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© Engin Akyurt/Unsplash
Un Nouvel An de plus avec le virus. Certains, pour sauver ce passage de cap symbolique, ont choisi de taire leur contamination le soir de la Saint-Sylvestre. Un choix qui a peut-être donné lieu à une forte culpabilité de lendemain de la soirée. Mais ces derniers temps, il en faut parfois beaucoup moins pour se sentir coupable : un masque qui a glissé sous le nez en réunion, un oubli de gel hydroalcoolique avant d’aller voir les grands-parents, un auto-test pas vraiment effectué dans les règles de l’art… et voici que la famille entière est contaminée.
Dans les foyers, les scrupules se révèlent quotidiens, ou presque. Mais en réalité, à quoi sert de culpabiliser, d’avoir des regrets ou de se sentir responsable une fois que le mal est fait ? Ces affects liés au Covid ont-ils quelque chose à dire de nous ? Analyse avec Bergson, Sartre et Arendt.
Bergson : le remords, preuve de notre liberté
Selon Bergson, le remords (entendu comme « regret d’une action accomplie ») est intimement lié à notre sentiment de liberté. C’est parce qu’on est individuellement libre d’aller ou non à une soirée, de se faire tester ou non, que l’on ressent potentiellement des remords. C’est à cette occasion que l’on peut se dire : « Si j’avais su, j’aurais agi autrement », rappelle le philosophe dans ses Leçons de psychologie et de métaphysique (1887). À l’inverse, on ne regrette jamais quelque chose pour lequel on a été forcé, ou qui devait nécessairement se passer. Car, nous dit Bergson : « Comment éprouver de la douleur pour une action accomplie et qui ne pouvait pas ne pas s’accomplir ? » La nécessité et l’aliénation nous épargnent les regrets. Quand on n’a pas le choix, on ne regrette pas : c’est aussi simple que cela. À l’inverse, le remords, même le plus infime et le plus quotidien, nous renvoie impérieusement à notre condition d’être libre.
Sartre : la culpabilité, preuve de l’existence d’autrui
Se sentir coupable, ce n’est pas seulement un rapport entre soi et soi : c’est aussi reconnaître l’existence d’autrui. À ce titre, la culpabilité de contaminer quelqu’un – ou même parfois simplement de le transformer en « cas contact » – prouve que nous avons conscience de ne pas être seul au monde. « C’est en face de l’autre que je suis coupable », écrit Sartre dans L’Être et le Néant (1943). La culpabilité est donc une manière d’attester l’existence du monde, de me prouver chaque jour intimement et moralement que mes gestes n’appartiennent pas qu’à moi, qu’ils peuvent avoir une incidence sur autrui. « Quels que soient nos actes, en effet, poursuit Sartre, c’est dans un monde où il y a déjà l’autre et où je suis de trop par rapport à l’autre, que nous les accomplissons. » La culpabilité nous apprend donc à nous décentrer, en nous mettant face à nos semblables : elle est en ce sens un affect profondément social.
Arendt : la responsabilité, preuve de l’existence d’une citoyenneté politique
Nous ne sommes pas individuellement responsables de l’arrivée du virus. Pourquoi, dans ce cas, devons-nous « prendre nos responsabilités » face à cette crise ? La conférence de Hannah Arendt sur la responsabilité (publiée de manière posthume dans Responsabilité et Jugement, Payot, 2003) nous offre un élément de réponse. Elle y souligne « qu’il existe quelque chose comme la responsabilité pour des choses qu’on n’a pas accomplies ». C’est cette forme de responsabilité qui est mobilisée lors des crises telles que celle que nous connaissons actuellement. Comment distinguer cette responsabilité collective de la culpabilité personnelle ? Cette dernière « est toujours strictement personnelle » et « renvoie à un acte », selon Arendt. Or, nous n’avons pas à être coupables individuellement de ce que nous n’avons pas commis.
Dans le contexte actuel, nous pouvons donc considérer que nous ne sommes pas coupables, mais responsables de l’épidémie. Une manière de bien différencier ce qui relève des processus de culpabilisation des individus, à l’échelle personnelle, de ce qui renvoie à une volonté de responsabiliser l’ensemble des citoyens, en tant que groupe, pour qu’ils agissent individuellement en conséquence (se faire vacciner, respecter les gestes barrières, etc.). Là où la culpabilisation nous pousse à nous flageller, à nous accuser les uns les autres et à nous morfondre sans agir, la responsabilisation renvoie l’ensemble des citoyens à leur pouvoir d’action.
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