Des travaux d’intérêts généraux aux bracelets électroniques, ces peines, si elles permettent d’éviter l’enfermement, sont souvent vécues comme une violence par les condamnés. Les chercheurs Fabien Gouriou et Olivier Razac ont recueilli leur parole dans un ouvrage.
A l’approche de chaque présidentielle, une même ritournelle que l’on pourrait résumer ainsi : la France serait laxiste avec ses délinquants ; en dehors de la prison, pas de salut. C’est oublier la diversité de l’arsenal répressif existant, dont les mesures dites «alternatives» à l’enfermement. Sursis probatoire, bracelet électronique, travail d’intérêt général… La France y recourt de façon croissante. Elle caracole en tête au niveau européen, au côté du Royaume-Uni : en septembre 2021, 168 119 personnes étaient suivies en «milieu ouvert». Pensée pour mieux prévenir la récidive et s’extraire du «tout-carcéral», la probation n’empêche pas l’Hexagone − comme le Portugal, la République tchèque ou la Pologne − de conserver un taux d’incarcération élevé (105,3 pour 100 000 habitants). Et des prisons surpeuplées (69 992 détenus en décembre). Dans Eprouver le sens de la peine, expériences de vies condamnées (1), paru en janvier, Fabien Gouriou, docteur en psychologie, et Olivier Razac, maître de conférences en philosophie à l’université Grenoble-Alpes, donnent voix à ceux qui font l’objet de ces peines sans barreaux : 40 hommes et 6 femmes, suivis dans 8 services pénitentiaires d’insertion et de probation, des zones rurales aux villes. Comment vivent-ils cette sanction et quel sens lui donnent-ils ? Les deux chercheurs, qui ont coécrit l’ouvrage avec Jerôme Ferrand, maître de conférences en histoire du droit, répondent à Libé.
Qu’est-ce que la probation et quel objectif poursuit-elle ?
Olivier Razac : La probation vient du latin probare, qui signifie tester, mettre à l’épreuve. Ce régime de peine a été pensé en réaction, voire en opposition à la prison. Il se veut progressiste, humaniste et vise à la réinsertion. Il permet de sanctionner dans la société, sans enfermer ou isoler, en mettant à l’épreuve la capacité à tenir un régime de vie soumis à un chapelet d’obligations, de justifications, d’interdictions et d’autorisations possibles, de manière plus ou moins individualisée. Les principales obligations sont le travail et le soin, mais aussi celle d’indemniser les parties civiles. Surtout, c’est un régime particulier qui repose sur une forme d’acceptation et de participation des condamnés, ce qui n’est pas le cas de la prison. La mesure la plus utilisée est le sursis probatoire (ex-sursis avec mise à l’épreuve), suivie du placement sous surveillance électronique et du travail d’intérêt général (TIG). En France, la probation est la modalité majoritaire de sanction pénale. Et pourtant, son expérience reste peu connue.
Pour désigner ces peines hors les murs, on parle aussi de mesures «alternatives», ce que vous discutez. Pourquoi ?
O.R. : Il faut casser l’illusion tenace que c’est une alternative à l’incarcération. Dans nombre de pays, le développement des peines de probation − présentées aux condamnés comme un cadeau qui leur est fait − vient s’ajouter aux peines de prison. La première tâche théorique est de casser cette chimère, qui vient neutraliser l’émergence de toute critique possible de la probation. Ce n’est qu’à la condition de penser que la probation ne vient pas à la place, mais en plus de la prison, que nous pouvons nous concentrer sur son expérience, sur ce qu’en disent ceux qui la vivent. Car c’est un paradoxe fondamental : ni la pensée ni le ressenti des condamnés ne sont pris en compte dans le fonctionnement de la justice.
Fabien Gouriou : C’est le pari que nous avons tenté : ne pas penser le pénal à la place des condamnés, mais plutôt éclairer le pénal à l’aune de leurs propres réflexions sur ces sanctions pénales dont ils sont l’objet.
D’ailleurs, dans l’imaginaire collectif, ces peines sont souvent considérées comme légères, voire laxistes. Votre ouvrage tord le cou à cette idée reçue.
F.G. : La probation est toujours pensée comme une chance, celle de ne pas être détenu. Elle est d’ailleurs entièrement indexée sur cette menace : un écart, et vous risquez d’aller ou retourner en prison. Evidemment, le fait d’être dehors est mieux que de faire l’expérience carcérale dont on sait la série de ruptures qu’elle occasionne. Mais il ne faut pas comprendre pour autant la probation comme une peine plus douce : quand bien même elle s’applique à l’extérieur, celle-ci implique une reconfiguration intégrale de l’existence.
Quelles sont les conséquences sur les vies des condamnés ?
O.R. : Cela produit d’abord une dramatisation des difficultés du quotidien que, par ailleurs, tout le monde rencontre. Parce que derrière, il y a à la fois la menace d’une incarcération et la menace du stigmate, de l’exclusion sociale qui va avec. Toute contrainte devient une contrainte pénale.
F.G. : Cette notion de «colonisation» pénale du quotidien, c’est-à-dire le fait que tous les éléments de la vie ordinaire sont reconfigurés par le pénal, m’a frappée.
O.R. : Je pense à cet homme qui parlait avec son conseiller d’insertion et de probation de son aménagement de peine. Au cours de la discussion, toute une série d’éléments se trouvent reconfigurés : il s’est marié, c’est un bon point ; il a un projet de déménagement, c’est un bon point ; ils ont eu un enfant, c’est un bon point… Bien sûr, il n’a pas fait un enfant pour obtenir cet aménagement de peine. Mais, dans sa situation, il verra forcément le sens de cette naissance reconfiguré à la lumière de sa demande auprès du juge d’application des peines. Il y a une pollution systématique et inévitable du quotidien par le pénal. Pour quelle raison ? Précisément parce que ce sont des peines à l’extérieur, qui vont mobiliser toutes les dimensions de l’existant. Il faut témoigner en permanence d’un effort de conformité à ce que la justice requiert.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les récits des condamnés ?
F.G. : Une phrase nous a pourchassés d’entretien en entretien : «C’est un truc qui rend fou.» Les contraintes et aménagements que les peines probatoires impliquent en termes d’organisation, les conséquences sur la vie de famille, sur le regard des gens et les relations sociales… La probation plonge les gens dans des situations quasi impossibles.
Comment se manifestent ces injonctions paradoxales ?
O.R. : On va vous interdire d’exercer une profession, de prendre votre voiture, de déménager, de sortir du pays, de fréquenter tel ou tel lieu, telle ou telle personne, etc. Et en même temps, on va vous obliger à faire des choses qui entrent en conflit avec ce qu’on vous a interdit. Prenons l’obligation de travail : alors même que votre permis est suspendu, que vous avez un casier judiciaire ou que vous êtes soumis au port d’un bracelet électronique, vous allez devoir trouver du travail. C’est déjà difficile pour tout le monde, mais là, la difficulté est renforcée. Donc, la même mesure produit une injonction à travailler et, en même temps, gêne énormément, voire bloque l’accès à ce travail.
Vous soulevez ainsi un «double paradoxe» chez les probationnaires…
F.G. : Une très grande majorité acceptait le principe de la punition en tant que tel, ce qui paraît assez contre-intuitif. Le problème, ce sont ses modalités d’application. Même si le principe de la peine est accepté, son épreuve est vécue comme une injustice : c’est le premier paradoxe. Le deuxième, c’est que la dette qu’on a contractée, du fait de la transgression, restera impossible à payer.
O.R. : Ils voudraient que la peine fonctionne, c’est-à-dire qu’elle leur permette de passer d’une situation de condamné à une situation de non-condamné. Or ils ont le sentiment qu’ils ne s’en sortiront jamais. D’autant plus que la probation se caractérise par une temporalité morcelée et incertaine, plus diluée que celle de la prison dont la violence corporelle et psychique est extrêmement concentrée.
Comment s’adaptent-ils ?
F.G. : Une première position consiste à en faire le minimum en attendant que ça passe. Une deuxième est plutôt dans la réappropriation subjective de ces contraintes. Certes, je m’engage dans quelque chose pour m’acquitter d’une obligation − trouver un travail ou une formation, avoir un suivi thérapeutique, etc. − mais je le fais pour moi, pas pour eux. C’est complètement déconnecté du pénal.
O.R. : Dans les deux cas, on a affaire à deux types de fuite par rapport à l’action du pénal. Soit la personne considère qu’il ne se produit rien, soit elle considère que s’il se produit quelque chose, ce n’est pas grâce à la justice. Bien sûr, il faut nuancer : certains agents de probation vont réussir à construire des projets avec des condamnés, d’autres probationnaires vont rebondir sur la condamnation pour opérer des changements de vie. Mais c’est une tendance, ces deux attitudes de passivité et de dépénalisation témoignent que la justice pénale ne fonctionne pas.
Est-ce à dire que la probation, dont on sait qu’elle est plus efficace que la prison contre la récidive, ne servirait à rien ?
O.R. : Disons qu’elle ne tient pas ses promesses ni ses prétentions. Elle apparaît au contraire comme l’extension d’une répression sociale, qui vise d’abord des populations précarisées et marginalisées, et ne fait qu’aggraver la situation des gens et ne produit pas de rétablissement de la justice ni de règlement des conflits.
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