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mardi 11 janvier 2022

Décryptage Entre protocole Covid «inapplicable» et manque d’attractivité: dans les crèches, la couche est pleine

par Estelle Aubin  publié le 11 janvier 2022 

Alors que la CGT a appelé les métiers du soin et du médico-social à la grève ce mardi, les employées des crèches se retrouvent en première ligne de la mobilisation.

Depuis que, début 2020, la crise sanitaire s’est infiltrée entre les murs de la crèche La Lézardière, à Nice (Alpes-Maritimes), l’atmosphère a changé. Les professionnelles du centre – toutes des femmes – décrivent un personnel «anxieux» et «éreinté», au visage «barré d’un masque». «On doit se démultiplier, lâche Sandy Voredini, 43 ans, auxiliaire de puériculture à La Lézardière et syndiquée à la CGT petite enfance. On doit sans cesse choisir entre changer une couche et consoler un enfant. On n’a pas le temps pour faire les deux. Pour bien s’occuper de tous les petits.»

C’est pourquoi, ce mardi, plusieurs employées de l’établissement, comme dans de nombreuses autres crèches de France, ont décidé de participer à la grève nationale des «métiers du soin et du médico-social», à l’appel de la CGT. Pour le syndicat, il était «urgent» de réunir les professions du médico-social, des sages-femmes jusqu’aux animateurs ou aux aides à domicile, à l’occasion de deux journées de mobilisation, le 11 janvier d’abord, le 27 janvier ensuite.

«Dans la mesure du possible»

A commencer par les crèches, mises sous tension par la pandémie de Covid-19. Elles font aujourd’hui les frais d’un protocole sanitaire «peu applicable», selon Sandy Voredini. Une règle y est obligatoire : le port du masque par tous les employés. Toutes les autres sont suivies de la mention «dans la mesure du possible» dans les textes législatifs. Comprendre : la désinfection des jouets, tétines et autres objets ludiques doit s’effectuer «dans la mesure du possible». Le non-brassage des groupes : «Dans la mesure du possible» aussi. Conséquences : le règlement sanitaire n’est pas la priorité des auxiliaires de puériculture.

«Bien sûr, on essaie de faire de notre mieux pour empêcher la propagation du virus, mais on a déjà trop à faire en 24 heures pour prendre en plus en charge les contraintes sanitaires», confesse Sandy Voredini. La faute à la pénurie de personnel, selon elle. A La Lézardière, plusieurs de ses collègues ont quitté le navire, avec des absences plus ou moins longues liées au Covid-19 ou à des burn-out. «Sur le papier, le taux d’encadrement est toujours le même. Mais sur le terrain, la réalité est tout autre. On peut monter jusqu’à onze ou douze enfants sous la coupe d’une auxiliaire», précise-t-elle.

Depuis la loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP), concoctée par le secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, et promulguée en décembre 2020, le taux d’encadrement des enfants a été assoupli. Un adulte peut désormais s’occuper de six bambins, quel que soit son âge, contre, jusqu’alors, cinq bébés qui ne marchent pas et huit enfants qui marchent par adulte. Une mesure «intenable sur le long terme»,s’exprimait Clara (1), directrice d’une crèche privée à Marseille (Bouches-du-Rhône), dans les colonnes de Libération, en mars 2020. A l’époque, la réforme avait provoqué la bronca des personnels de la petite enfance. Ils s’indignaient aussi contre la réduction de 7 m² à 5,5 m² de la surface intérieure minimale par bambin, dans les zones très densément peuplées.

«On n’a plus le temps d’organiser de vrais projets éducatifs. On laisse les gosses errer toute la journée dans la pièce. C’est devenu du gardiennage.»

—  Sandy Voredini, auxiliaire de puériculture à Nice

«Les métiers de la petite enfance ne sont pas assez attractifs. Les travailleurs de la filière sont précaires et pris dans l’engrenage gestionnaire, victimes de la politique d’austérité du gouvernement», s’indigne Delphine Depay, membre de la direction fédérale CGT des services publics, à Libération. Le manque de reconnaissance sociale et salariale et les conditions de travail éprouvantes «ne donnent plus envie à nos camarades de faire ce job», selon elle. Chaque jour, Sandy Voredini s’use un peu plus pour un salaire qu’elle n’estime pas à la hauteur. Elle gagne 1 760 euros net par mois après vingt-deux ans d’ancienneté dans la fonction publique et se lève difficilement de sa chaise. «J’ai l’impression d’avoir 70 ans», rit-elle jaune. Sa carte d’identité en affiche 43.

Chaque soir, son dos tire et ses muscles s’ankylosent. «C’est un métier, usant, autant pour l’esprit que pour le corps», se lasse-t-elle. Et à 99% féminisés. Mais la pénibilité du métier n’est pas reconnue, «à la différence des professions difficiles exercées par les hommes»,estime Delphine Depay. Au quotidien, Sandy Voredini nettoie les tables, courbe le dos, range les affaires, change les couches des petits, âgés de trois mois et demi à trois ans, les nourrit, dans un brouhaha permanent. «On n’a plus le temps d’organiser de vrais projets éducatifs. On laisse les gosses errer toute la journée dans la pièce. C’est devenu du gardiennage», regrette-t-elle, confuse.

«On est des multitâches. Le tout, pour une augmentation de onze euros, au 1er janvier 2022, sur la fiche de salaire, grâce au passage en catégorie B des auxiliaires de puériculture de la fonction publique territoriale, reprend Sandy Voredini. C’est dérisoire, il n’y a que la lettre qui change.» Et d’ajouter : «Les conditions de sécurité des enfants sont difficilement garanties». Et si la prise en charge des tout petits se dégrade, «cela aura un impact inévitable sur leur développement psychique et moteur», prévient Agnès Florin, professeure émérite en psychologie de l’enfant et de l’éducation à l’université de Nantes.

Le compte n’y est toujours pas

Sandy Voredini vitupère contre l’actuel gouvernement. «En 2018, le président de la République avait lancé triomphalement : “les 1 000 premiers jours de l’enfant sont essentiels, c’est là que tout se construit”, mais il n’a pas été à la hauteur de ses promesses», regrette Sandy Voredini. En 2017, le candidat Emmanuel Macron promettait la création de places supplémentaires en crèche pour faire face à une demande d’accueil des parents toujours plus importante.

Cinq ans plus tard, le compte n’y est toujours pas : selon la CGT, seules 15 000 places ont été créées. Il manquerait toujours 200 000 berceaux pour «assurer pleinement la sécurité des enfants», assure Delphine Depay. Au printemps 2020, on dénombrait, dans l’Hexagone, environ 448 000 places en crèche, selon la Caisse nationale d’allocations familiales (CAF).

Un désinvestissement qui «ouvre la voie au secteur privé», alerte Pascale Garnier, professeure en sciences de l’éducation à l’université Paris 13. Les microcrèches pullulent et le soin des enfants «devient une marchandise», dit-elle. Et Sandy Voredini de tirer un constat amer : «Moi, si j’avais encore des petits en bas âge, je ne les mettrais pas dans une crèche publique.»

(1) Le prénom a été changé


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