Installée en mars 2021, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants a entamé depuis octobre un tour de France pour rencontrer les victimes. Elle devrait rendre ses premières recommandations mi-mars.
Lors de la réunion publique de la Ciivise, à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, le 11 janvier 2022. AIMEE THIRION POUR « LE MONDE »
Elle a attendu que la réunion touche à sa fin. Manteau rose, masque rose, elle a d’abord écouté attentivement, pendant plus d’une heure et demie, les interventions de celles et ceux réunis, ce mardi 11 janvier, dans le grand amphithéâtre de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille à l’invitation de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). « Qui veut prendre la parole ? », interroge Edouard Durand, magistrat, qui copréside l’instance avec Nathalie Mathieu, directrice générale de l’association Docteurs Bru et de sa structure d’accueil pour jeunes filles victimes d’inceste.
La main de la dame en rose se lève. Mais, paniquée tout à coup, elle se tourne vers sa fille, assise à ses côtés : « Je vais pas y arriver… »Elle saisit pourtant le micro, et les mots sortent, entrecoupés de silences. « Je suis venue ici pour témoigner… Pour dire que quand on vit un viol quand on est jeune… ça va avoir des répercussions pour toute la vie, alors la protection est très importante. » Sa main tremble un peu, mais elle poursuit vaillamment : « J’ai 54 ans, et j’ai eu une amnésie traumatique pendant quarante-cinq ans. Je viens de découvrir que… que j’ai été abusée par mon père de 3 à 10, 11 ans. Pour vous dire quel enfer je vis depuis trois ans, je suis devenue agoraphobe, je ne savais plus sortir de chez moi tellement j’avais peur. »
Un sanglot, et elle conclut : « Donc c’est une super victoire aujourd’hui et un symbole très grand, parce que je viens d’assez loin. Et c’est la première fois que je fais un trajet aussi important, que je m’éloigne de mon domicile… Parce que c’est ça qui me fait peur. Accompagnée de ma fille, on a pu faire le trajet pour venir jusqu’ici… alors merci. » Des applaudissements accompagnent ces dernières paroles, tandis que mère et fille s’enlacent, en larmes.
Un gouffre depuis l’enfance
Nantes, Bordeaux, Avignon, Lille… Depuis qu’elle a entrepris, le 20 octobre, de se rendre à la rencontre des victimes d’inceste et de violences sexuelles une fois par mois, la Ciivise est confrontée à ces récits douloureux, exposés sans fard lors de ces réunions publiques. C’est à partir de ces témoignages, mais aussi de ceux reçus par le biais de son site Internet et des lignes d’écoute – 0-805-802-804 pour la métropole et le 0-800-100-811 depuis l’outre-mer –, que la commission, installée en mars 2021, a pour mission d’élaborer des recommandations de politiques publiques.
A chaque étape de ce tour de France, qui s’arrêtera le 16 février à Paris, c’est le même rituel. Les deux coprésidents et le secrétaire général, Benoît Legrand, accompagnés d’un représentant de la direction générale de la cohésion sociale et parfois de la militante féministe Ernestine Ronai, membre de la Ciivise, sont installés face au public. Derrière eux, les coordonnées de la commission sont projetées sur un mur. Après une brève introduction, le micro circule dans la salle pendant deux heures. Dans chaque ville, plusieurs dizaines de personnes – dans l’immense majorité des femmes – font le déplacement ; victimes ou proches de victimes, professionnels concernés par le sujet, elles partagent leur vécu, exposent quelquefois des pistes d’amélioration.
Lors de la réunion publique de la CIIVISE à l’École supérieur de journalisme de Lille, le 11 janvier 2022. AIMEE THIRION POUR « LE MONDE »
Les participantes ont tous les âges, sont issues de tous les milieux sociaux. Certaines viennent accompagnées, comme la dame en rose. Beaucoup sont seules. Pendant ces quelques heures suspendues, chacune dit à sa façon le gouffre dans lequel elle se retrouve plongée depuis l’enfance. Et leurs histoires individuelles constituent, au fil des rencontres, non seulement un récit collectif sur l’inceste mais aussi un rappel sans concession des manquements de la société à leur égard. Manquements qui s’inscrivent dans ce que la militante féministe Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), qui gère la ligne d’écoute de la Ciivise, désigne sous le terme de « la conspiration des oreilles bouchées », du nom d’un film réalisé par Carole Roussopoulos pour le CFCV en 1988. Elle commence par la famille, premier cercle à être confronté aux révélations.
A Lille, une jeune fille le dit très simplement. La vingtaine tout au plus, elle est vêtue d’une robe couleur crème, avec des motifs marron sur le buste, qui rappellent la couleur de sa chevelure. Un ton monocorde. Se présentant comme « victime de violences sexuelles » par un des frères à 8 ans, elle se souvient que ses parents l’ont appris, « je ne sais plus comment », mais « en fait, rien ne s’est passé ». Quelques années plus tard, à 14 ans, elle est une nouvelle fois violée, cette fois-ci par un voisin. « Ça, mes parents ne l’ont su qu’il y a trois mois, parce que je ne voyais pas bien l’intérêt de le leur dire, vu qu’ils n’avaient rien fait par rapport à mon frère. »
« Remettre les choses dans l’ordre »
Le temps a passé, elle a quitté le domicile familial pour faire ses études et elle s’étonne presque : « Je parle à mon frère comme s’il ne s’était rien passé, tout le monde fait semblant. » Pourtant, « aujourd’hui je suis en colère contre mes parents », reconnaît-elle. « Ça s’est réveillé il y a trois, quatre mois, avant je voyais pas la gravité de tout ça », malgré « des angoisses » et « un état dépressif ». Elle tient à préciser, et c’est comme une justification : « Mon but n’est pas qu’il soit puni, mais que les choses soient posées à plat. »
A Nantes, une autre femme l’avait formulé un peu différemment : « Il faut remettre les choses dans l’ordre. » La question taraude aussi une femme d’un certain âge, aux cheveux gris coupés court, assise dans les premiers rangs à l’université d’Avignon, où la commission a fait une halte, le 14 décembre. « Que pouvez-vous dire de la famille ? », interroge-t-elle en prenant la parole la première. Veste sombre, voix forte, elle poursuit avec des propos qui provoquent dans la salle des murmures de désapprobation : « Etre violée, ce n’est pas grave, mais le déni de la famille… » Elle voudrait comprendre. Violée par « le mari de [sa] mère », entre ses 6 et 18 ans, elle s’est confiée l’année suivante à sa grand-mère qui l’avait élevée, sans effet. « Après je suis allée en psychiatrie, j’ai fait deux tentatives de suicide. Je l’ai dit à 22 ans à mon frère, et j’ai appris le 4 août de cette année qu’il l’avait dit à l’époque à ma mère, égrène-t-elle. Et ma mère, ma grand-mère m’ont dit que j’étais menteuse, folle, que je voulais me faire remarquer. » Sa voix se brise, l’émotion l’envahit. Et on ressent très fort à quel point la non-assistance reçue par la jeune fille qu’elle fut continue de tourmenter, des décennies plus tard, l’adulte qu’elle est devenue.
Lors de la réunion publique de la CIIVISE à l’École supérieur de journalisme de Lille, le 11 janvier 2022. AIMEE THIRION POUR « LE MONDE »
Déni familial et abandon des institutions
Un rang plus loin, le psychiatre Olivier Fossard, chef du service psychiatrique de l’hôpital de Montfavet d’Avignon qu’ont visité un peu plus tôt dans la journée les membres de la Ciivise, esquisse une réponse. « C’est compliqué pour les familles, c’est une alternative entre dénoncer et faire éclater la famille. » L’anthropologue Dorothée Dussy, qui s’est intéressée dans sa thèse aux rapports de domination à l’œuvre dans l’inceste, explore cette réalité dans son ouvrage Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste (réédité en 2021 chez Pocket) : la plupart du temps, les autres membres de la famille choisissent de faire corps autour de l’agresseur. Ce sacrifice de la victime par ses proches rend particulièrement difficile par la suite ses tentatives de réparation.
D’autant plus quand les institutions, censées être protectrices, prennent le relais et prolongent le déni familial, ce qu’attestent aussi de nombreux témoignages. « A 60 ans passés, j’ai décidé d’aller porter plainte à la brigade des mineurs », raconte à Lille une dame qui porte un masque FFP2 et un foulard grenat. « J’ai été victime à l’âge de 12 ans d’un viol d’un cousin, je suis sortie du déni après une longue amnésie traumatique, bien au-delà de 50 ans passés, complète-t-elle sans s’épancher davantage. Il y avait prescription évidemment, mais je me suis dit, il a peut-être continué sa carrière, est-ce que tu n’as pas honte de ne rien faire ? »
Reçue par « un officier de police judiciaire très gentil, très sympathique », elle se dit cependant « sidérée » qu’il « n’ait eu de cesse de [la] convaincre que c’était complètement inutile de penser porter plainte, et que, surtout, les prédateurs à répétition, il y en avait très peu. » A ces mots, Ernestine Ronai tient à rappeler que « c’est exactement le contraire de la réalité. Parce qu’on sait que les prédateurs continuent jusqu’à se faire prendre. Et une des façons, notamment dans le cadre des prescriptions, de quand même arriver à ce que l’agresseur soit condamné, c’est précisément de faire appel aux témoignages de personnes pour qui il y a prescription, pour que d’autres puissent se manifester. » Il n’empêche que 70 % des plaintes pour violences sexuelles concernant des enfants font l’objet d’un classement sans suite, relève la commission, qui va tenter de comprendre les raisons de ce taux très important.
Autre dysfonctionnement majeur, maintes fois évoqué lors de ces réunions publiques : le sort réservé à de nombreuses mères, mises en cause pour avoir dénoncé des faits d’inceste sur leur enfant. Dans le public, elles sont chaque fois nombreuses à témoigner de l’implacable engrenage qui s’est mis en branle dès qu’elles ont tenté de faire entendre auprès de la justice les accusations de leurs enfants. On les reconnaît au dossier épais qu’elles déposent devant elles, et qui contient tous les actes de procédure de leur descente aux enfers. A Avignon, une de ces « mères en lutte » a choisi de lire la lettre de sa fille, Rose. Il est question d’ogre, de fée protectrice et de loi de la forêt. La lecture se termine, là encore, dans un sanglot.
« On nous a réduites au silence »
Nathalie Mathieu (droite) et Edouard Durand, coprésidents de la Comission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), et Ernestie Ronai, responsable du 1er observatoire des violences envers les femmes, à l’occasion de la réunion publique de la CIIVISE à l’École supérieur de journalisme de Lille, le 11 janvier 2022. AIMEE THIRION POUR « LE MONDE »
C’est à elles, ces « mères protectrices » que la Ciivise a consacré son premier avis, paru en octobre 2021. Accusées par la justice et les services de protection de l’enfance d’être des mères « aliénantes », certaines vont jusqu’à perdre la garde de leur enfant, lequel est même parfois placé au domicile du père mis en cause. « Le jour de ses 4 ans, la garde de ma fille m’a été retirée », expose calmement l’une d’elles, à Bordeaux. Toutes ses tentatives pour faire reconnaître le danger encouru par son enfant, qui a pourtant accusé clairement son père, ont été vaines ; « aujourd’hui je la vois deux week-ends par mois et la moitié des vacances scolaires ».
« Ma fille aujourd’hui ne souhaite plus parler, parce que, quand elle a parlé, on ne l’a pas crue et surtout on l’a ramenée vers son agresseur. » Elle termine dans un souffle : « Quelle mère, ou quel père d’ailleurs, pourrait entendre ce que j’entends sans dénoncer ? Là, ma fille et moi on nous a réduites au silence (…) au tribunal pour enfants, on m’a dit que si je ramenais ma fille chez le médecin ou si je reportais plainte, on m’enlevait l’autorité parentale. Alors je choisis quoi, moi, entre la peste et le choléra ? »
Il y a de la colère chez certaines, et surtout une grande solitude. Une fois l’acte dénoncé – et souvent nié –, vers qui se tourner ? L’accès à des soins adaptés, indispensables pour faire face aux lourdes séquelles laissées par les violences, est là encore un parcours de combattante. « Tout m’est revenu quand j’ai été enceinte de mon premier enfant », explique à Lille une femme brune, la petite cinquantaine. « Pour sortir de la victimisation dans laquelle on reste malgré tout toute notre vie, je me suis adressée à des professionnels de santé. » Nouveau choc : le médecin auquel elle confie son souhait de déposer plainte la décourage, au motif que la vie de son frère – son agresseur – risquerait d’être détruite… Depuis, c’est en s’informant sur Internet qu’elle a trouvé quelques réponses à ses maux. « Dissociation, amnésie traumatique… Pourquoi toutes ces choses-là on doit les chercher soi-même ?, interroge-t-elle, en saluant les travaux de la psychiatre Muriel Salmona. Il y a urgence que les professionnels soient formés. »
Chez toutes celles et ceux qui participent à ces moments de catharsis collective, les travaux de la Ciivise suscitent un immense espoir. La commission draine aussi son lot d’interrogations. « Qu’allez-vous faire de tout cela ? », lance l’une, presque malicieuse, après un énième témoignage de trajectoire brisée. « Aujourd’hui, je survis chaque jour, vraiment », résume à Nantes, une femme de 41 ans, agressée sexuellement par son père adoptif quand elle était mineure. « Comment pouvez-vous nous aider, et aider les enfants ? »« Vous pouvez compter sur nous. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour œuvrer à une meilleure protection », leur répond inlassablement Edouard Durand. Les recommandations à mi-parcours de la commission, dont la mission est censée durer deux ans, sont attendues en mars.
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