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dimanche 16 janvier 2022

Parentologie : Corona-parents au bord de la crise de nerfs

Par   Publié le 16 janvier 2022

Finis, les rêves éducatifs des premiers confinements. La persistance du virus a plongé les parents dans un univers pataphysique où les règles et autres protocoles sont invariablement variants. Quand il ne s’agit pas de s’occuper de son enfant contaminé.

Souvenez-vous, c’était il y a presque deux ans. L’annonce du premier confinement. Le « nous sommes en guerre » d’Emmanuel Macron. L’exode massif des Parisiens fuyant les immeubles exigus et la promiscuité. Nous découvrions des mots nouveaux : « skypéro », « cluster », « zoonose », « pangolin », « distanciel »… Nous applaudissions aux balcons. Nous cousions des masques aux couleurs bariolées en écoutant le hit de Soprano A nos héros du quotidien. Pour ceux qui n’étaient pas directement touchés par le virus, pour ceux dont l’emploi n’était pas menacé par la pandémie, pour ceux qui n’ont pas perdu un proche ou un ami auquel ils n’ont pas pu tenir la main, cette rupture dans le continuum des habitudes avait même quelque chose d’exotique. Comme un exil loin de nos propres routines.

Outre la sphère du travail, l’un des domaines les plus fortement chamboulés par cette situation inédite fut celui de la parentalité. Etre parents en temps de pandémie, on s’est vite aperçu que ce n’était pas tout à fait la même chose qu’être parents tout court. L’importance de la prise en charge quotidienne de votre progéniture par des tiers, qui passe le plus souvent sous le radar (tant que ça fonctionne, on oublie cet horizon des possibles offert par la crèche ou l’école), devenait soudain manifeste. Ou, plutôt, c’est son absence qui se faisait criante, alors que l’existence se recentrait soudain autour de la famille nucléaire.

Mais, malgré les difficultés de l’école à distance et la gestion H24 d’une troupe de jeunes particules aimantées par les écrans, beaucoup ont voulu voir dans ce temps de promiscuité forcée une occasion inédite de vivre au plus proche de ses enfants, de partager avec eux des apéros quotidiens, des parties de Uno enfiévrées et des astuces de construction de cabanes à base de vieilles tentures exhumées des placards. On cultivait alors l’entre-soi et le doux rêve d’un retour prochain à une normalité sublimée – le fameux « monde d’après ».

Alerte perpétuelle

Avance rapide. Presque deux ans plus tard, ce romantisme éducatif a laissé la place à un pragmatisme désabusé – « C’est quand que ça finit, ce bordel ? ! », grommelle, dans la file d’attente du centre de dépistage, le corona-parent au bout du rouleau. « Lassé de devoir faire tester ses enfants tous les deux jours, il décide de racheter la pharmacie ! », résume un mème sur les réseaux sociaux. Oui, il faut bien se rendre à l’évidence, cette épreuve de la pandémie qui dure a fini par envahir presque intégralement nos esprits ; et nous a transformés.

On pense, on vit, on planifie désormais tout en fonction des humeurs du « virus », cet ennemi invisible

On ne sait pas vraiment à partir de quand un événement historique finit par devenir central dans la définition de l’identité, mais là, le doute n’est plus vraiment permis : on pense, on vit, on planifie désormais tout en fonction des humeurs du virus, cet ennemi invisible. En conséquence, le corona-parent est un être en alerte perpétuelle, tentant tant bien que mal de surfer sur une réalité aussi incroyablement figée (c’est tous les jours le jour de la marmotte) qu’invariablement variante (le protocole d’hier ne sera certainement pas celui de demain).

Le dimanche, il lui arrive de recevoir dans sa boîte mail ce type de message : « Deux cas de Covid positifs viennent d’être signalés dans les classes d’I et de G. Pour la classe de G, rien à faire, il y avait déjà eu un cas, continuez les autotests pour demain. Pour la classe d’I, même chose. Vous continuez les autotests, car il y avait déjà deux cas. Si vous n’avez pas d’autotests, il faudrait faire un test aujourd’hui ou demain, me prévenir du résultat. Le retour en classe sera conditionné à un test négatif. Vous devrez alors réaliser deux autotests : un mercredi 12 et un mercredi 14 [sic]. Si le test est positif : il faut rester à la maison dix jours. Bon courage et bon dimanche. Le directeur. »

Le corona-parent a résolument basculé dans un univers pataphysique, où il peut d’une main préparer une purée de pommes de terre, d’une oreille écouter les nouvelles directives gouvernementales si incroyablement évolutives (« les enfants, vous mangerez super vite vos sandwichs dans le train, hein ! ») et d’un œil parcourir la notice explicitant la marche à suivre pour effectuer un prélèvement nasal. « Tourner doucement l’écouvillon 5 fois pendant vingt secondes pour collecter les sécrétions dans le nez. » On a parfois envie de hurler : « Mais où est le scénariste de tout ce bazar, que je lui passe une soufflante ? ! »

Un hédonisme des petites choses

Un peu comme un circassien tentant de faire tourner des assiettes chinoises en équilibre précaire, le corona-parent jongle au quotidien avec des impératifs qui s’entrechoquent, se superposent, se contredisent. Lors de cette rentrée où les signes de la contagion sont partout alarmants, le corona-parent (moi, en l’occurrence) fut ainsi sollicité à de nombreuses reprises par d’autres corona-parents pour « partager une galette ».

Cet empressement à célébrer l’Epiphanie et à s’envoyer un shoot de frangipane témoigne d’un tiraillement constitutif de la corona-parentalité : d’un côté, maintenir le flux des liens et des activités qui nous permettent d’exister en tant que société ; de l’autre, faire attention pour éviter la contamination. En bref, continuer à tisser le fil d’une certaine normalité tout en étant perpétuellement confronté à l’anormal.

La galette, donc. Si le corona-parent accorde une telle importance aux petits événements de la vie, ce n’est pas par appétit suicidaire, ni par hasard : c’est simplement que la pandémie lui a soudain révélé la dimension tragique de son existence, lui conférant dès lors une saveur particulière. Le fait de sentir concrètement que rien n’est acquis, y compris le rythme des respirations qui conduit jusqu’au lendemain, l’emmène à apprécier autrement ce qui hier paraissait banal. Le corona-parent est devenu un hédoniste des petites choses, jamais très loin de l’extase, mais toujours à deux doigts de la crise de nerfs.

Le corona-parent, être plastique s’il en est, se mue en auxiliaire de vie, transporte les plateaux-repas dans la chambre où l’enfant vit plus ou moins en quarantaine

Parachevant cet habitus vient parfois le moment où son enfant attrape le Covid-19. Pour ma compagne et moi, c’était la semaine dernière. Notre plus jeune fils a eu mal au crâne, et une grosse fatigue. Depuis, il regarde des dessins animés en boucle en avalant des Doliprane toutes les six heures. « Tu sais, papa, c’est horrible d’avoir le Covid, parce qu’on ne peut pas faire de bisous et de câlins », me dit-il, de sa belle petite voix. Alors que son frère aîné tente par tous les moyens de se faire refourguer le truc pour ne pas aller à l’école, le corona-parent, être plastique s’il en est, se mue en auxiliaire de vie, transporte les plateaux-repas dans la chambre où l’enfant vit plus ou moins en quarantaine, astique l’iPad avec une lingette désinfectante avant d’effectuer une sélection de dessins animés sur Netflix et d’ouvrir en grand les fenêtres. Dans ce monde-là, c’est un peu comme si on recevait, chaque matin, le script d’un nouveau rôle.

On ne sait pas vraiment si ces gesticulations seront utiles, à vrai dire on ne sait pas grand-chose… Le corona-parent vit au jour le jour et s’en remet alors à la providence, en répétant son mantra favori : « Lavez-vous les mains ! » C’est d’ailleurs peut-être ainsi que, d’ici quelques décennies, une fois l’humanité occupée par de nouveaux drames, on reconnaîtra la génération traumatisée des corona-parents. Là où les anciens de 14-18 ou de 39-45 étaient devenus mutiques à force d’avoir vu trop d’horreurs incommunicables, les corona-parents auront peut-être développé, en plus d’un amour pour le gel hydroalcoolique, un insupportable psittacisme prophylactique. « Bon sang, mais lavez-vous les mains ! », répétera alors l’aïeul à ses petits-enfants, interloqués par cette incompréhensible obsession de l’hygiène, parfois doublée d’une inexplicable trouille… des vagues.


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