Par Ariane Chemin Publié le 17 janvier 2022
RÉCIT Quarante ans après l’abrogation du « délit d’homosexualité », « Le Monde » revient, dans une série d’articles, sur une époque où les gays étaient traités en parias. L’une des victimes de cette répression, Bernard Bousset, se souvient de son calvaire.
Sur la sonnette, deux lettres : « BB ». Il faut écouter attentivement Bernard Bousset dérouler sa vie « bien remplie » pour comprendre le pied de nez très personnel contenu dans le choix de ces deux initiales. Simple, chaleureux, l’ancien patron de bar se cale au fond d’un des canapés de son appartement de la rue des Archives, à Paris, juste au-dessus du bar gay qu’il possède depuis 1996. « Quand il m’arrive de raconter aux jeunes que je suis passé au tribunal uniquement parce que j’ai couché, à 23 ans, avec un garçon qui en avait 18, ils me regardent comme si j’étais un dinosaure, raconte-t-il sans chichis. Ils me disent : “Mais c’est pas possible, t’as 100 ans ?” » Non, Bernard Bousset n’en a que 80, mais il a grandi loin de Paris, « à une époque où… » Il ajuste ses lunettes rondes et lisse ses cheveux gris : « Vous avez le temps ? Je vais vous raconter ma vie de pédé. »
Il naît au début de la guerre, à Dax, d’un père landais directeur d’hôtel et d’une mère basque, qu’il perd à l’âge de 12 ans. D’elle, il garde en mémoire son vélo, ses chaussures compensées en liège (ce matériau des temps de guerre), la coiffure haut perchée des élégantes de l’époque… Elle s’inquiète de sa fragilité, le gâte et le bichonne. « Elle me trouvait un peu pâle, et je me souviens qu’elle me mettait du rose aux joues avant d’aller au cinéma. » Deuil de sa mère. Chagrin à l’infini.
Son père voyage trop pour s’occuper de lui et de son frère aîné, qui vient d’intégrer le séminaire. Bernard ne peut pas vivre seul à Villa Solitude, la maison familiale proche de la sous-préfecture. Les franciscains de l’école Jeanne-d’Arc de Dax acceptent de l’accueillir en dehors des heures de cours et malgré l’absence d’internat : « Par charité chrétienne, et parce que mon père faisait des chèques. » L’enfant suit la messe avec les curés dès l’aube, dîne avec eux, passe les week-ends seul en leur compagnie.
« Et c’est là qu’un jour, bah, comme on dit aujourd’hui, j’ai été violé. Lorsque mon père est venu me chercher pour les vacances, je lui ai dit : “Papa, il y a un curé, il vient la nuit dans ma cellule, il me touche, il me tripote, dans la bouche et tout…” Je ne savais pas ce que c’était, je comprenais seulement que ce n’était pas naturel. En réponse, vlan, vlan, j’ai reçu deux gifles. »Double peine. « J’étais forcément un menteur, ou même un coupable. Je ne lui ai jamais pardonné. Je ne suis pas allé à son enterrement. »
« On ne parlait pas de ça »
Bernard Bousset entre dans l’adolescence au milieu des années 1950, celles du conformisme étouffant, où la morale tente de mettre un couvercle sur l’extravagance des mœurs.« Je ne savais pas ce qu’était l’homosexualité, ni même la sexualité, d’ailleurs. J’ignorais comment on faisait les enfants. La première fois où j’ai vu la télévision, c’était pour le couronnement de la reine d’Angleterre, en 1953, mais, de toute façon, on ne parlait pas de ça. J’avais conscience d’être différent, mais je ne comprenais pas. Je ne pouvais me confier à personne, puisque même mon père m’avait giflé. Les gens comme moi étaient lâchés au milieu des fauves. Ça été le début d’un calvaire qui a duré jusqu’à mes 21 ans. »
Pour le « viriliser », son père décide de l’inscrire dans un centre d’apprentissage hébergé dans le petit château à quatre tours à Peyrehorade, entre Dax et Bayonne. Le voici en section « menuiserie ». « Pour moi qui était un peu efféminé et pas très manuel, c’était difficile. » Nous sommes alors en 1959, en pleine Bardotmania.
Avec ses initiales, « BB », Bernard Bousset devient la cible des moqueries. Les élèves, mais aussi les profs, l’appellent« Brigitte », comme l’actrice. « Dans la cour de récréation, les grands me lançaient : “Brigitte, on te demande à l’infirmerie.” En réalité, c’était un guet-apens. Ils m’attendaient en haut de l’escalier en colimaçon et m’ordonnaient : “Mets-toi à genoux !” Aujourd’hui, ça aussi on dirait que c’est du viol. »
L’adolescent songe à se suicider. « Comme je ne me voyais pas aller à la pharmacie, j’étais allé quelques jours plus tard acheter de la Taupicine à la droguerie, en expliquant que je devais traiter un jardin envahi par les taupes. J’ai caché la boîte de poison dans le dortoir du centre d’apprentissage. Ils l’ont découverte, ils ont appelé mon père et m’ont chassé. » Nouvelle école, nouvelle filière : le secrétariat. A Dax, chez Ducasse, un cours privé pour apprendre la comptabilité, la sténo, la dactylo.
Il vit l’année scolaire avec sa grand-mère, désormais installée Villa Solitude. L’été, il rejoint sa tante maternelle à Vichy (Allier). Mais, cette année-là, la tante écrit à la grand-mère une lettre pleine de sous-entendus : « Garde Bernard pour les vacances, je ne veux pas qu’il vienne ici faire ses saloperies… » Il passe donc ses congés à Dax, une ville où les rugbymen se sentent dans les rues comme chez eux. « Je me faisais traiter de “tapette”. Quand je voyais arriver des garçons, je filais. Je rasais les murs, je vivais claustré. » Un jour, un beau jeune homme sonne à la porte. Il cherche Bernard, qu’il n’a plus vu depuis un moment. « Je me suis caché et j’ai dit à ma grand-mère : “Réponds que je ne suis pas là.” » Elle s’exécute, mais soupire : « J’en ai marre que tes coqs te courent après. » Une lame lui perce à nouveau le cœur.
Le coup du foulard
Ce garçon qui s’ennuie de lui est le fils d’un riche propriétaire de la ville. « Je devais avoir 18 ans. Il m’avait repéré parce qu’à l’époque j’étais mignon et peut-être un peu efféminé. On était sortis ensemble dans les meules de foin. » Le jeune homme a déjà fêté ses 21 ans, conduit une Floride et monte à cheval. Avec ses copines de chez Ducasse, Bernard va admirer ses reprises, trots et galops au parc de l’hôtel des Baignots.
Mais, un jour, le jeune cavalier est découvert blessé au pied de la colline Tuc d’Eauze, la mâchoire cassée, les deux bras fracturés. A-t-il été repéré avec Bernard lorsqu’il passait le prendre en voiture, à la sortie des cours ? « J’y pense très souvent. C’était ma première histoire, et je ne l’ai jamais revu. Peu après, la Villa Solitude a vu ses carreaux cassés à coups de cailloux. J’ai pris peur, je me suis dit qu’il allait aussi m’arriver quelque chose et, en 1961, à 20 ans, j’ai décidé de quitter Dax. »
1961, c’est aussi l’âge du service militaire. Appelé à Périgueux, Bernard Bousset fait ses classes chez les dragons, qui veulent l’expédier en Algérie, mais il se fait réformer : « Je m’étais ouvert les veines, on m’a envoyé à l’hôpital militaire de Bordeaux. »
Par une cousine, il trouve du travail aux archives de la caisse régionale de Sécurité sociale. « Un vent de liberté ! Dans cette grande ville, je devenais transparent, c’était formidable. » Il découvre le monde parallèle des homosexuels, celui des seuls lieux qui lui sont réservés : la nuit, les jardins publics et les squares, ainsi que quelques bars clandestins, mouvants et éphémères, souvent hors de Bordeaux. Bernard est craintif et, comme il n’a pas encore atteint la majorité – elle est alors à 21 ans –, fait les cent pas devant la porte de ces établissements mal éclairés, histoire d’engager la conversation avec ceux qui en sortent. Puis il se risque peu à peu dans le centre-ville.
La patronne du Fuxéen, un minuscule bar homo proche de la place Gambetta, finit par le laisser entrer. « J’étais mignon, j’attirais les clients », explique-t-il modestement. Chez elle, il n’y a jamais d’embrouilles. « Elle devait avoir des connivences avec la police. Elle notait de temps en temps des noms ou demandait la carte d’identité d’un homme qui faisait bien ses 50 ans en expliquant : “C’est pour moi, pour mes statistiques.” Un jour, je lui ai posé plus directement la question, et elle m’a répondu : “Bah, pourquoi tu crois que je reste ouvert ?” Elle devait sans doute donner des noms, c’était le prix de sa tranquillité. »
Il y a un juke-box au Fuxéen. Chaque client peut choisir sa chanson. « Je m’en souviens encore, s’enthousiasme soudain Bernard Bousset, à chaque fois que je rentrais, un garçon faisait jouer une chanson de Piaf, T’es beau, tu sais... C’était une manière de dire : “Voilà, tu m’intéresses, viens prendre un verre.” On était pas obligés de répondre à l’appel du pied, mais cette façon de draguer à l’époque, subtile, discrète, me plaisait beaucoup : mettre un disque pour faire comprendre à tel garçon qu’il nous plaisait. »
D’autres codes seront plus tard en vigueur, dans la rue cette fois : des foulards de différentes couleurs, glissés dans la poche arrière du pantalon. « Le rouge, c’était : “Tu m’intéresses” ; le jaune, une autre pratique sexuelle ; il y avait encore une couleur différente pour dire qu’on était actif ou passif. Bref, quand on voyait un garçon avec un foulard rouge dépassant du jean, eh bien, on avait compris. »
Mésaventures bordelaises
Bernard fait l’expérience des marges, avec ses rites et ses codes. Pour se donner rendez-vous, « tout se faisait par le téléphone arabe. » Il évite les pissotières, depuis longtemps les principaux lieux de drague. « Déjà, je n’aimais pas ça, mais, en plus, on pouvait tomber sur des “truqueurs” : des gens qui traînaient là pour casser du pédé et leur soutirer de l’argent. C’était un délit de fréquenter les moins de 21 ans, et donc c’était très dangereux d’être homosexuel ! Un petit pépin avec la police ou avec un voisin, tout de suite on risquait le chantage. En province, on nous voyait comme des délinquants. Moi-même, dans mon esprit, j’étais presque un assassin ou un voleur. On se faisait taper, mais impossible d’aller se plaindre à la police, parce qu’elle répondait : “Ecoutez, vous êtes pédé, vous l’avez bien cherché !” »
Les policiers, il les fuit, depuis quelques mésaventures dans les bars bordelais. « Ils arrivaient avec trois, quatre paniers à salade, bloquaient les issues, et nous embarquaient. On appelait ça des rafles. Nous étions terrorisés. Est-ce qu’on allait partir en prison ? Nous nous sauvions comme des voleurs par les fenêtres, n’importe où dans la campagne. »
Un vendredi soir, le jeune Bernard n’a pas le temps de sauter dehors et se fait coincer. Direction le commissariat : photo, relevé d’empreintes… « Comme si on avait cambriolé la Banque de France. » Parce qu’il se trouvait dans une boîte où il n’y avait que des garçons, il passe le week-end au poste, avec une soupe, sur une banquette en béton, « Ils me disaient : “Sale pédé, tu vas voir, pour toi, c’est fini. On va appeler tes parents !” »
« Qu’est-ce qu’on avait fait de mal ? On était entre nous, à s’amuser, boire une bière ou du whisky. La drogue n’existait pas, en ce temps-là, ni le poppers », un euphorisant sniffé dans des flacons. Le lundi, Bernard est relâché. Mais il sait qu’après une arrestation le commissariat ne prévient pas seulement la famille, mais parfois aussi l’employeur. « On pouvait perdre son logement, et même son travail, simplement parce qu’on était homosexuel. »
Dès son retour à la Sécurité sociale, Bernard apprend d’ailleurs son licenciement. Il se tourne alors vers un copain, un jeune homme grand et effacé, un coiffeur rencontré lors de son bref séjour à l’hôpital militaire bordelais : Gérard, dit « Gégé », réformé comme lui. Plus qu’une simple relation, l’amitié d’une vie. « Il coiffait la femme du colonel, mais aussi les putes durant ses permissions. » Puisque Bernard n’a plus de boulot, les deux compères décident de quitter le Sud-Ouest et s’installent chez les parents de « Gégé », à Toulon, pour trouver du travail. Les sixties sont le temps béni du plein-emploi. A Saint-Tropez (Var), « Gégé » devient le coiffeur de Brigitte Bardot. « Elle l’appelait “ma Perruque”. C’était l’époque des choucroutes qu’on crêpait, vous voyez ? »
« Bousset Bernard, à la barre »
Bernard décroche lui une place de vendeur saisonnier dans une boutique de vêtements sur le port. Il y passe quatre mois l’été, puis quatre mois l’hiver dans sa boutique jumelle, à Megève (Haute-Savoie). « Là, j’avais peut-être 23 ans, j’ai rencontré un garçon de 18 ans que j’avais invité à passer la soirée avec moi. On avait pris un bain ensemble, on s’était amusés, il était resté dormir. » Lorsque Bernard se réveille le lendemain matin, sa montre a disparu. « Il m’avait volé tout ce que j’avais, argent, bagues, parce qu’à cette époque j’étais un peu folle. » Au commissariat de Megève, un policier fort aimable prend sa plainte et l’interroge : « Comment était le garçon ; comment s’appelait-il ; patin couffin… »
Quelques jours plus tard, un autre policier annonce à Bernard que ses bijoux ont été retrouvés. Le jeune homme se rend à la convocation, récupère ses bagues rangées dans un des fameux foulards, et annonce qu’il retire sa plainte. Mais, au moment de s’en aller, le commissaire l’arrête : « Non, monsieur, restez là. Vous savez que le jeune homme était mineur ? » « Je ne l’ai pas forcé, il est venu avec moi », se défendBernard. Le commissaire : « Monsieur, c’est un détournement de mineur. Vous allez être convoqué par la justice. »
Plusieurs mois plus tard, Bernard Bousset est convoqué au tribunal, en Haute-Savoie. Des décennies après, il n’a toujours rien oublié de la « trouille » qui lui prend le ventre, la veille de l’audience, au moment de monter dans le train pour Bonneville. « J’avais réservé une chambre d’hôtel et pris un avocat, mais je me suis rendu compte qu’il n’avait pas ouvert le dossier. Je me suis dit que j’étais foutu. Je me suis rendu au tribunal comme vers la guillotine. J’avais tout réglé, tout rangé pour la prison. Pour moi, je partais et je ne revenais pas. »
A l’heure de l’audience, il découvre une salle pleine à craquer : « Des gens qui comparaissaient pour le tracteur qui avait écrasé une poule, des problèmes de voisinage et de fermiers, que des trucs comme ça. Les magistrats arrivent, la salle se lève, le président du tribunal déclare : “Les personnes incarcérées passeront en premier. Bousset Bernard, venez à la barre.” Je me suis liquéfié. » « Monsieur, êtes-vous un inverti ? »Le mot résonne encore en lui. « Je ne comprenais pas la question. J’étais un peu con, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. » « Vous avez pris un bain avec un jeune homme mineur. Pourquoi ? » Le prévenu fait rire la salle en expliquant : « Monsieur le président, dans le ballon, y avait pas assez d’eau chaude pour remplir deux fois la baignoire. »
Son compagnon d’une nuit apprend sa condamnation pour vol, tandis que lui écope d’une amende, à laquelle s’ajoute la publication du jugement dans le journal local. « J’étais à la fois soulagé, mais, en même temps, j’avais la trouille. Je me disais : “Mon Dieu, quand mon père et ma famille vont lire ça…” Ils étaient loin, mais j’avais l’impression que la France entière le verrait. On portait sur nos épaules une tare, le poids d’une société qui nous tenait pour des malades, des délinquants, des gens à soigner, des gens à chasser. »
Les nuits du Tout-Paris
Bernard n’a pas conservé l’encart paru dans la presse savoyarde : « Je n’ai gardé que des photos de vacances, que les bons souvenirs. Mais je me souviens que ça disait à peu près : “A été condamné Bousset Bernard, né à Dax le 31 décembre 1941, pour détournement de mineur sur – nom, date de naissance et tout –, à verser la somme de…” Je ne sais plus à combien s’élevait l’amende, mais c’était quand même une belle somme, et comme je ne pouvais pas la demander à mon père, j’en ai parlé à ma patronne, qui était très gentille et m’a avancé l’argent. Mais la publication ressemblait à une deuxième peine, parce qu’elle révélait ce que j’étais. J’avais honte. J’étais une oie blanche et on m’avait sali. »
Bernard s’accroche. Il n’a pas encore 25 ans, l’âge, entre ses deux saisons de travail, de découvrir la capitale avec le fidèle « Gégé ». Paris ! Ils cherchent une chambre à Saint-Germain-des-Prés, à l’époque cœur battant du Paris « homo ». Le Café de Flore est alors le rendez-vous des « folles », comme dira plus tard la chanson de Nicolas Peyrac.
Gérald Nanty, futur mythe du Paris gay, vient de lancer sa première boîte, le Nuage, près de la rue du Dragon. Logés dans un hôtel de la rue Saint-André-des-Arts, les deux provinciaux débarquent dans un monde inconnu. Ils sortent dîner aux Camionneurs, un lieu de rendez-vous homosexuel proche de la place Dauphine. « On ouvre la porte. Silence de mort. Tout le monde lève sa fourchette. Nous avons compris plus tard que c’était simplement parce que deux jeunes garçons pas trop mal entraient dans un restaurant de personnes plus âgées, celles qui avaient les moyens… On nous dévisageait comme des proies.C’était ça aussi, l’époque ! »
Paris reste dangereux pour les hommes qui n’ont pas de gros moyens financiers et veulent rester anonymes, surtout s’ils sont mariés. « On les appelait “les honteuses” », se souvient Bernard. Ils se replient dans les jardins publics, celui de Notre-Dame par exemple, sur les quais, notamment celui d’Austerlitz, ou encore sur des chantiers comme celui des Sablières, en amont de la capitale. Bernard, lui, reste « très sélectif » sur ses rencontres. Son expérience bordelaise l’a marqué ; il a un casier judiciaire, la vue du moindre policier le fait paniquer. « Même maintenant, quand je les vois, je me dis : “Qu’est-ce qui va m’arriver ?” »
Pour rencontrer des gens, il fréquente le Fiacre, rue du Cherche-Midi. Son propriétaire, Louis de Fiacre, une figure de la nuit, reçoit le Tout-Paris au premier étage de son établissement ; du coup, la police ferme les yeux et tolère, au bar du rez-de-chaussée, des hommes moins argentés. « Jean Marais, Jean Cocteau, tous allaient manger là-haut. Après, ils descendaient s’encanailler un peu, rencontrer des garçons et, parfois, partir avec eux. C’était un peu un échange. Au Fiacre, j’ai connu Marcel Carné, qui, en 1974, m’a pris quelques semaines comme assistant pour La Merveilleuse Visite, film qui a fait un four. »
Quand le bar-restaurant ferme, Fabrice Emaer, l’homme qui a racheté le Palace, ouvrira le Sept, rue Saint-Anne, sur la rive droite, où dînent parfois des vedettes comme Yves Saint Laurent et Karl Lagerfeld. « Eux n’étaient pas chassés de leur logement et ne perdaient pas leur travail. C’était le même principe qu’au Fiacre, les riches allaient regarder les autres, souvent plus jeunes. »
Le château de « la Colonelle »
Le seul lieu romantique est un vieux château qui se cache au fond d’un parc, près de Saint-Nom-la-Bretèche, dans les Yvelines. Baptisée La Chevrière, c’est la propriété d’une femme surnommée « la Colonelle ». La légende prétend qu’elle fut l’aide de camp du général de Gaulle, et elle avait donc obtenu une dérogation pour organiser des thés dansants. « Elle était lesbienne et recevait en pantalon militaire, bottes et rosette de la Légion d’honneur sur le corsage, se souvient Bernard Bousset. Chaque dimanche, en début d’après-midi, nous prenions le train à Saint-Lazare, il s’appelait “le train des folles”. On se rendait au château et on s’installait à une table dans la salle de bal. “Voulez-vous danser avec moi ?” Certains faisaient tapisserie toute la journée, d’autres se faisaient inviter, de manière toujours très polie. C’est là-bas que j’ai dansé mon premier slow avec un garçon sur Tous les garçons et les filles de mon âge, de Françoise Hardy. J’avais fait des gardes à vue parce que j’étais pédé et tout à coup, je découvrais quelque chose qui ressemblait au paradis. »
« On n’est plus si nombreux à pouvoir raconter l’avant. »Bernard Bousset a fini de dérouler les trois décennies de sa jeunesse, celles précédant la loi du 4 août 1982 (qui mit fin aux discriminations touchant les homosexuels en autorisant une relation avec un mineur consentant de 15 à 18 ans, comme pour les hétérosexuels), l’histoire des gays de sa génération. « Je ne vous ai pas encore parlé de Philippe ? » Philippe était le compagnon de Bernard, rencontré en 1980 aux Camionneurs, où il avait fini par prendre ses habitudes. « Quatorze années d’amour » jusqu’à sa mort, en 1994, « un an avant la découverte des trithérapies ».
« Philippe est mort du sida. A la campagne, la maison est remplie de ses photos, et, par fidélité, je ne me suis jamais remis en couple. Mon frère, qui avait quitté le séminaire : mort du sida. A part “Gégé la Perruque”, tout le monde est mort du sida. J’ai quelque part une photo, un repas de quatorze personnes, il ne reste que moi. » C’est pour eux, et pour Philippe, qu’en 1984 Bernard Bousset, alors propriétaire d’un sauna rue Montmartre, a créé le SNEG, le Syndicat national des entreprises gaies, afin d’y imposer l’usage des préservatifs, interdits en ces lieux par le gouvernement.
« Est-ce que j’ai été heureux ? Je ne crois pas. Mon adolescence a été un enfer. Comme j’étais fin et efféminé, on disait que c’était forcément moi qui aguichait et provoquait. C’est faux. Je n’y étais pour rien. D’ailleurs, j’ai tout fait pour essayer de me muscler. Adolescent, j’ai acheté en pharmacie des hormones pour essayer d’être, comment dire, moins freluquet. C’est pour ça que depuis je suis devenu comme ça, dit-il, en lorgnant sur ses épaules baraquées. En même temps, peut-être que si j’avais été dans une famille bourgeoise bien élevée, bien éduquée, je serais encore fonctionnaire à la Sécurité sociale et je n’aurais pas autant avancé. Mon malheur m’a donné une force. Mon homosexualité m’a permis d’être où je suis aujourd’hui. »
Il a gagné à la sueur de son front son appartement douillet, moquette en laine blanche, toiles colorées aux murs et fauteuils enveloppants. « J’ai un ami qui s’est jeté sous un train, dans le Var. J’aurais pu. J’ai préféré combattre. Bien sûr que les cicatrices restent, profondément. “BB”, “Brigitte”. Le juge qui lit mon nom. La condamnation dans la presse. Les deux gifles de mon père – une marque indélébile. Ma tante et les “saloperies”, ma grand-mère et les “coqs”… On ne peut pas chasser ces phrases-là de la tête, surtout quand elles viennent de la famille. C’est simple, je suis encore un peu gêné de parler comme maintenant de mon homosexualité, je ne me sens toujours pas normal », s’excuse-t-il en se levant, histoire sans doute de cacher, sur le masque pâle qui le couvre depuis l’enfance, l’émotion ravivée par le récit de ces années « placard ».
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