parmi une seule espèce ? D’autre part, qu’est-ce que c’est que cette adaptation si mal adaptée à sa tâche ? La psychologie contemporaine l’a montré : les humains commettent systématiquement des fautes grossières dans des tâches de raisonnement rudimentaires. Vous me direz : elle n’est pas à la hauteur de la tâche qui lui incombe. Aucune adaptation biologique n’est parfaite, mais l’idée d’une adaptation biologique produit de l’évolution qui s’écarterait de l’accomplissement de sa fonction n’a guère de sens. La sélection corrige ou élimine de telles ébauches ratées. Dernière observation : si la raison était vraiment cette faculté qui nous permet de nous approcher de la vérité, elle devrait entraîner une convergence des esprits. Or la raison, dont nous sommes tous dotés, ne nous empêche pas de diverger radicalement. Parfois, elle exacerbe même nos divergences. C’est donc que la raison doit être redéfinie autrement que comme un superpouvoir digne des héros de Marvel…
La psychologie cognitive distingue deux modes de fonctionnement de la pensée : l’un, spontané et intuitif, mais enclin à se laisser gouverner par des biais ; l’autre, réflexif et logique, mais plus coûteux en temps et en énergie. Ce que Daniel Kahneman a formalisé en opposant le « système 1 » et le « système 2 ». Pourquoi cette réponse ne vous satisfait-elle pas ?
Pour une raison simple : quand vous donnez aux gens le temps et la possibilité de raisonner, ils se plantent autant, si ce n’est plus, que quand ils se fondent sur leurs premières intuitions. Dans une célèbre étude, la chercheuse en sciences cognitives Ruth Byrne a montré que le syllogisme le plus simple, le « modus ponens » basé sur l’affirmation de l’antécédent (si P…), pouvait nous induire en erreur. Partons de la prémisse majeure suivante : « Si Marie a un devoir à rendre, alors elle restera à la bibliothèque. » Ajoutons la mineure suivante : « Marie a un devoir à rendre. » Personne n’a de mal à conclure : « Marie restera à la bibliothèque. » Mais Byrne a reformulé le problème. Première prémisse majeure : « Si Marie a un devoir à rendre, alors elle restera à la bibliothèque. » Deuxième prémisse majeure : « Si la bibliothèque reste ouverte, alors Marie restera tard à la bibliothèque. » Enfin, prémisse mineure : « Elle a un devoir à rendre. » D’un point de vue logique, la deuxième prémisse majeure ne devrait rien changer. Et si les participants étaient logiques, ils devraient tirer la même conclusion dans les deux cas. Et pourtant, seuls 38 % le font. Sans doute parce qu’ils ne veulent pas en rester à la lettre des instructions données et veulent tenir compte de la possibilité évoquée dans la seconde prémisse que la bibliothèque soit fermée… ce qui n’est pas irrationnel mais témoigne d’un souci autre que celui de la pure logique. Contrairement à ce que suggère la thèse de Kahneman, le raisonnement « système 2 » est, autant que l’intuition, une source d’erreurs – et même d’erreurs systématiques. En fait, le raisonnement solitaire sert le plus souvent à rationaliser nos intuitions initiales. Si elles sont justes, tout va bien. Si elles sont fausses, le raisonnement les perpétue.
L’« Échiquier d’Adelson ». © DRVous prenez l’exemple de l’illusion d’optique d’Edward Adelson [l’« Échiquier d’Adelson »] : sur l’image d’un damier d’échecs figurent deux cases, A et B, et un cône qui fait de l’ombre au carré B. Alors que les deux carrés sont dessinés avec la même teinte de gris, ils nous apparaissent de couleurs différentes. Parce qu’ils sont perçus par le filtre de l’esprit sur la base de ce qu’ils sont censés représenter (une case « noire » et une case « blanche » du damier). Quelle conclusion en tirez-vous ?
L’illusion tient au fait que le carré A, entouré de carrés blancs, devrait, selon les règles d’un damier, être un carré noir, tandis que le carré B devrait être un carré blanc ombragé par le cône. Sauf que vous ne regardez pas un damier réel, en trois dimensions, mais un agencement de différentes surfaces grises censé représenter un damier. La leçon que l’on pourrait être tenté de retenir est que notre perception n’est pas fiable. J’en tire la conclusion inverse : c’est cette capacité de prendre en compte non seulement la stimulation de notre rétine par une représentation graphique mais aussi ce que nous savons intuitivement de l’objet tridimensionnel représenté qui nous permet de comprendre ce que nous percevons. Face à une image, ce qui nous intéresse, ce sont les propriétés de la chose représentée et non les propriétés physiques de la représentation… Si l’image du carré blanc nous apparaît plus claire, c’est qu’il doit bien être plus clair. Loin de nous tromper, l’illusion montre que notre perception est adaptée à interpréter des images. Cela vaut aussi pour la raison.
Vous proposez de résoudre l’énigme de la raison à partir d’une théorie de l’inférence. De quoi s’agit-il ?
Tous les êtres vivants animés font des inférences. Un chien, lorsqu’il sent l’odeur d’un rôti, en infère, comme son maître, que le repas se prépare. Lorsque j’entends la voix triste d’un ami au téléphone, j’en infère qu’il a des soucis. Les philosophes ont souvent rendu compte de nos inférences en prenant le modèle du syllogisme aristotélicien. Mais, dans la plupart de nos inférences, on n’a pas besoin d’en passer par un raisonnement logique à partir d’une prémisse du type « si… alors… ». On a un mécanisme spécialisé et autonome, un module inconscient, qui réalise de telles inférences en exploitant, par exemple, le lien régulier entre telle intonation de la voix et telle émotion, sans avoir à utiliser une représentation de ce lien comme prémisse.
Si l’inférence est une capacité générale dont le raisonnement n’est qu’une forme sophistiquée, qu’est-ce qui distingue nos inférences de celles des animaux ?
Les humains sont sans doute les seuls à faire aussi des inférences « métareprésentationelles ». Pour eux, le monde n’est pas seulement peuplé d’arbres, de chemins, de nourritures… Il comprend également des représentations mentales ou verbales de ces choses, et des représentations de ces représentations, comme la citation d’un énoncé. Si je sais que vous avez soif et que vous vous dirigez vers le réfrigérateur, j’en infère que vous pensez qu’il y a à boire dans le frigo. Je vous attribue une représentation mentale à partir de votre comportement. Même pour faire ces inférences-là qui portent sur des représentations, les humains n’ont pas besoin de réfléchir ou de raisonner pas à pas. Quand je dis : « Peux-tu me passer le sel ? », mon interlocuteur pourrait logiquement penser que je l’interroge sur la capacité qu’il a de me passer la salière et me répondre : « Oui, je peux », sans rien faire. Or il infère spontanément ce que je veux dire à partir du sens bien différent de la phrase que j’ai énoncée. Autrement dit, il infère une représentation mentale à partir d’une représentation linguistique dont le sens est pourtant différent.
Dan Sperber en 2021. © Audoin Desforges pour PM
Alors, quand intervient la raison proprement dite ?
Quand on fait des inférences métareprésentationnelles… sur des raisons, justement. Si je vous demande si vous voulez un café et que vous me répondez : « Non, il est trop tard, cela m’empêcherait de dormir », vous me donnez une raison pour justifier votre refus. Je reconnais intuitivement la légitimité de votre raison en métareprésentant le lien entre l’idée générale que le café empêche de dormir et la conclusion pratique que vous en tirez. Une telle évaluation est un usage ordinaire de la raison. Notre thèse centrale, avec Hugo Mercier, est que la raison est essentiellement un instrument d’interaction sociale : elle sert à justifier aux yeux des autres nos opinions ou nos décisions, à les convaincre et à évaluer les raisons qu’ils nous donnent pour se justifier ou nous convaincre. C’est dans l’interaction avec autrui, quand il s’agit de se justifier ou de convaincre, que nous avons besoin de recourir à la raison. Là, on ne peut plus se contenter de faire ce qu’on fait le plus souvent dans son for intérieur : croire ou décider de façon intuitive. Si les autres ne font pas d’emblée confiance à ce que nous disons et à ce que nous faisons, il nous reste un moyen de les persuader : leur donner des raisons qu’ils peuvent évaluer eux-mêmes. La raison sert là où la confiance ne suffit pas. Pour que les raisons que nous donnons jouent ce rôle, elles doivent être intuitivement convaincantes. C’est quand nous nous rendons compte que nous n’avons pas de raisons convaincantes à donner à autrui, ou quand nous nous rendons compte que leurs réserves sont fondées sur des raisons intuitivement convaincantes, que nous pouvons être amenés à revoir nos opinions ou nos décisions.
Et là, il n’y a pas de biais ?
Énormément. Mais tous les biais ne sont pas des défauts. Quand il s’agit de convaincre les autres de chercher les raisons qui étayent nos opinions – soit un biais de confirmation –, c’est un biais rationnel. En revanche, quand il s’agit d’évaluer les raisons que les autres nous donnent – y compris pour justifier leur désaccord –, alors il est avantageux d’être bien plus objectif. Et c’est ce qui se passe ! Nous avons tendance – dans une discussion, pas dans une engueulade – à être plus objectifs avec les arguments des autres qu’avec ceux que nous leur donnons. Dans un débat, il peut s’établir une sorte de « division du travail cognitif » : nous poussons nos arguments de façon systématique en sachant que les autres les examineront de façon plus objective – comme nous examinerons les leurs. L’efficacité du raisonnement collectif a été expérimentalement démontrée. Elle est présupposée dans l’idée même de la démocratie.
À l’ère du complotisme et des infox, comment défendre la place de la raison dans l’espace public ?
Je suis assez sceptique vis-à-vis de l’idée qu’il y aurait aujourd’hui une crédulité grandissante face à laquelle il nous faudrait, à nous les raisonnables, défendre ou restaurer une raison en péril. Chacun s’attribue volontiers la raison et la dénie à ses adversaires jugés crédules ou irrationnels. Mais qui désigne l’arbitre ? D’autre part, si les gens relaient des infox sur Internet et les réseaux, c’est bien souvent moins parce qu’ils y souscrivent qu’en fonction du bénéfice social qu’ils escomptent. Les infox sont transmises moins par des gens convaincus de leur validité que par des gens convaincus que c’est intéressant d’en parler. Si je transmets le discours d’un « platiste », ce n’est pas forcément parce que je crois que la Terre est plate, mais peut-être parce que l’idée me semble provocante à un degré qui la rend remarquable. De même, nombre de ceux qui ont propagé les idées du professeur Raoult sur l’efficacité supposée de la chloroquine l’ont sans doute fait moins par conviction que pour témoigner d’une indépendance d’esprit par rapport à la médecine dite « officielle ». Produire une information qui pourrait être très pertinente si elle s’avérait peut apporter un bénéfice réputationnel… Pas besoin pour cela d’y croire. Bref, même si nous pouvons être tentés de considérer certains de nos semblables comme des esprits irrationnels en proie à toutes les manipulations, regardons d’abord l’épidémiologie de ces idées irrationnelles. C’est plus intéressant, et ça peut être plus efficace.
L’usage public de la raison aurait donc un effet bénéfique en retour pour chacun ?
La raison trouve son efficacité quand elle est utilisée à bon escient. Si vous mettez des gens autour de la table de façon relativement égalitaire, en les invitant à délibérer autour de questions ou de problèmes précis, ils vont trouver de meilleures solutions que s’ils raisonnaient seuls. Parce qu’ils rencontrent les raisons des autres. C’est un type de délibération que nombre de sociétés humaines ont pratiqué. Et c’est ce que l’on voit aujourd’hui dans des expériences de démocratie participative ou de jurys citoyens. La raison n’est pas cette instance surplombante qui nous assurerait, à chacun dans son coin, une voie royale vers la vérité. Elle est avant tout un mécanisme social qu’il faut mobiliser selon un usage adapté à sa fonction. Politiquement – c’est peut-être l’une des leçons à tirer de la pandémie du Covid –, la décision qui émane d’une délibération publique et collective est souvent plus juste que celle qui se fonde sur une expertise secrète et autoritaire.
Les livres de Dan Sperber
> Le Symbolisme en général (Hermann, 1974)
« Ne dérange pas ton père, il travaille », disait sa mère à Sperber, enfant. Trente ans plus tard, lors d’un séjour en Éthiopie, auprès du peuple dorzé, l’ethnologue entend une mère murmurer à son fils : « Ne dérange pas ton père, il nourrit les ancêtres. » C’est pour comprendre ce qui lie ces deux formules qu’il a écrit ce livre. Si le sens des symboles nous échappe, c’est qu’ils ont d’abord pour fonction de faire converger l’attention des membres d’une société dans la même direction.
> La Pertinence. Communication et cognition (avec Deirdre Wilson ; Éditions de Minuit, 1989)
Centrée sur le codage de l’information dans les langues, les théories de la communication passent peut-être à côté de tous les indices implicites et des éléments de contexte qui donnent à un signe sa ou ses significations et qui sont immédiatement comprises par les interlocuteurs – sa « pertinence ».
> La Contagion des idées (Odile Jacob, 1996)
C’est une nouvelle discipline que propose ici l’auteur : l’« épidémiologie des représentations », soit la recherche des chaînes causales, dans nos cerveaux et dans la société, par le biais desquelles se propagent les croyances collectives. À l’heure des réseaux sociaux, elle trouve un nouveau champ d’application.
> L’Énigme de la raison (avec Hugo Mercier ; Odile Jacob, 2021)
Partant d’exemples fascinants d’erreurs logiques ou d’illusions d’optique, les auteurs proposent une véritable révolution philosophique : la raison n’est pas ce mystérieux pouvoir suréminent mais un outil social destiné à se justifier devant les autres et à passer au crible avec eux nos propres écarts. À lire de toute urgence !
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