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samedi 22 janvier 2022

Se faire greffer des testicules de singe ?


«Les 400 culs»


par Agnès Giard

publié le 22 janvier 2022
En France, cette chirurgie connue sous le nom de «méthode Voronoff» a obtenu un succès tel qu’elle a valu à son créateur la légion d’honneur. La transplantation de glandes séminales était censée rendre plus viril.

En 1889, le physiologiste français Charles-Edouard Brown-Séquard (1817-1894) note que les castrats ont «une activité intellectuelle appauvrie» et qu’ils sont physiquement débiles. On observe de semblables faiblesses chez «les hommes qui abusent du coït ou qui se livrent à la masturbation», écrit-il. Brown-Séquard en déduit que l’énergie vitale provient du sperme : plus il y en a dans les testicules, plus l’individu est fort. Dès lors, pourquoi ne pas s’injecter du jus de testicules ? Dans un ouvrage foisonnant consacré aux plus belles pages de l’andrologie – Faire et défaire la virilité (éditions PUR) – l’historienne Elodie Serna retrace les débuts parfois baroques de la science dédiée à l’appareil génital masculin… Parmi les expérimentateurs figurent de grands noms de la médecine, dit-elle, dévoilant l’aspect tantôt loufoque, tantôt inquiétant des «progrès» scientifiques en matière de sexualité. Commençons par Brown-Séquard.

Injection contre «l’anémie spermatique»

Brown-Séquard était déjà connu pour son goût des essais bizarres. Lorsqu’il succède (en 1878) à Claude Bernard à la chaire de médecine au Collège de France, ce neuropathologiste s’est distingué en essayant de greffer une seconde tête à un chien. Il a aussi essayé de ressusciter un guillotiné en lui pompant du sang dans le cerveau. L’âge venant, Brown-Séquard constate une diminution de son énergie sexuelle. Comment y remédier ? Partant de l’hypothèse que les testicules contiennent la puissance vitale des êtres, il décide de tester sur lui-même une solution contenant des extraits de testicules de chien et de cochon d’Inde (deux animaux connus pour leur fertilité). En 1889, alors âgé de 72 ans, il s’injecte ce «broyat de testicules» et s’émerveille : le désir est de retour. «Il encourage ses collègues âgés à s’injecter le liquide testiculaire et en fournit à plus de 1 200 médecins, rapporte Elodie Serna. De Paris à New York, en passant par exemple par Genève, Budapest, Mexico, ou encore Melbourne, son traitement est mis à l’épreuve. On sait maintenant que ce n’est qu’un placebo.» Peu importe, ça marche.

Elixirs et luxure : un marché juteux

Initiant l’«opothérapie» (thérapie par le suc de glandes animales) et commercialisant son liquide sous le nom de «séquardine», Brown-Séquard fait scandale. Certains collègues s’indignent que la médecine soit ainsi dévoyée, mise au service des plus bas instincts. Mais le marché est trop «juteux» (suivant les termes de l’historienne) pour arrêter le processus. L’endocrinologie voit le jour à la faveur d’un immense engouement pour le «liquide orchitique» (concentré testiculaire), présenté comme une sorte de carburant organique au moment même où de nouvelles énergies – pétrole, électricité, gaz – sont utilisées pour faire fonctionner ces machines magiques que sont les voitures et le téléphone. A l’aube du XXe siècle, l’euphorie règne dans un monde où circulent en vente libre des élixirs fabriqués à partir de «jus de béliers, de chiens, voire de cochons»…

Thérapies de rajeunissement

S’inspirant de Charles Brown-Séquard, de nombreux médecins consacrent leurs travaux aux prétendues vertus revitalisantes du testicule. A Vienne, le Pr Eugen Steinach (1861-1944) développe dès les années 1910 l’idée que la vasectomie pourrait stimuler la production des «sécrétions internes» (les hormones), avec des effets galvanisants. Un ouvrage de vulgarisation médicale annonce en 1920 : «Nous savons maintenant, de façon définitive, que le fonctionnement anormal des glandes endocrines peut transformer un saint en un satyre.» Pratiquée dans toute l’Europe, la «steinachisation» devient le nec plus ultra de la chirurgie sexuelle. Mais en France, cette opération ne connaît pas un très grand succès. Elodie Serna : «Elle y est éclipsée par un autre procédé de rajeunissement, la méthode Voronoff qui consiste à se faire greffer des fragments de testicule de singe dans le scrotum et qui convainc elle aussi des hommes âgés fortunés.»

Greffe testiculaire

La méthode mise au point par Serge Voronoff (1866-1951), directeur du laboratoire de chirurgie expérimentale au Collège de France, relève de l’art de la joaillerie : il incruste des lamelles de testicule animal sur les bourses d’un humain. Sa première démonstration a lieu en juin 1920… «On sait aujourd’hui que les greffons étaient rejetés, commente Elodie Serna. Pourtant la communauté scientifique admet alors globalement la réussite du procédé et Voronoff convertit de nombreux confrères.» Des milliers de greffes sont pratiquées en suivant sa méthode. Voronoff devient la coqueluche du Tout-Paris, et reçoit la légion d’honneur. Une clientèle internationale très fortunée lui permet d’ouvrir deux cliniques spécialisées, l’une dans la capitale, l’autre sur la Côte d’Azur. La liste des «hommes singes» reste un secret médical mais la rumeur veut qu’elle compte Sacha Guitry, le Willy de Colette et même Charles Maurras (qui se serait fait greffer deux fois).

Trafic

Le problème, c’est que les testicules de singes coûtent cher et qu’il y a souvent rejet du greffon. Quelles sont les alternatives ? Voronoff examine sérieusement l’idée de se procurer des testicules humains. Il reçoit des propositions de la part de grands blessés de guerre, tétraplégiques, prêts à céder des glandes devenues inutiles en échange d’argent. Comme la loi française l’interdit, Voronoff refuse. Mais il existe des pays moins regardants sur le trafic d’organes et sur les castrations. Aux Etats-Unis, des milliardaires s’offrent des greffes de glandes prélevées sur les suicidés et les condamnés à mort. Les moins fortunés optent pour des greffes testiculaires de bouc ou de cheval. Dans les campagnes du Nebraska, certains charlatans proposent des greffes de glandes animales entières et font fortune en mutilant leurs patients. L’industrie du dopage génital atteint ses limites. Dès les années 30, la glande-mania prend fin dans une atmosphère de scandale. Fin d’une époque. Fin d’un rêve ?

Faire et Défaire la virilité. Les stérilisations masculines volontaires en Europe dans l’entre-deux-guerres, d’Elodie Serna, éditions Presses universitaires de Rennes, novembre 2021.

Prospectus d'un concert de jazz en 1925.

 

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