par Marie Piquemal
Elles décrivent ce bal de voitures venues chercher les adolescentes devant le foyer, sans même s’en cacher. Cette impuissance de ne pas savoir comment les retenir, et les voir s’entraîner les unes les autres. A Libération, deux éducatrices dans un foyer pour enfants placés de Seine-et-Marne, racontent, la gorge nouée, l’après, quand les jeunes filles réapparaissent, leurs récits crus – «dix hommes dans la même nuit, faisant la queue dans un Airbnb» – ou leur mutisme, «comme si elles se détachaient de leur corps et que ce n’était pas vraiment elles qui avaient vécu ça». Ces professionnelles dépeignent une réalité longtemps passée sous silence, mais qui prend de l’ampleur : la prostitution des mineurs en France.
«C’est un phénomène qui a commencé en 2015, en progression constante. Mais il y a une vraie envolée, et la crise sanitaire a eu un effet accélérateur», avance Elvire Arrighi, commissaire de police et cheffe de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). Selon elle, les confinements successifs ont fait reculer la prostitution de rue mais ont donné des ailes au proxénétisme caché, qui s’organise en ligne, via les réseaux sociaux et les plateformes de réservation d’hôtels ou d’appartements. Au printemps dernier, Libération avait raconté cette ubérisation de la prostitution, et la façon dont les proxénètes appâtent des ados sur des applications comme Instagram ou Snapchat. Les fermetures de frontières ont aussi joué, mettant un frein aux réseaux internationaux de proxénétisme : les jeunes prostituées venues de l’étranger étant moins nombreuses, la demande s’est reportée sur les prostituées françaises, dont beaucoup sont mineures, explique la commissaire. Sur les 900 victimes de proxénétisme identifiées en France en 2020, 219 étaient mineures, une hausse de 16 % par rapport à l’année précédente. «Et ce n’est là qu’une petite partie de la réalité», prévient Elvire Arrighi. Selon les associations, entre 7 000 et 10 000 adolescents seraient concernés. Depuis la loi d’avril 2021, les clients sont passibles de cinq ans d’emprisonnement si la jeune fille a entre 15 et 18 ans. Si l’adolescente a moins de 15 ans, elle est présumée non consentante : c’est donc un viol, passible de vingt ans de prison. La sollicitation même d’un rapport tarifé est, elle, sanctionnée de dix ans de prison.
«Ma fille est en train de s’enfoncer»
Le gouvernement commence à prendre la mesure du phénomène. Un plan de lutte contre la prostitution des mineurs a été lancé à l’automne, doté de 14 millions d’euros, et une campagne de sensibilisation doit débuter en mars. Un premier rapport, confié à la procureure générale de Paris Catherine Champrenault, a été remis cet été à Adrien Taquet, le secrétaire d’Etat en charge de l’Enfance. Un deuxième doit être rendu ce mercredi, piloté cette fois par une sociologue, Hélène Pohu. Avec toujours le même objectif : cerner le profil de ces ados – en grande majorité des filles entre 14 et 17 ans, mais parfois plus jeunes, 12 ou 13 ans, selon les conclusions de l’enquête (la prostitution des garçons existe aussi, mais est encore plus invisible et difficile à cerner). Beaucoup ont des parcours de vie chaotiques, souvent placées à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Mais il y a aussi de plus en plus de jeunes filles issues de milieux privilégiés, constatent les acteurs de terrain. La chercheuse tente aussi de comprendre comment une adolescente bascule dans la marchandisation de son corps. «On ne tombe pas dans la prostitution, au sens où cela ne se produit pas du jour au lendemain. Il y a toujours des signaux d’alerte», insiste la sociologue Hélène Pohu, qui élabore «un premier outil à destination des professionnels, des parents pour les aider à repérer ces signaux et identifier les comportements à risques». Les fugues à répétition en sont un.
Ce qui surprend surtout, c’est cette impuissance à laquelle sont confrontés parents, éducateurs et services de police. Comme Leïla (1), vivant en Seine-et-Marne, dans l’impasse. «Ma fille est en train de s’enfoncer. Je le vois, j’alerte dans tous les sens pour qu’on nous aide, elle et moi, mais c’est tout l’inverse qui se passe.» Le commissariat l’a envoyée dans les ronces à la troisième fugue de sa fille, aujourd’hui âgée de 15 ans. «On vous répond texto qu’ils sont débordés, et ne cherchent plus les fugueurs habituels. Et qu’elle finira par revenir.» Cette conseillère à Pôle Emploi en veut encore plus aux services sociaux, qu’elle a elle-même sollicités. «Ils ont placé mon enfant pour la protéger mais c’est tout l’inverse : dans les foyers, elle est presque formée à la prostitution !» Sa fille lui raconte ses sorties la nuit, dans des appartements avec ses copines du foyer, qui échangent des services sexuels contre une paire de baskets. Elle, de son côté, n’a jamais reconnu ouvertement se prostituer. Il y a ces coups de téléphone du foyer, régulièrement, pour l’informer que sa fille a de nouveau fugué. A ses questions, la mère s’entend répondre : «Un foyer n’est pas une prison. Nous ne pouvons pas les enfermer. Aux jeunes de prendre leurs responsabilités.» Elle en bégaie de colère. «Ma fille est influençable, elle ne se rend pas compte qu’elle est en danger. Comment protéger les enfants de ça ?»
«Elle n’a aucune conscience d’être victime»
Son témoignage fait écho à celui des parents de Louise (1), 14 ans. «Un matin, elle est partie au collège, comme tous les matins. Le soir, elle n’est pas rentrée. Le début de l’enfer.» Deux jours de panique folle, avant que la police ne la retrouve. Le père : «On est plutôt des privilégiés, on a du travail, une maison près de Paris. On n’a pas imaginé une seconde que notre fille puisse fuguer.» Le puzzle prend forme petit à petit. «Elle a été violée quelques semaines avant sa première fugue, par un adolescent plus âgé qu’elle. Elle se prostitue certainement pour avoir le sentiment de contrôle», imagine la mère. Louise s’est enfuie 54 fois en un an et demi, sans que ses parents ne parviennent à l’en empêcher. Ils ont installé des barreaux à la fenêtre de sa chambre, des caméras de surveillance pour établir des signalements précis aux policiers. Dans leur cas, le commissariat a été proactif, recherchant leur fille sans faiblir. Avec géolocalisation et écoutes téléphoniques, ils interviendront deux fois en flagrance, interpellant ses proxénètes. Deux procès se sont tenus ces dernières semaines, coup sur coup. «Le 80e procès pour des faits de proxénétisme impliquant des mineurs en Seine-et-Marne en un an et demi», comptabilise l’association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE), qui applaudit la mobilisation des magistrats. Louise, elle, n’est pas sortie d’affaire. Depuis la dernière audience, elle reste mutique, dans sa chambre, ne va plus à l’école. «Elle n’a aucune conscience d’être victime», soupire le père, inquiet. «Il est très difficile d’avoir un impact, car elles sont souvent sous emprise. Quand on arrête des proxénètes, il est fréquent de voir les jeunes filles, elles, continuer et se raccrocher à d’autres», explique Elvire Arrighi.
Souvent, les proxénètes ne sont guère plus âgés que les jeunes filles. La petite vingtaine, quand ils ne sont pas eux aussi mineurs. «Le profil type du petit délinquant, qui jusque-là dealait. Il se lance dans le proxénétisme parce que ça rapporte beaucoup d’argent, et que c’est beaucoup moins contraignant», résume Christophe Molmy, chef de la Brigade de protection des mineurs à Paris. Le trafic de drogue, explique-t-il, suppose en effet d’avoir un petit pactole au début pour se lancer et un périmètre géographique qui ne soit pas déjà occupé… En comparaison, vendre les services d’une fille semble très facile – «il y a zéro règle, c’est le Far West». Et ça rapporte gros. Dans les 1 000 euros la journée, 15 000 le mois, nous assure Vanessa (1), 16 ans, qui a accepté de confier son histoire à Libération. Les proxénètes empochent en général la moitié du pactole, et ont, sous leur coupe, quatre ou cinq filles. Les proxénètes les approchent via les réseaux sociaux, en les couvrant de mots doux et leur faisant croire à l’amour. Autre approche qui fonctionne aussi très bien, selon Christophe Molmy : «Certains proposent des «packs» train et chambre d’hôtel compris, en promettant une expérience de vie comme celle de Nabilla ou Zahia. Les gamines rappliquent.» Depuis le mois de septembre, l’ex-chef de la BRI a monté une cellule spéciale au sein de sa brigade, avec sept enquêteurs dédiés. Le nombre de dossiers a quadruplé en quatre ans. Tendance très récente : les proxénètes se structurent, avec des tâches bien réparties. Les rabatteurs, le chauffeur, le régisseur (qui fournit les préservatifs), le chef qui vient récupérer l’argent… 23 réseaux ont ainsi été démantelés par l’OCRTEH en 2020, contre 19 l’année d’avant.
Une centaine d’enquêtes en cours
En interrogeant les policiers comme les procureurs, un élément saute aux yeux : leur travail se concentre sur la recherche des proxénètes, et très peu sur les clients. Pourquoi ? «Ce n’est pas notre point fort, c’est vrai. On a tellement à faire avec les proxénètes»,reconnaît Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République de Bobigny. Sa juridiction est pourtant en pointe sur ces sujets. Depuis 2019, ils sont deux, avec une collègue, à être spécialement missionnés sur le suivi des affaires de prostitution de mineurs. Ils reçoivent deux signalements par semaine, en moyenne. Une centaine d’enquêtes sont en cours. Mais seuls trois clients ont été poursuivis en 2021 devant le tribunal correctionnel. Et un seul a été condamné à six mois de prison avec sursis, les deux autres ont écopé d’une amende. «Il est très compliqué de caractériser les faits et d’arriver à prouver que le client connaissait l’âge de la victime», explique le magistrat. Sans preuve, les clients tombent sous le coup de la loi de 2016 sur la prostitution des majeures, et donc à une contravention de 1 500 euros. Pour éviter des poursuites sans grand résultat, les parquets optent plutôt pour des amendes forfaitaires. Une dizaine de clients ont ainsi été sanctionnés l’année dernière en Seine-Saint-Denis. La hausse de la prostitution des mineures interroge aussi sur le profil des clients. «Qu’on n’aille pas me dire que certains ignorent qu’une petite de 12 ou 13 ans n’est pas majeure. On parle de prostitution mais c’est de la pédophilie», rage la mère de Louise. Elle soulève une question, que partage Simon Benard-Courbon. «Il faudrait s’intéresser de près aux antécédents judiciaires de certains clients, c’est certain.»
Les 14 millions d’euros prévus par le plan du secrétaire d’Etat Adrien Taquet doivent permettre d’élaborer des mesures innovantes, notamment dans la prise en charge des mineures concernées, et sortir de cette impuissance généralisée. Il existe des initiatives locales, portées par les associations, mais elles sont encore disparates et peu connues. En Loire-Atlantique, par exemple, un numéro unique destiné aux parents et aux professionnels est activé depuis septembre, géré par l’Association territoriale pour le développement de l’emploi et des compétences. Léa Messina, chargée de mission, y croit : «Il y a un élan aujourd’hui. Pendant longtemps, on alertait dans le vide. Aujourd’hui, les financements arrivent. Il faut juste que cela continue… On avance pas à pas. On va trouver.»
(1) Le prénom a été changé.
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