par Agnès Giard
Tout le monde connaît déjà l’art fait avec du sperme (Marcel Duchamp) ou la peinture éjaculatoire, entre dripping et pouring (Janet Sobel, Jackson Pollock). L’Américain Bryan Lewis Saunderspropose une variante : il s’agit de «baiser le papier». Dans un ouvrage intitulé Sexual Arousal («Excitation sexuelle»), qui réunit ses expériences de paroxysmes, l’artiste présente des œuvres réalisées comme des transcriptions directes d’orgasme en couleur. «Le plaisir solitaire peut-il donner naissance à des œuvres esthétiquement gratifiantes ?» s’interroge-t-il. Pour répondre à cette question, Bryan enveloppe son pénis de crayons de couleur puis le frotte contre des pages blanches jusqu’à atteindre l’orgasme. Certains essais ne sont pas concluants, car les crayons pointus peuvent facilement glisser entre ses mains. Le papier abrasif ne recueille guère, au début, que quelques gouttes d’une semence extraite dans la douleur. Bryan a amélioré sa technique. Après plusieurs essais, il a mis au point une gaine masturbatoire, constituée de crayons disposés tout autour du gland, qui reproduisent le prisme de l’arc-en-ciel. «Il y a des objets très beaux qui sont le résultat d’un procédé dégoûtant», plaide-t-il.
«Artiste de l’endurance»
Cela pourrait paraître gratuit ou anecdotique, mais pas quand on connaît ce performer hors-norme. Bryan Saunders se désigne comme un «artiste de l’endurance». Né le 6 février 1969 à Washington, il a longtemps vécu dans un état proche du dénuement, vivant de repas gratuits distribués dans les églises et d’antidépresseurs. Le 30 mars 1995, il se sent à ce point «mort dedans» qu’il décide de se peindre, à raison d’une image par jour, ce qui fait de lui le plus prolifique autoportraitiste de l’histoire. Narcissisme ? Tout le contraire. A ce jour, et depuis vingt-six ans qu’il accomplit scrupuleusement cet examen de conscience, Bryan a dessiné 9 787 autoportraits qui témoignent d’une absence absolue de complaisance envers son pauvre ego. Pour exorciser ses démons, il enregistre en parallèle ses rêves et développe une technique qui lui permet de continuer à dormir tout en parlant. Progressivement, il s’intéresse aux états altérés de conscience et décide de documenter les modifications induites par des épreuves qu’il s’inflige, avec un goût prononcé pour l’automortification.
Sa première expérience consiste à faire vœu de silence : il écoute ce que cela produit dans son corps. Plus tard, pendant trente jours, il se prive de la vue jusqu’à voir «apparaître» des choses dans cette nuit artificielle. Il s’impose ensuite le calvaire de températures extrêmes sur des périodes prolongées, pour enregistrer les effets sensoriels et psychiques de cette ordalie. Il décide de vivre dans des environnements monochromes, entouré d’objets tous peints de la même couleur, soit bleu, soit rouge, soit vert… à l’affût des émotions générées par ce bain visuel extrême. Pendant vingt-huit jours, il se bouche hermétiquement les oreilles et se force à vivre (jour et nuit) avec un entonnoir de cuivre dans la bouche afin d’entendre les sons par cette ouverture. Son but : réorganiser le système de réception sensorielle humain et activer d’autres pouvoirs. Le troisième œil ? Le sixième sens ? Peu importe le nom, pourvu qu’il ait l’ivresse. Avide de sensations, Bryan Saunders se consacre même durant dix jours à la drogue, dessinant sous l’emprise tantôt des sels de bain, tantôt de cocaïne ou de sirop pour la toux.
Un autre plaisir est possible
«La principale vertu de la sexualité serait-elle de vous transformer ?»Entre deux expériences de contrainte extrême, Bryan Saunders explore les états induits par l’excitation érotique. Désireux d’examiner ce que cela fait de jouir dans des positions impossibles, il «teste» ses limites physiques. Dans son livre, plusieurs œuvres témoignent de sa grande ingéniosité en matière d’empêchement et… d’exacerbation frénétique. «J’aimerais que ce voyage réalisé dans mon corps soit d’ordre social, qu’il me dépasse. Je veux voir dans quelle mesure il est possible d’entraîner son système nerveux pour développer la capacité d’identifier, d’évaluer ce que nous ressentons. Ce qui m’intéresse, c’est aussi d’élargir le champ de nos sensibilités.»Fasciné par l’idée de jouir autrement, Bryan Saunders tente de percer les mystères d’un corps dont il devine que le potentiel est absolument infini. Contrairement aux apparences, son travail relève donc d’une véritable ascèse, menée avec une rigueur presque inflexible.
Résultat : des séries d’images fascinantes, répétant en boucle le même motif suivant un schéma toujours différent. Les feuilles blanches, couvertes comme par un sismographe déréglé, vibrent d’une énergie explosive. Un seul organe peut offrir tellement d’orgasmes, suggère l’artiste, en invitant les gens à faire comme lui des expériences, c’est-à-dire à sortir des schémas réducteurs. «Ceux qui contrôlent nos corps ont du pouvoir sur nous, explique-t-il. En contrôlant mes propres expériences je reprends les commandes sur mon corps comme sur un instrument de pouvoir. Réclamez votre corps, libérez l’esprit !»
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