par Sandra Onana
«Il existe une sorte de pays, très petit, si petit qu’il ressemble un peu à une scène de théâtre. Les habitants sont petits de taille. […] Lorsque “les Enfants” vont dans “la Cour”, ils découvrent, éprouvent la force des sentiments ou la servitude humaine : on appelle cela la récréation.» Ce libellé accompagnait, en 1993, le passionnant documentaire de Claire Simon, Récréations, qui enregistrait les luttes de pouvoir de bambins de maternelle. Fixant entièrement son action dans les murs d’une école primaire, le premier film de Laura Wandel en a digéré le souvenir. De cet âge tragicomique, la cinéaste belge atténue cependant le côté burlesque fou furieux, pour en retenir la blessure. Impressionnant dès son entame, Un monde s’ouvre sur l’étreinte d’un frère à sa petite sœur en larmes, transie de peur pour sa première rentrée des classes. Quand elle lève des yeux suppliants vers son père, seulement discernable à mi-taille, on comprend que le cadre restera vissé aux limites d’une perception enfantine. Inutile de se débattre («J’veux pas y aller !»), car déjà l’histoire commence – elle ne durera qu’une heure et quinze minutes. Plus ne serait pas hyper tenable. Ce qui en dit long sur le degré de fusion établi entre la fiction et les émois de sa petite héroïne, façon papier buvard. Tout en apnée anxieuse, toujours à un battement de cils de fondre en larmes, la novice Maya Vanderbeque (9 ans lors du tournage) impose l’évidence d’une présence sensationnelle. Les grilles de l’école se refermant sur sa silhouette de piaf apeuré semblent tous les jours l’envoyer au feu : son personnage, Nora s’endurcira, se fera petit soldat.
Bouilles d’amour
Si l’on se sent muré dans Un monde comme dans un aquarium, la cour se révèle être un continent. Une société miniature où s’ébattent les puissances contraires du jeu et de la cruauté, de l’intégration et de l’exclusion. Des mœurs inaccessibles aux adultes : quand l’un d’eux surgit d’un coin de l’écran, il y a fort à parier qu’il est à côté de la plaque. Réputé de mèche avec un chantage aux sensations sans foi ni loi au cinéma, le parti pris «immersif» ne s’aborde pas sans méfiances sourcilleuses. On consent à les abaisser parce que le film, à son meilleur, s’offre comme un réapprentissage. Dans la mesure où chaque spectateur, en vieillissant, a forcément échoué à garder le souvenir intact de ses émois d’écoliers, Un monde ne semble exister que pour restaurer la vérité de ces expériences.
Et puis un autre film, plus maltraitant, se tapit à l’intérieur – film de prévention, resserré autour du «sujet de société» qu’est le harcèlement scolaire. Une Nora impuissante assiste ainsi aux violences subies par son frère Abel, souffre-douleur d’une bande de caïds. Tant de tourments infligés à des bouilles d’amour trahissent cette fois l’emprise inflexible du scénario, laissant redouter une issue tragique vers laquelle il ne s’achemine pas forcément.
Une certitude : «Si je me trompais au casting, je savais que le film était raté», nous dit Laura Wandel, rencontrée à Paris pour évoquer la singularité du travail avec les jeunes interprètes. Quatre mois d’auditions en Belgique auront vu défiler 200 enfants. Entorse à la légende du «casting sauvage» : plutôt que de rôder aux sorties des écoles, la directrice de casting, Doriane Flamand, a recouru aux agences de jeunes acteurs (permettant la trouvaille du frère aîné, joué par Günter Duret) et aux annonces sur les réseaux sociaux. Le mythe de l’enfant-révélation, du bout d’essai transcendé par le génie brut d’un héritier de Jean-Pierre Léaud, hante toujours ces moments de chasse.
«Moments volés»
Mais le secret d’Un monde, qui conjure gracieusement la malédiction des enfants têtes à claque au cinéma, réside dans la souplesse de la méthode. «Ils n’avaient aucune scène à préparer pour le casting, explique Laura Wandel. Ma seule demande était qu’ils dessinent leur cour de récré et m’expliquent les jeux auxquels ils jouent.» Outre l’admiration pour la Ponette de Jacques Doillon, et la complicité artistique avec Luc Dardenne (coproducteur de son prochain film), elle souligne combien les photographies du britannique James Mollison, capturant des cours de récré du monde entier, ont nourri sa démarche. «Tout y était. Le terrain de foot au milieu, tout ce qui met en jeu l’organisation sociale, la territorialité des usages…» La hantise d’entendre des «dialogues d’adultes dans des corps d’enfants» a orienté le reste. Trois mois d’impro tous les week-ends en préparation du tournage, sous la conduite d’une orthopédagogue. Fabriquant des marionnettes pour les faire réagir à des situations fictives, les enfants apprennent à se dissocier de leurs personnages. «Je prenais des notes en continu. Leurs idées étaient plus intéressantes que tout ce que j’avais pu écrire.» Pas de lecture du scénario, mais chaque scène leur est décrite pour qu’ils puissent la dessiner ensuite, et se référer à leur propre story-board sur le tournage. Des «moments volés» se sont ensuite glissés dans le maillage du film. «Je sentais parfois qu’il fallait allumer discrètement la caméra, comme dans cette scène aux vestiaires où les filles se disaient des secrets qu’on n’entend pas. Elles ne savaient pas que ça tournait.» C’est aussi ce qu’Un monde ose de plus juste : l’intuition que filmer l’enfance revient à laisser les bribes de documentaire pirater la fiction.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire