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lundi 24 janvier 2022

Les trafiquants de faux passes sanitaires sont-ils des criminels ?


Pierre Terraz publié le 

Avec près de 200 000 faux passes sanitaires mis à jour par la police depuis cet été, un chiffre qui représente seulement une faible part du marché noir total, le trafic de codes QR est devenu en quelques mois l’un des business les plus florissants de l’Hexagone. Mais ce simple délit aux yeux de la loi ne devrait-il pas être considéré comme un crime, du fait de son caractère potentiellement fatal, et de méthodes de production crapuleuses ? Plongée au coeur d’un trafic pas si éthique.

On s’attendrait à devoir montrer patte blanche, être patient, se méfier des arnaques et de la fiabilité de la marchandise qu’on nous vend. En réalité, obtenir un faux passe sanitaire – et désormais, un faux passe vaccinal, pour lequel la méthode de contrefaçon reste inchangée – est un jeu d’enfant, même pour un novice dans ce monde de faussaires. « Nom, prénom, date de naissance, numéro de sécu… et le nombre de doses souhaitées. » Voilà ce qu’il suffit de fournir à un certain « Docteur Franck Thimothé », sur une célèbre application de messagerie sécurisée russe, pour obtenir le sien. L’opération coûte 350 euros, à payer après réception du précieux sésame, par un transfert également anonyme qui peut s’effectuer depuis n’importe quel bureau de tabac.

Côté vendeur, l’opération n’est pas vraiment plus compliquée. Elle consiste à récupérer le matricule d’un professionnel de santé, si l’on ne l’est pas déjà soi-même. Facile : ces numéros à 11 chiffres appelés « codes RPPS » sont disponibles en accès libre sur le site du ministère de la Santé. Ils permettent, après une manipulation supplémentaire mais réalisable par n’importe quelle personne un peu douée en informatique, de s’infiltrer sur le portail « Vaccin Covid », afin d’ajouter une personne à la liste des vaccinés. Une manoeuvre qui serait impossible sans une dernière négligence de la plateforme. Le médecin doit normalement insérer la carte vitale du patient dans un terminal pour confirmer la vaccination, mais l’utilisateur frauduleux peut déclarer une « panne de terminal » afin de saisir manuellement le numéro de sécurité sociale de son client, ainsi que l’identité correspondante. Et voilà que le tour est joué : reste à récupérer son faux certificat de vaccination, un document indétectable même en cas de vérification d’identité.

La justice désemparée

Depuis cet été, les forces combinées de la police nationale et de la gendarmerie seraient tout de même parvenues à découvrir 192 483 faux passes. « 435 enquêtes sont en cours. Celles-ci ont permis de remonter des filières de faux passes sanitaires et concernent, concrètement, plusieurs centaines de personnes », se targue le service de communication du ministère de l’Intérieur. Mais en réalité, « ce chiffre représenterait une part minime de la totalité du trafic, dont l’ampleur réelle reste inconnue, concède Camille Chaize, la porte-parole du ministère. En général, un escroc ne génère pas un seul, mais plusieurs centaines voire milliers de faux passes avant d’être arrêté. »

Le travail d’investigation se fait majoritairement en ligne. « On a des équipes dédiées à la cyber-investigation, comme pour la pédopornographie. L’enquête se fait sous pseudonyme sur les réseaux sociaux », explique Camille Chaize… ce qui voudrait dire que les policiers commanderaient leurs propres faux passes sanitaires, pour ensuite coincer les trafiquants ? « On essaye au maximum de rassembler les preuves sans inciter à la commission d’infraction, promet la porte-parole, mais ce genre d’investigation est un peu spéciale, chaque enquête doit être validée par le parquet au préalable, par précaution. » La police travaille aussi en liaison avec l’Assurance maladie, qui parvient à identifier les anomalies les plus aberrantes grâce à des algorithmes : si un seul pharmacien produit un nombre insensé de passes sanitaires, par exemple. Le problème est qu’il n’existe aucun profil-type pour ce genre d’escroc, qui va du simple hackeur dans sa chambre au professionnel de santé malhonnête. Et le trafic est étonnamment organisé : « On fait face à de petites structures de trois ou quatre personnes, où chacun a sa tâche. Pour l’instant, nous avons identifié clairement trois rôles : celui qui gère les annonces sur les réseaux sociaux, le revendeur qui s’occupe du paiement, et celui qui génère le code QR », raconte un membre d’une brigade dédiée aux enquêtes en ligne.

Face à cette organisation minutieuse, et à cause de méthodes d’investigation limitées, la stratégie gouvernementale tergiverse. Ayant d’abord renforcé les sanctions contre les utilisateurs de faux passes (75 000 euros d’amende et cinq ans d’emprisonnement), ces derniers pourront finalement échapper complètement à la justice… s’ils acceptent de se faire vacciner. Selon un projet de loi récemment adopté, l’acte délictueux sera traité « hors du champ pénal » par l’Assurance maladie, qui sera simplement chargée de remplacer le faux passe par un vrai. « Pas d’enquête, donc pas de sanction », résume Camille Chaize. Une stratégie du repentir qui « assume vouloir pousser un maximum de personnes la vaccination », mais qui semble loin d’incarner l’« emmerdement » promis par Emmanuel Macron aux non vaccinés, plutôt délestés de toute responsabilité pénale, et donc citoyenne.

Le degré zéro de l’éthique ?

Pourtant, le Premier ministre Jean Castex introduisait, fin décembre, une distinction intéressante entre la petite infraction et le délit, plus grave, pour exprimer son désarroi face à de telles pratiques : « C’est beaucoup plus qu’un contournement de la loi républicaine [...] C’est un acte délibéré de mise en danger d’autrui. » En effet, au moins 5% des patients hospitalisés pour une forme grave disposeraient d’un passe sanitaire illégal, selon le ministre de la Santé Olivier Véran« Le faux passe tue, c’est une réalité », concluait-il récemment à l’Assemblée. Sans compter les risques, colossaux, de contaminer une autre personne à son insu.

D’un point de vue légal, cependant, impossible de caractériser l’acte comme un véritable crimeConcrètement, on pourrait appliquer à la fabrication ou l’utilisation du faux passe sanitaire trois types de condamnations : le faux et l’usage de faux, la mise en danger de la vie d’autrui, voire, dans l’hypothèse d’une contamination fatale minutieusement retracée, l’homicide involontaire. Or, ces trois cas de figures sont des délits et non des crimes, car la loi prend en compte « l’absence de volonté de tuer ».

D’un point de vue moral, en revanche, la dimension criminelle de l’acte est une question qui se pose à juste titre. D’abord, parce qu’il s’agit d’un véritable trafic organisé et peu scrupuleux. Si les différents revendeurs contactés prétendent tous, au premier abord, faire partie d’un « groupe d’activistes du corps médical », l’un d’entre eux avoue produire « de manière industrielle », et n’hésite pas à partager librement quelques passes sanitaires trouvés sur une base de données piratée pour rassurer le client. Ensuite, parce que l’échange est toujours tarifé : les revendeurs justifient cela par « le besoin d’argent », ou par le simple fait « d’être des capitalistes », selon leur formule. Rien à voir, donc, avec l’activisme évoqué ou la résistance politique, par nature désintéressés.

Mais le concept plus contrasté de « désobéissance civile », introduit par John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971), pourrait-il correspondre ? « La désobéissance civile peut être définie comme un acte […] contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement », écrit le philosophe américain. Force est de constater que les faussaires gagnent ici un point, et que l’assouplissement récent des condamnations pour les utilisateurs de faux passes relève d’une pression exercée sur le pouvoir par ces indisciplinés radicaux. Pourrait-on imaginer, alors, que « grâce » aux trafiquants, les mesures soient allégées pour tout le monde ? Aussi, la motivation de ces derniers à agir de la sorte – bien que généralement transparente sur l’avantage pécuniaire astronomique que représente le trafic – fait bel et bien référence au principal ressort de la désobéissance civile : le « droit injuste », c’est-à-dire le caractère injuste du droit positif en vigueur. « La majorité d’entre nous n’agit pas politiquement contre le vaccin, mais socialement. Nous cherchons à aider ceux qui, comme nous, pensent qu’on ne devrait pas être soumis à une obligation de la sorte afin de pouvoir se mouvoir librement et exister dans la société », déclare le membre d’un réseau basé à Paris.

Attention, toutefois, à ne pas légitimer trop vite les faussaires. Car deux des grands principes de la désobéissance civile rawlsienne restent aussi que l’acte doit être réalisé publiquement, donc courageusement (c’est justement sa « publicité » qui lui donne sa valeur), et qu’il doit être « non violent ». Or, dans le cas des faux passes fabriqués sous le manteau, la question d’une violence indirecte et insidieuse se pose justement. Enfin, notons que certaines des structures trafiquantes, bien qu’en bas du spectre de la criminalité, restent vraiment au degré zéro de l’éthique : l’une d’entre elles achève de confirmer cette intuition. Celle-ci propose des passes français et suisses, selon la nationalité du client, et collabore avec un médecin dans chacun des deux pays. Le revendeur, qui contacte le client par téléphone, ne connaît pas l’identité de son producteur de codes QR, mais s’efforce de réciter des formules vraisemblablement toutes prêtes. Il est basé au Cameroun – en attestent l’indicateur téléphonique au début de son numéro et un accent prononcé –, touche une commission dérisoire sur chaque passe vendu, et servira d’écran de protection si la cyber-police parvient un jour à entrer en contact avec la filière. Les véritables escrocs, eux, pourront toujours courir.

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