Aloïse Jancovici enclenche le minuteur visuel. Sur le cadran blanc, posé sur son bureau, l’enseignante tourne le petit bouton central vers la gauche, faisant apparaître une zone rouge : c’est parti pour vingt minutes d’activité. Au menu du jour : la Révolution. Et cet objectif affiché sur le tableau numérique : «Comprendre comment la monarchie s’est effondrée en 1789.» Après une piqûre de rappel sur ce que sont une monarchie ou les privilèges, les élèves de quatrième Segpa (Section d’enseignement général et professionnel adapté) du collège Epine-Guyon de Franconville (Val-d’Oise) planchent par petits groupes sur des documents historiques.
Un trio de garçons, le manteau sur le dos et le ricanement facile, a hérité d’une dépêche d’époque. Leur mission, ce mardi : identifier le type de document, son titre, sa date et son origine. Pas pressés de lire à voix haute le contenu du texte, ils assurent à la prof que «c’est mieux» si c’est elle qui s’y colle. Elle s’y plie de bonne grâce, puis interroge : «Ça veut dire quoi “entrer en révolte” ?» Un ado a une fulgurance : «C’est comme les gilets jaunes !» La prof exulte : «C’est une super comparaison !» Sur le cadran blanc, la zone rouge rétrécit petit à petit. Il reste dix minutes.
A l’opposé de la salle, un autre trio masculin, plus concentré, planche sur un extrait des Mémoires d’outre-tombe. «C’est quoi “François-René de Chateaubriand”, à ton avis ?» demande l’enseignante. Un élève réplique : «Une adresse.» «François-René, c’est quoi ?» «Un prénom.» Doucement, Aloïse Jancovici amène chaque groupe à décortiquer son document et à répondre aux questions.
En Segpa, les élèves ont été identifiés comme ayant des «difficultés scolaires graves et persistantes». (Cha Gonzalez/Libération)
10 h 10 : la zone rouge a disparu, l’exercice est fini, chaque trio en fait une présentation devant les autres. A cause du Covid, comme dans la plupart des classes de France en ce moment, des élèves manquent à l’appel. Ils ne sont que neuf ce matin-là. En temps normal, ils sont quatorze. Rien à voir avec les effectifs conséquents que l’on retrouve en filière générale. Parce qu’ils ont été identifiés, dès la fin de l’école primaire, comme ayant des «difficultés scolaires graves et persistantes», les élèves de Segpa bénéficient d’un parcours adapté : des petits groupes (seize maximum par niveau), des compétences plus limitées (certains doivent apprendre à lire en sixième), des cours dispensés principalement par des professeurs spécialisés du primaire et, à partir de la quatrième, des ateliers manuels enseignés par des professeurs de lycée professionnel (jardinage, menuiserie…). En 2020, 87 200 élèves étaient scolarisés dans une de ces sections. Une partie d’entre eux est atteinte d’un handicap, entre 20 et 30% à Franconville.
Ça va nous aider dans nos études Malgré eux, ces ados font l’objet d’une websérie à succès sortie en 2016 : les Segpa. Près de 2 millions d’abonnés sur YouTube, des épisodes qui peuvent engranger jusqu’à 21 millions de vues et une adaptation au cinéma dont la sortie est prévue en avril. Au début du mois, la diffusion de la bande-annonce du long métrage , réalisé par Ali et Hakim Boughéraba et coproduit par Cyril Hanouna (ce qui a donné une grande visibilité au projet), a suscité la polémique. Cinquante-cinq secondes d’images d’ados pas bien finauds incarnés par des adultes, maltraités par des parents pas beaucoup plus malins. Tollé.
Des professeurs de Segpa et des parents d’élèves s’insurgent de voir une fois de plus ces jeunes caricaturés . Une pétition intitulée «Non à la dévalorisation des élèves de Segpa» voit le jour, qui réclame «la modification du titre du film et le retrait de toute allusion à l’enseignement spécialisé indispensable dans notre système éducatif», au motif que les élèves de Segpa «peuvent déjà subir du harcèlement, des moqueries, de l’exclusion dans les établissements scolaires», situation que le film risquerait à leurs yeux d’aggraver. L’appel a recueilli plus de 106 000 signatures à ce jour.
«Cette polémique n’a pas lieu d’être. Je ne la comprends pas», s’est défendu Jean-Rachid Kallouche, coproducteur du film, auprès du Parisien . Il revendique la même «veine très positive» que Patients et la Vie scolaire, qu’il a aussi coproduits, estimant qu’il s’agit à chaque fois de films «avec des vraies valeurs, un message, et très drôle. Que les gens regardent d’abord le film au mois d’avril et ensuite ils pourront réagir».
Faïza Abdeddaim est la directrice adjointe chargée des Segpa au collège Epine Guyon. (Cha Gonzalez/Libération)
Parmi les élèves de Segpa de Franconville, les avis divergent. En quatrième, Aymen aime bien la série, il la trouve drôle et ne prête pas attention aux éventuels clichés véhiculés : «Je m’en fiche de ce qu’ils disent.» Nathan, en troisième, a trouvé ça marrant au début, puis n’a «plus calculé» le programme. «Je sais que je ne suis pas comme ça», balaie-t-il. Mais la plupart des ados rencontrés se montrent plus critiques. «Je comprends pas pourquoi on doit faire des films sur la Segpa juste pour que des personnes puissent se divertir. La Segpa, c’est bien pour nos difficultés, ça va nous aider dans nos études et nous rebooster», revendique Mory, en cinquième. Dans la même classe, Naïm assure : «On n’est pas des sauvages, on n’est pas bêtes, c’est juste qu’on a des difficultés.»
«Des parents refusent, ça garde une image négative» Dans l’équipe pédagogique de ce collège, qui a engagé depuis deux ans tout un travail de décloisonnement et de revalorisation de la Segpa, on s’inquiète de l’impact qu’un tel long métrage pourra avoir sur le quotidien de ces élèves aux parcours de vie cabossés, qui n’ont déjà pas une haute estime d’eux-mêmes. «L’image qui va arriver une nouvelle fois, c’est que c’est des débiles qui font n’importe quoi, qui vont monter sur les tables. Alors qu’on essaye de changer cette image», déplore Thierry Alborno, le principal du collège, qui souhaite, lui, que la Segpa «devienne à terme la vitrine de l’établissement».
Aujourd’hui déjà, «d’autres collégiens nous traitent de sales Segpa, on nous dit “Vous êtes trop bêtes.” Ça me fait vraiment beaucoup de peine», confie Mory. Alors la sortie des Segpa sur grand écran, il la redoute : «Ceux de cette école qui vont voir le film, ils vont se dire “ah, ils sont comme ça, les Segpa.”» Bilal, scolarisé en troisième, glisse : «Quand j’entends “les Segpa, c’est au niveau CP”, ça fait mal.»
Dans l'atelier, Louane, en troisième, fait de la maçonnerie. (Cha Gonzalez/Libération)
De fait, leur niveau est moins élevé que celui de leurs camarades de la voie générale. C’est tout le principe. «Ils n’ont pas acquis les fondamentaux [notamment la lecture, ndlr]. Entre une sixième Segpa et une sixième générale, il y a un déficit de niveau de 30%», évalue Faïza Abdeddaim, directrice adjointe chargée de la section.«La troisième Segpa équivaut à mes sixièmes, complète Camille Poidevin, prof d’anglais, qui enseigne dans les deux filières. Ils ont beaucoup de mal à retenir, alors on passe par beaucoup d’images, de répétitions, il y a énormément d’oral. On passe aussi énormément de temps à faire de la discipline en classe.»
Le principal nuance, il assure qu’il ne voit pas beaucoup plus d’élèves de Segpa atterrir dans son bureau. «Oui, c’est plus compliqué pour eux de rester assis deux heures sur une chaise, mais ils ont du respect», tient-il à préciser.
Généralement, l’annonce d’un passage en Segpa est mal vécue. Parce que tout à coup, il faut quitter les copains. Et puis «de plus en plus de parents refusent, ça garde une image négative», regrette Faïza Abdeddaim. Mais les adolescents qui y sont considèrent désormais en majorité que c’est une chance. «Avant, il y avait des trucs que je comprenais pas bien, en maths, j’avais des difficultés. La Segpa, c’est bien parce que, dans une classe de 30, les profs ne peuvent pas aider tout le monde, là ils prennent le temps», loue Nathan. «En primaire, j’avais des difficultés pour lire, se souvient Aymen. Les profs sont là pour nous aider, pas pour nous enfoncer. Ils ne nous laissent pas de côté comme les profs de classes normales où ils ont trop d’élèves.» Louanne, qui souhaite devenir pâtissière, estime quant à elle avoir un avantage par rapport aux autres: elle peut découvrir des métiers grâce aux enseignements professionnels.
«On essaye de tout faire pour les valoriser» Au collège Epine-Guyon sont enseignées les matières «habitat» et «espace rural et environnement» (ERE). Ce mardi matin, les troisièmes sont divisés en deux groupes : le premier réalise des kokedama, des boules végétales faites d’argile et de terre, quand le second manie plâtre et couteau à enduire. «Au moins, c’est concret pour eux. Ils ne vont pas devenir peintres ou plâtriers, c’est pour qu’ils aient des notions», indique Mohamed Belkass, le professeur d’habitat, qui les initie également à l’électricité ou à la plomberie.
Les élèves apprennent à confectionner des «kokedama», des boules végétales faites d’argile et de terre. (Cha Gonzalez/Libération)
Grâce à leurs cours d’ERE, les Segpa contribuent à l’entretien des trois hectares de parc du collège, fleurissent l’établissement et ont même vendu leurs plantes lors d’un marché de Noël destiné aux personnels. «Ils étaient hyper fiers, savoure le principal Thierry Alborno. On essaye de tout faire pour les valoriser.»
Alors qu’ils suivaient leurs cours dans un bâtiment à l’écart, les élèves de la section ont été rapatriés au sein du collège, pour faciliter leur intégration. Ensuite, chaque classe de Segpa est désignée par une lettre, comme les autres, et non en tant que «sixième Segpa» ou «cinquième Segpa». Ce qui est loin d’être un détail, mais qui semble-t-il échappe encore à certains surveillants.«Ils disent “les Segpa” alors qu’on est la troisième E», s’agace Louanne. «C’est un peu gênant de dire “les Segpa” devant tout le monde», glisse la discrète Malika.
L’équipe pédagogique multiplie également les périodes de brassage entre filière pro et filière générale, en particulier en sport et en arts plastiques. «Dans plusieurs collèges, des collègues disaient : “Il y a les Segpa et les normaux.” Ici, il y a un vrai travail pour intégrer les deux filières», apprécie Bertrand Naivin, prof d’arts plastiques, qui estime que, dans sa matière, les élèves «font un super boulot». Les troisièmes Segpa ont par ailleurs appris à des sixièmes «classiques» comment s’occuper de plantes, au sein de leur atelier. «C’est important dans le regard de faire des projets en commun», défend Faïza Abdeddaim.
Mais l’établissement veut aller plus loin, en rénovant intégralement ses plateaux techniques, où sont enseignées les matières professionnelles. Nouveau matériel, fab lab, serre connectée… L’espace se veut ultramoderne et ouvert aux collégiens de la voie générale. Le projet a été validé par le conseil départemental et l’enveloppe va tutoyer les 900 000 euros. «Le collège a 50 ans, c’est une passoire thermique, il y a de l’amiante : commencer la réhabilitation par la Segpa est un signal», vante Thierry Alborno. Avec un objectif commun, résumé par Faïza Abdeddaim : «Restaurer l’estime de ces élèves qui ont été abîmés.»
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